
- I. Mallarmé s’installe à Paris (1872 – 1873)
- Annabel Lee – Edgar Poe
- Le Passant, comédie en un acte, en vers de François Coppée
- Théodore de Banville, 1897 – Mallarmé –
- Le cloches – Edgar Poe
- Les rythmes – Léon Dierx
- La mort d’une libellule – Anatole France
- L’art – Théophile Gautier
- L’Invitation au Voyage – Baudelaire
- Chanson du Pâté – Cabaner
- I. Effarement – Charles Cros
- Ecoute du Igitur de Serge Chambon
- Projection de tableaux de Manet et commentaires
- Toast funèbre – Mallarmé
- Voir aussi
I. Mallarmé s’installe à Paris (1872 – 1873)
Résumé des chapitres du livre de Jean-Luc Steinmetz « Stéphane Mallarmé, l’absolu au jour le jour » :
Chapitre X. Intermède historique (1871)
Chapitre XI. Le Paris des artistes (1872 – 1873)
Textes et poèmes lus au cours de cette présentation :
(seul un premier choix de poème a été reporté ici)
– Edgar Poe : Annabel Lee, Les Cloches
– François Coppée : Le Passant, comédie en un acte, en vers.
– Léon Dierx : Les Rythmes
– Anatole France : La mort d’une libellule
– Baudelaire : l’Invitation au voyage
– Cabaner : Chanson du Pâté
– Charles Cros : Effarement
Poèmes et textes de Mallarmé :
– Théodore de Banville (Divagations)
– Igitur
– Le tombeau de Théophile Gautier, 1873
Le 29 mai 1871, Mallarmé quitte Avignon pour Paris, exalté de pouvoir vivre enfin près de ceux qui font la littérature nouvelle. Il s’installe au 4 cité Trévise dans le 9e arrondissement, chez les Mendès. Leconte de Lisle, informant Heredia, rend compte en termes ironiques de la visite que vient de lui faire le nouveau Parisien : « Arrivée de Stéphane Mallarmé, plus doux, plus poli, et plus insensé que jamais avec de la prose et des vers absolument inintelligibles, une femme et deux enfants, dont un non encore venu au monde, et pas un centime. »
Après un voyage en Angleterre dans le but d’envoyer une vingtaine d’articles à quatre journaux de renom, il revient à nouveau à Paris, aux abois, et loge à l’hôtel des Etranger, rue Vivienne. C’est alors qu’il apprend qu’il est purement réintégré dans son ancien poste de professeur à Avignon. Tous ses efforts tentés pendant des mois pour réussir à vivre à Paris avaient donc été inefficaces. Au dernier moment, toutefois, et comme par miracle, il obtient un poste de professeur d’anglais à Paris. Ainsi prenaient fin de longs jours d’angoisse, il allait pouvoir fréquenter à loisir ses amis les poètes, tenter sa chance, lui aussi. On publierait ses livres, on jouerait ses pièces. Un jour il pourrait même abandonner l’ennuyeux râtelier universitaire.
Mallarmé emménage alors au 29, rue de Moscou, au quatrième étage dans un appartement de quatre pièces. Il à dû ressentir alors le nouveau cours qu’empruntait sa vie. Régénéré par cette rupture avec la vie si ennuyeuse et stérile de la province, il porte en lui le grand espoir que l’oeuvre qu’il a rêvée va prendre forme enfin, et, pour quelques amateurs de beauté, briller de toute son évidence.
Désormais Parisien, le professeur Mallarmé, malgré ses ambitions littéraires, n’en doit pas moins poursuivre son noble labeur de linguiste, écartelé par une présence simultanée dans les deux lycées voisins de la place du Havre et du Luxembourg.
