
Le jeudi 8 septembre 1898, dans sa maison de Valvins, près de Fontainebleau, Mallarmé – il souffrait de la gorge, depuis plusieurs jours – est pris d’une crise d’étouffement : un spasme du larynx provoque un commencement d’asphyxie. Marie son épouse et Geneviève sa fille, alertées par les râles du poète, sont accourues. Mallarmé comprend que sa vie est en danger. En fin d’après-midi, seul dans sa chambre, il rédige une vingtaine de lignes – son testament littéraire – ainsi présentées :
« Recommandations quant à mes papiers (pour quand le liront mes chéries). » Ces « chéries » sont Marie et Geneviève, dite « Vève ». Il leur demande de brûler toutes ses notes en invoquant les raisons suivantes : «Il n’y a pas là d’héritage littéraire, mes pauvres enfants.
Ne soumettez même pas à l’appréciation de quelqu’un : ou refusez toute ingérence curieuse ou amicale. Dites qu’on n’y distinguerait rien, c’est vrai du reste, et, vous, mes pauvres prostrées, les seuls êtres au monde capables à ce point de respecter toute une vie d’artiste sincère, croyez que ce devait être très beau… »
Voici tout Mallarmé, tel qu’en lui-même l’éternité va le changer, révélé en quelques lignes : fatalisme et orgueil suprême, méfiance et compassion, tentation du néant et besoin d’absolu. Mallarmé préfère garder pour lui ses songes intacts.
La chaude nuit du 8 au 9 septembre est nuit d’insomnie ; sa dernière. Au matin, Mallarmé sent revenir ses forces. Il veut sortir. A son médecin venu le voir, il parle en plaisantant. Soudain un spasme semblable à celui de la veille le secoue. Mallarmé s’effondre, mort. Il est 11 heures. « Le Livre », le « Grand Œuvre » dont le poète a rêvé toute sa vie, va rester à l’état d’ébauche. «L’artiste sincère » devient le propre héros de sa geste commencée dans le doute et la folle ambition d’une pensée qui se pense, comme il disait, et qui se laisse envahir par la «plénitude de l’univers ». Ainsi, la notion d’éternité, notait Henri Mondor, arrive à être « distendue – et peut «perdre sa fonction normale ».
En 1864, quand les habitants de Tournon, sous-préfecture de l’Ardèche, voient passer, en route pour le lycée impérial, le jeune professeur Mallarmé – alors âgé de vingt-deux ans -, ils ne se doutent pas une seconde que celui-ci est aux prises avec ce que Baudelaire, son maître, appelait « l’exigence dévastatrice de l’absolu ». Ils n’imaginent pas davantage que ce petit professeur d’anglais risque à tout instant de voir ses forces et sa raison le quitter. Cette Hérodiade qu’il n’achèvera jamais, il en parle déjà dans ses lettres de Tournon adressées à Henri Cazalis, celle-ci en particulier, datée d’octobre 1864 : «J’ai enfin commencé mon « Hérodiade ». Avec terreur, car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle que je pourrais définir en ces deux mots : peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit. » Cette formule connaîtra une grande fortune ; elle résume l’art poétique de Mallarmé.
Cependant, à l’enthousiasme viennent toujours répondre le doute et le découragement. Au même Henri Cazalis, Mallarmé, trois mois plus tard, écrit : «J’ai le dégoût de moi : je recule devant les glaces en voyant ma face dégradée et éteinte, et pleure quand je me sens vide et ne puis jeter un mot sur mon papier implacablement blanc. Etre un vieillard fini, à vingt-trois ans, alors que tous ceux qu’on aime vivent dans la lumière et les fleurs, à l’âge des chefs-d’œuvre. »
Tel est Mallarmé à vingt-trois ans. Tel sera Mallarmé à cinquante-six ans, le jour de sa mort : habité par un projet de démiurge et prêt à succomber à tous les découragements.
