Valvins n’était pas inconnu à Misia car son père y possédait une grande villa et que son ami Mallarmé y passait ses étés. Elle s’y installa avec son premier mari Thadée Natanson, le fondateur de la Revue Blanche, une revue littéraire et artistique, de sensibilité anarchique, à laquelle collaborèrent les plus grands écrivains de l’époque.
Ce fut une période magique dans la vie de Misia. En tant que femme mariée possédant sa propre maison de campagne, elle était en mesure de savourer les plaisirs juvéniles, la vie sans contrainte qu’elle aimait tant : celle d’une artiste parmi les artistes. La Grangette devint rapidement l’annexe estivale de la Revue Blanche. Elle déclara : « mais j’avais fait un tri et invité surtout ceux que choisissait mon cœur : Vuillard et Bonnard s’étaient installés chez moi une fois pour toutes et Toulouse-Lautrec venait régulièrement du samedi au mardi. »

Les artistes peignaient tout ce qui attirait leur regard : La Grangette, le jardin, la maison de Mallarmé, la Seine sillonnée de bateaux. Ils se peignaient aussi mutuellement, mais par-dessus tout, ils peignaient Misia : Misia en train de coudre, Misia se promenant dans les champs, Misia au piano. Elle était leur muse campagnarde. Les semaines passaient comme l’éclair en pique-niques et en réceptions, en séance de théâtre amateur et en jeux de salon, en promenade à bicyclette ou en voilier sur le fleuve, en festins accompagnés de musique, de conversation et de rires.

De nombreux amis habitaient la campagne aux environs de Fontainebleau. Outre les Mallarmé, il y avait les Bourges, les Redon, les Mirbeau et les Poniatowski, – qui se rendaient constamment visite les uns les autres. Les amis arrivant de Paris par le train étaient accueillis par les Natanson dans leur voiture, l’intrépide Misia tenant les rênes. Parfois lorsque le soleil brillait, Misia venait les chercher en bicyclette et les ramenait jusqu’ à La Grangette par les sentiers de la forêt. Des fenêtres de son rustique atelier où elle avait installé son piano, Misia apercevait le pont qui enjambait le fleuve et l’élégante petite yole de Mallarmé qui dansait sur les flots.

Henri Mondor en fait allusion dans sa biographie sur Mallarmé :
« Parmi les fidèles de Valvins, il y a une très jeune femme que Mallarmé emmène parfois sur un canot. Il lui explique des choses merveilleuses; il nomme les constellations, rêve de jolis vocables assemblés comme elles. Chaque mot pour lui éveille un monde d’images dont il fait voir quelques unes à la jeune personne. Celle-ci comprend, découvre une vérité supérieure, rentre, ivre du maître. « Qu’a-t-il dit? »…. Elle ne sait plus rien. Elle croyait être… comme la jeune fille aveugle du conte d’Andersen qui tient dans sa main fermée un peu de poussière de la pierre des sages; quand elle ouvre la main devant le livre où sont écrits les grands mystères du monde, une lumière éblouissante tombe sur la page, tout devient clair… Loin du sorcier, l’apprenti ne sait plus rien. »
En échange des histoires qui lui contait Mallarmé, Misia, les sourcils froncés d’application, lui jouait Beethoven et Schubert. De la pièce faiblement éclairée sous les poutres, le poète contemplait le fleuve qui coulait vers la mer. Puis, allumant sa pipe, il sombrait dans une profonde rêverie, « un homme », selon son expression, « au rêve habitué ». Jamais Misia n’avait eu auditeur plus sensible.
Tandis que la phrase musicale naissait, respirait, prenait forme, s’affirmait dans ce silence dont la qualité singulière procédait de sa présence, une fragile et si étroite communion émotive nous unissait que le rythme de sa pensée montait à mes lèvres :
… Et dans le soir tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.
Ces vers extraits d’Apparition de Mallarmé, qu’elle se chuchotait en jouant, semblaient à Misia « des mots ciselés dans mille pierres précieuses dont les facettes brusquement m’éblouissaient, m’aveuglaient si merveilleusement que mes yeux s’embuaient de larmes. A bout de force, je sentais la musique s’éteindre et mourir sous mes doigts ».
Mallarmé avait l’habitude de donner aux dames qu’il admirait particulièrement des éventails en papier japonais sur lesquels il avait écrit des poèmes en forme de Haïku. Chaque année pour le jour de l’an, Misia recevait un pâté de foie gras et un éventail. Le seul qui ait survécu porte ces vers charmants célébrant le jeu tempétueux de Misia :
Aile que du papier reploie
Bats toute si t’initia
Naguère à l’orage et la joie
De son piano Misia.
Extraits du livre « Misia » de Gold et Fizdale (p.75 à 80)

Papier japonais décoré
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