Séduit par l’art quotidien dont il a appris à apprécier de superbes échantillons lors de l’exposition internationale de Londres, Mallarmé médite bientôt de créer une belle et luxueuse gazette mensuelle, l’Art décoratif. Il n’est plus un solitaire mais un homme attentif aux spectacles de la vie moderne. A cette occasion sans doute naissent de nouvelles amitiés, comme celle qui va l’attacher à Philippe Burty, critique d’art collectionneur et amateur d’art japonais.
Il présenta à la Revue Littéraire et Artistique plusieurs traductions des poèmes de Poe, que depuis son adolescence il n’a cessé d’affiner. Pour Annie, Eulalie, à Hélène, Annabel Lee, pour la première fois peut-être transposés en langue française, font entendre leur résonnance, nuptiale ou funèbre.
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Annabel Lee – Edgar Poe
il y a mainte et mainte année, dans un royaume près de la mer, vivait une jeune fille, que vous pouvez connaître par son nom d’Annabel Lee, et cette jeune fille ne vivait avec aucune autre pensée que d’aimer et d’être aimée de moi.
J’étais un enfant, et elle était un enfant, dans ce royaume près de la mer ; mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que de l’amour, — moi et mon Annabel Lee ; d’un amour que les séraphins ailés des Cieux convoitaient à elle et à moi.
Et ce fut la raison qu’il y a longtemps, — un vent souffla d’un nuage, glaçant ma belle Annabel Lee ; de sorte que ses proches de haute lignée vinrent et me l’enlevèrent, pour l’enfermer dans un sépulcre, en ce royaume près de la mer.
Les anges, pas à moitié si heureux aux cieux, vinrent, nous enviant, elle et moi. Oui ! ce fut la raison (comme tous les hommes le savent dans ce royaume près de la mer) pourquoi le vent sortit du nuage la nuit, glaçant et tuant mon Annabel Lee.
Car la lune jamais ne rayonne sans m’apporter des songes de la belle Annabel Lee ; et les étoiles jamais ne se lèvent que je ne sente les yeux brillants de la belle Annabel Lee ; et ainsi, toute l’heure de nuit, je repose à côté de ma chérie, — de ma chérie, — ma vie et mon épouse, dans ce sépulcre près de la mer, dans sa tombe près de la bruyante mer.
Mais, pour notre amour, il était plus fort de tout un monde que l’amour de ceux plus âgés que nous ; — de plusieurs de tout un monde plus sages que nous, — et ni les anges là-haut dans les cieux, ni les démons sous la mer, ne peuvent jamais disjoindre mon âme de l’âme de la très belle Annabel Lee.
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La fréquentation de ceux que l’on continuait d’appeler les Parnassiens l’amène aussi à participer à quelques réunions hautes en couleur. C’est ainsi qu’on le voit aux dîners des « Vilains Bonshommes », un grinçant sobriquet dont le chroniqueur Victor Cochinat avait brocardé les jeunes qui applaudissaient à tout rompre Le Passant, comédie en un acte, en vers, de Coppée le 14 janvier 1869.
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Le Passant, comédie en un acte, en vers de François Coppée

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Au cours de ces rencontres de bonne humeur, de causeries littéraires et d’abondantes libations, Mallarmé revoit Coppée, Banville, Verlaine, Dierx et les inséparables Valade et Mérat.