Entre le lycée de Tournon où il commence sa carrière de professeur et la maison de Valvins où s’achève sa vie, trente-cinq années auront fait de lui, non seulement le prince des poètes (il succède dans cette dignité à Verlaine), mais le père de la modernité poétique, le plus parisien et le plus mondain des grands créateurs du XIXe siècle, sans jamais lui ôter ce goût de la simplicité, de la solitude peuplée, de la gentillesse, de l’humour et de la générosité : songeons aux efforts qui furent les siens pour aider ses amis les peintres impressionnistes, qui étaient loin d’avoir acquis droit de cité dans les années 1890-1895. Autre contraste, ou paradoxe mallarméen : ce goût de la vie, des plaisirs, de la mode, des belles choses confronté à cette attirance de la mort, compagne familière de toute une vie.
« Pour un tombeau d’Anatole » restera à l’état d’ébauche
Certains critiques ont fait allusion à son « obsession sépulcrale ». Il a cinq ans lorsque sa mère meurt. Sa sœur Maria disparaît à l’âge de treize ans. Mais le plus fort traumatisme est la mort de son fils Anatole, le 8 octobre 1879 – il a huit ans à peine. Mallarmé ne s’en remettra jamais. Il tentera en vain d’écrire Pour un tombeau d’Anatole, qui restera à l’état d’ébauche (soixante et une pages dans l’édition de la Pléiade établie par Bertrand Marchal). Et puis survient sa propre mort prématurée, après des années de maladies : grippes, bronchites, crises de rhumatisme, pour lesquelles, d’ailleurs, il obtient de nombreuses mises en congé d’enseignement. Ecoutons Jean-Paul Sartre s’exprimer sur le sujet : « Un poète de cinquante-six ans qui meurt au moment où il a conquis peu à peu tous ses moyens et où il se dispose à commencer son œuvre : c’est la tragédie même de l’homme. La mort de Mallarmé est une mystification mémorable. »
On a évoqué aussi la folie de Mallarmé. En 1866, dans une longue lettre à Cazalis, lui-même dit comment, en creusant le vers, il a rencontré deux abîmes qui le désespèrent, dont l’un est le Néant et l’autre le vide de sa poitrine («Je ne vais vraiment pas bien »). Ce constat va le conduire à « voir le Rêve dans sa nudité idéale » et – Bertrand Marchal le cite dans son introduction – va lui faire écrire à François Coppée en 1868 : « Arrivé à la vision horrible d’une œuvre pure, j’ai presque perdu la raison et le sens des paroles les plus familières. »
Une remarque dans le Journal de Jules Renard me trouble : « Mallarmé écrit avec intelligence comme un fou. » «Eût-il été plus sensé qu’il eût laissé une œuvre quelconque » : tel est le verdict de Cioran. » Tout homme a un secret à lui. Beaucoup meurent sans l’avoir trouvé et ne le trouveront pas parce que, morts, il n’existera plus ni eux», écrivait le poète à Théodore Aubanel en 1866. De quel poids « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » ont-ils pesé dans la courte existence de Mallarmé qui, à vingt-trois ans, se plaignait d’être un vieillard ?