Théodore de Banville, 1897 – Mallarmé –
Cette année-là, parmi ceux qu’il fréquente, Banville est celui dont il se sent le plus proche. Il faut lire le merveilleux texte de Mallarmé sur Banville qui fait partie des Divagations, paru en 1897, soit un avant sa mort, pour comprendre à quel point il admirait ce poète, lui vouant même un culte, selon ses propres mots. Je vous en livre ici un court extrait :
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«Si l’ esprit n’est gratifié d’une ascension mystique : las de regarder l’ennui dans le métal cruel d’un miroir, et cependant aux heures où l’âme rythmique aspire à l’antique délire du chant, mon objet est Théodore de Banville qui n’est pas quelqu’un, mais le son même de la lyre. Avec lui, je sens la poésie m’enivrer, que tous les temps ont appelée ainsi et bois à la fontaine de lyrisme. Fermé le livre, les yeux avec de grandes larmes de tendresse et un nouvel orgueil. Ce que d’enthousiasme et de bonté musicale et de pareil aux rois chante et j’aime ! j’aime naître, j’aime les lumineux sanglots des femmes aux longs cheveux, et je voudrais tout confondre dans un poétique baiser. Nul mieux ne représente maintenant le Poëte, l’invincible, classique Poète soumis à la déesse et vivant parmi le charme oublié des héros et des roses. Sa parole, sans fin, l’ambroisie, que seul tarit le cri ivre de toute gloire.. Les vents qui parlent d’effarement et de la nuit, les abîmes pittoresques de la région, il ne les veut entendre ni ne doit les voir : il marche à travers l’enchantement édenéen, désignant à jamais la noblesse des rayons et l’éclatante blancheur du lys enfant — la terre heureuse ! ! Ainsi dut être qui le premier reçut des dieux la voix et dit l’ode éblouie avant notre aïeul Orphée. Institue, ô mon songe, la cérémonie d’un triomphe à évoquer aux heures de splendeur et de féerie, et l’appelle la Fête du Poëte : l’élu est cet homme au nom prédestiné, harmonieux comme un poème et charmant comme un décor. Dans l’empyrée, il siège sur un trône d’ivoire, ceint de la pourpre que lui a le droit de porter, le front ombragé des géantes feuilles du laurier de la Turbie. J’ouïs des strophes ; la Muse, vêtue du sourire qui sort d’un jeune torse, lui verse l’inspiration — cependant qu’à ses pieds meurt une nue reconnaissante. La grande lyre s’extasie dans ses mains. »
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A son retour de Londres où il était allé pour visiter l’Exposition, Mallarmé apprend que sa situation au Lycée Condorcet est régularisée. De délégué, il est nommé chargé de cours, puis chargé de division. Sont traitement s’améliore légèrement.
Régulièrement continuent de paraître dans La Renaissance littéraire et artistique les traductions des poèmes de Poe les Cloches , Silence, Ulalume, la Ballade des noces.
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Le cloches – Edgar Poe
(Traduction de Mallarmé)
Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches), du cliquetis et du tintement des cloches.
Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !
Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à la merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !
Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette mélancolie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule (roule — roule), roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geignement et le gémissement des cloches.
*
Chez Mendès, semaine après semaine, Mallarmé se retrempe dans le milieu littéraire, haines et adorations. Lui-même, au 29 rue de Moscou, reçoit ses hôtes habituels chaque jeudi : les Banville, Coppée, Catulle et Judith Gauthier. Villiers, toujours perdu dans ses rêves sublimes, fait des apparitions sonores d’humour et de sarcasme On échange maints propos dans la fumée des cigarettes. Tantôt le discret Léon Dierx, qui deviendra Prince des poètes à la suite de Mallarmé, se risque de parler du dernier volume de ses Poésies, dont Mallarmé aime certains vers subtilement répétés et d’un entêtante musicalité.
Les rythmes – Léon Dierx
Rythme des robes fascinantes,
Qui vont traînantes,
Balayant les parfums au vent,
Ou qu’au-dessus des jupes blanches
Un pas savant
Balance et gonfle autour des hanches !
Arbres bercés d’un souffle frais
Dans les forêts,
Où, ruisselant des palmes lisses,
Tombent des pleurs cristallisés
Dans les calices
Roses encor de longs baisers !
Soupir des mers impérissable,
Qui sur le sable,
Dans l’écume et dans les flots bleus
Pousses l’amas des coquillages ;
Flux onduleux
Des lourdes lames vers les plages !
Air plaintif d’instruments en chœur
Qui prends le cœur,
Et, traversant la symphonie,
Viens ou pars, sonore ou noyé
Dans l’harmonie,
Et renais sourd ou déployé !
Hivers, printemps, étés, automnes,
Jours monotones,
Souvenirs toujours rajeunis ;
Mêmes rêves à tire d’ailes,
Loin de leurs nids
Tourmentés de douleurs fidèles !
Vous m’emplissez de désirs fous,
Je bois en vous
La soif ardente des mirages,
Reflets d’un monde harmonieux !
Et vos images
Se mêlent toutes en mes yeux :
Rythme lent des robes flottantes,
Forêts chantantes,
Houles des mers, lointaines voix,
Airs obsédants des symphonies,
Jours d’autrefois,
Ô vous, extases infinies !
*
La mort d’une libellule – Anatole France
Tantôt Anatole France, fils d’un libraire réputé, lit la prieur de ses poèmes : les Sapins ou la mort d’une libellule
Sous les branches de saule en la vase baignées
Un peuple impur se tait, glacé dans sa torpeur,
Tandis qu’on voit sur l’eau de grêles araignées
Fuir vers les nymphéas que voile une vapeur.
Mais, planant sur ce monde où la vie apaisée
Dort d’un sommeil sans joie et presque sans réveil,
Des êtres qui ne sont que lumière et rosée
Seuls agitent leur âme éphémère au soleil.
Un jour que je voyais ces sveltes demoiselles,
Comme nous les nommons, orgueil des calmes eaux,
Réjouissant l’air pur de l’éclat de leurs ailes,
Se fuir et se chercher par-dessus les roseaux,
Un enfant, l’œil en feu, vint jusque dans la vase
Pousser son filet vert à travers les iris,
Sur une libellule ; et le réseau de gaze
Emprisonna le vol de l’insecte surpris.
Le fin corsage vert fut percé d’une épingle ;
Mais la frêle blessée, en un farouche effort,
Se fit jour, et, prenant ce vol strident qui cingle,
Emporta vers les joncs son épingle et sa mort.
Il n’eût pas convenu que sur un liège infâme
Sa beauté s’étalât aux yeux des écoliers :
Elle ouvrit pour mourir ses quatre ailes de flamme,
Et son corps se sécha dans les joncs familiers.
*
Le 22 octobre, une haute figure disparaît : Théophile Gauthier. Mallarmé l’avait admiré. Il aimait en lui le parfait styliste, le magicien des lettres auquel Baudelaire avait dédié les Fleurs du Mal. Mademoiselle de Maupin, Emaux et Camées avaient inauguré l’heure d’une beauté lumineuse et colorée, la « plus haute cime de sérénité », le temps de l’Art, unique but dans cette vie.
L’art – Théophile Gautier
Recueil : Émaux et Camées (1852).
Oui, l’oeuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.
Fi du rhythme commode,
Comme un soulier trop grand,
Du mode
Que tout pied quitte et prend !
Statuaire, repousse
L’argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l’esprit :
Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur ;
Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S’accuse
Le trait fier et charmant ;
D’une main délicate
Poursuis dans un filon
D’agate
Le profil d’Apollon.
Peintre, fuis l’aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l’émailleur.
Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons ;
Dans son nimbe trilobe
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.
Tout passe. – L’art robuste
Seul a l’éternité.
Le buste
Survit à la cité.
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.
Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !
*
Mallarmé parla du poète défunt comme celui qui posséda « le don mystérieux de voir avec les yeux ». Baudelaire n’avait-il pas dit de Gautier que « sans cesse, sans fatigue et comme sans faute », il était parvenu à « définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l’homme »?
Les fréquentations de Mallarmé son brillantes. Il continue d’aller, parce que par habitude, aux samedis de Leconte de Lisle boulevard Saint-Michel. Il est au mieux avec Banville.
Il parait de nouveau dans le salon de Nina de Villard (ou Nina Gaillard) situé dans un petit hôtel particulier, 82 rue des Moines. La nouvelle bohème s’y réunissait. Il y a là Villiers aux paroles abondantes, tout prêt à rapporter des histoires extravagantes ou superbes ou se mettant au piano et chantant la composition qu’il a faite sur l’Invitation au voyage de Baudelaire.