Images trompeuses d’un bonheur paisible
On l’imagine, on le voit naviguant sur sa yole, seul ou accompagné, puis, de retour à la maison, s’affairant au jardin. Sécateur à la main, il taille ses arbustes, ses rosiers, parcourt les allées parmi les dahlias, les pivoines et les pois de senteur, frôle un mur où s’agrippe une treille : images trompeuses d’un bonheur paisible qui échappera souvent à ce jardinier d’occasion. Yves Bonnefoy traduit cela dans sa préface à l’édition des Vers de circonstance (Poésie/Gallimard, édition de Bertrand Marchal, 1996) : « Ce rêve d’un univers néobucolique où pourrait venir travailler Virgile… », à propos d’un poème en prose intitulé leNénuphar blanc, dont je reparlerai plus loin. En vérité, Mallarmé vit autre chose. Sartre et Blanchot l’avaient compris. Dans Situations IX, Sartre écrit : «Je vous parle de lui [Mallarmé] pour vous indiquer que la Littérature pure est un rêve. Si la littérature n ‘est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine. » Ailleurs, il expliquera sa fascination pour le drame ontologique vécu par le poète, l’angoisse métaphysique qui fut la sienne tout au long de sa vie. La citation à venir de Sartre englobe l’extrait donné par Bertrand Marchal dans son introduction ; il fait allusion à « celui qui s’est le plus tôt et le plus durablement identifié à la destinée de la poésie moderne, une destinée qu’il a vécue comme une aventure intellectuelle et spirituelle hors du commun et qui a fait de « ce petit homme féminin », de ce modeste professeur d’anglais passablement chahuté un pur héros de l’esprit, un chercheur d’absolu… ». Voici la citation complète de Sartre : « Héros, prophète, mage ou magicien, ce petit homme féminin, discret, peu porté sur les femmes mérite de mourir au seuil de notre siècle : il l’annonce. Plus et mieux que Nietzsche, il a vécu la mort de Dieu ; bien avant Camus, il a senti que le suicide est la question originelle que l’homme doit se poser. » Blanchot lançait en écho : « Qui creuse le vers meurt, rencontre sa mort comme abîme. » Ainsi l’Art devient-il « le silence du monde ».
Je reviens au Nénuphar blanc, texte qu’on trouvera sous la rubrique « Poèmes en prose » dans la présente édition de la Pléiade à la page 428 (1). Je partage l’opinion d’Yves Bonnefoy : il est l’un des plus magnifiques de Mallarmé, écrit dans ce moment décisif où il entreprit ses Vers de circonstance. Bonnefoy fait une pertinente analyse de ces pages au parfum nervalien qui commencent ainsi : « J »avais beaucoup ramé. » Voici la yole échouée près d’un parc où se cache une « inconnue à saluer ». La chère ombre se dérobe-t-elle au « maraudeur aquatique », celui-ci emportera en guise de trophée « l’un de ces magiques nénuphars clos […] enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n’aura pas lieu ». Et Bonnefoy de conclure : « Mallarmé, en déramant peu à peu, sans bruit sur l’eau ni écume, va accomplir l’acte fondamental de sa poétique majeure : rompre avec l’être fini, qui retient à l’existence ordinaire, pour, par la voie des rapports de beauté nés de tout le lieu alentour, reconstruire non tant une figure idéale que le réel entier devenu grand calice clair, « creuse blancheur », le rien mais comme splendeur. »
La plus parfaite illustration du « rien comme splendeur » pourrait bien être le « sonnet allégorique de lui-même » avec son « aboli bibelot d’inanité sonore », ce ptyx, mot inventé par Mallarmé pour rimer avec Styx : il est la figure même d’un « sonnet nul », mis en abyme « avec ce seul objet dont le Néant s’honore ».
Jean Orizet
Source : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2016/11/fbd937338a861b00d6bfd1339f6d4933.pdf
Jean Orizet, né le 5 mars 1937 à Marseille, est un poète et un prosateur français dont l’œuvre s’inscrit dans la lignée des écrivains voyageurs et humanistes.
Cofondateur à Paris de la revue Poésie 1 en 1969 et des éditions du Cherche midi en 1975, Orizet effectue également des missions pour les services culturels du ministère des Affaires étrangères et pour l’Alliance française.
Traduite en plus de vingt langues, son œuvre est couronnée par de nombreux prix. Il est membre de l’académie Mallarmé, de l’association internationale de la critique littéraire et président d’honneur du PEN club français. On lui doit l’invention du concept d’« entretemps » qui sous-tend l’ensemble de ses écrits.
En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Orizet
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