*
L’Invitation au Voyage – Baudelaire
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)
*
Sont aussi présents au salon de Nina, Mendès au visage de Christ Renaissance, yeux bleus, barbe blonde et légère chevelure bouclée; Cabaner, autre Christ après trois ans d’absinthe, auquel on réclame sa chanson du Pâté:
Chanson du Pâté – Cabaner
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3227965.r=chanson%20du%20pat%C3%A9%20cabaner?rk=21459;2
I. Effarement – Charles Cros
Dierx c’une délicieuse modestie; Germain Nouveau; et maintenant les trois frères Cros dont les talents multiples égaient ces soirées, surtout Charles qui regorge de tous les dons. Il aime follement Nina au cœur particulièrement inflammable, qui ne l’adore pas moins, et rime pour elle maints poèmes de son recueil Le Coffret de santal. Dans celui-ci il semble s’être souvenu du conte pourtant le plus secret de Mallarmé, cet Igitur lu quasi clandestinement à Avignon devant Villiers, Mendès et Judith Gautier. Coïncidence ou parfaite connaissance de ce texte peu ordinaire?, un certain M. Igitur y apparaît, dans Effarement, un cour récit onirique :
*
Au milieu de la nuit, un rêve. Une gare de chemin de fer. Des employés portant des caractères cabalistiques sur leurs casquettes administratives. Des wagons à claire-voie chargés de dames-jeannes en fer battu. Les brouettes ferrées roulent avec des colis qu’on arrime dans les voitures du train.
Une voix de sous-chef crie : La raison de M. Igitur, à destination de la lune ! Un manœuvre vient et appose une étiquette sur le colis désigné — une dame-jeanne semblable à celles des wagons à claire-voie. Et, après la pesée à la bascule, on embarque. Le coup de sifflet du départ résonne, aigu, vertigineux et prolongé.
Réveil subit. Le coup de sifflet se termine en miaulement de chat de gouttière. M. Igitur s’élance, crève la vitre et plonge son regard dans le bleu sombre où plane la face narquoise de la lune.
Charles Cros, extrait de « Sur trois aquatintes de Henry Cros » [c. 1870],
in Œuvres complètes, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 127.
Cette scène fugace ne voulait-elle pas signaler, du moins, que l’on tenait déjà Mallarmé pour un rêveur absolu atteint d’une délicate folie?
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Ecoute du Igitur de Serge Chambon
Le salon de Nina accueille aussi le peintre Manet, de dix ans l’aîné de Mallarmé et avec lequel une admirable complicité va se créer, car c’est le même monde dont ils éprouvent le besoin de transposer la qualité principale : l’éphémère contemporain, tout en croyant aux valeurs profondes de l’art – Mallarmé attaché à la prosodie classique, au module du sonnet, aux données de la mythologie, Manet frère de Velázquez et de Goya. Tout naturellement, Mallarmé est invité à passer dans l’atelier du peintre, au 4 rue de Saint-Pétersbourg, à quelque pas de son 29 rue de Moscou, non loin de la place de l’Europe.
Pour le poète, il se plait à parler de son art : « Chaque fois que j’attaque un tableau, je plonge la tête la première – dit-il _ La méthode est dangereuse, mais pour être bon nageur il faut se jeter à l’eau. »
C’est à Manet que Mallarmé doit de pénétrer dans le milieu des peintres, souvent réunis au café de La Nouvelle Athènes ou au Café Guerbois : Degas, Monet, Renoir et Berthe Morisot deviendront des amis fidèles.
Projection de tableaux de Manet et commentaires

Le travail de Mallarmé durant cette période n’est guère déterminable. Tout au plus peut-on imaginer qu’il compose le fameux « tombeau » de Gautier….
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Toast funèbre – Mallarmé
Ô de notre bonheur, toi, le fatal emblème !
Salut de la démence et libation blême,
Ne crois pas qu’au magique espoir du corridor
J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or !
Ton apparition ne va pas me suffire :
Car je t’ai mis, moi-même, en un lieu de porphyre.
Le rite est pour les mains d’éteindre le flambeau
Contre le fer épais des portes du tombeau :
Et l’on ignore mal, élu pour notre fête
Très-simple de chanter l’absence du poëte,
Que ce beau monument l’enferme tout entier :
Si ce n’est que la gloire ardente du métier,
Jusqu’à l’heure dernière et vile de la cendre ,
Par le carreau qu’allume un soir fier d’y descendre
Retourne vers les feux du pur soleil mortel !
Magnifique, total et solitaire, tel
Tremble de s’exhaler le faux orgueil des hommes.
Cette foule hagarde ! elle annonce : Nous sommes
La triste opacité de nos spectres futurs !
Mais le blason des deuils épars sur de vains murs,
J’ai méprisé l’horreur lucide d’une larme,
Quand , sourd même à mon vers sacré qui ne l’alarme ,
Quelqu’un de ces passants, fier, aveugle et muet,
Hôte de son linceul vague, se transmuait
En le vierge héros de l’attente posthume.
Vaste gouffre apporté dans l’amas de la brume
Par l’irascible vent des mots qu’il n’a pas dits.
Le néant à cet Homme aboli de jadis :
« Souvenir d’horizons, qu’est-ce, ô toi, que la Terre ? »
Hurle ce songe ; et voix dont la clarté s’altère,
L’espace a pour jouet le cri : « Je ne sais pas ! »
Le Maître, par un œil profond, a, sur ses pas,
Apaisé de l’éden l’inquiète merveille
Dont le frisson final, dans sa voix seule, éveille,
Pour la rose et le lis, le mystère d’un nom.
Est-il, de ce destin, rien qui demeure ? Non.
Ô vous tous ! oubliez une croyance sombre.
Le splendide génie éternel n’a pas d’ombre.
Moi, de votre désir soucieux, je veux voir,
À qui s’évanouit, hier, dans le devoir
Idéal que nous font les jardins de cet astre,
Survivre pour l’honneur du tranquille désastre
Une agitation solennelle par l’air
De paroles, pourpre ivre et grand calice clair,
Que, pluie et diamant, le regard diaphane
Resté-là sur ces fleurs dont nulle ne se fane,
Isole parmi l’heure et le rayon du jour !
C’est de nos vrais bosquets déjà tout le séjour,
Où le poëte pur a pour geste humble et large
De l’interdire au rêve, ennemi de sa charge :
Afin que le matin de son repos altier,
Quand la mort ancienne est comme pour Gautier
De n’ouvrir pas les yeux sacrés et de se taire.
Surgisse, de l’allée ornement tributaire.
Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit,
Et l’avare silence et la massive nuit.
Stéphane Mallarmé, Le tombeau de Théophile Gautier, 1873
*
Mallarmé se lance dans un nouvelle entreprise, la création d’une société internationale de poètes. Une circulaire est envoyée à des écrivains de renom comme Georges Sand pour obtenir leur adhésion. Se souvenant des Félibres liés aux poètes catalans, il écrit à Mistral, le sage de Maillane, pour exposer son projet; il engage d’autre part, Payne à fonder une section anglaise. Un comité de la section française se met en place comprenant Blémont, Pierre Elzéar Bonnier, Mendès, Mérat et Mallarmé lui-même. Des réunions se tiennent. Ce regroupement aux vastes ambitions ne durera qu’une saison, période trop brève pour être suivie du moindre effet. Mendès et Mallarmé devront bientôt renoncer à leur trop généreux projet fédérateur.
Source : Stéphane Mallarmé ». Jean-Luc Steinmetz. Chapitre X. Intermède historique (1871). Chapitre XI. Le Paris des artistes (1872 – 1873)