Ce travail, qui explore notre patrimoine artistique et culturel sous un angle créatif et inédit (artistique, et plus précisément poétique, puisque « poësis » veut dire « créer ») a déjà une bonne dizaine d’années derrière lui, et dix bonnes années de traversée du désert, destinée commune à tout ce qui est créatif dans notre monde ultra-formaté et qui ne peut ainsi que rejeter la création comme un virus mortel. Alors, pour cet « anniversaire solitaire », que pourrais-je en dire?
Qu’il fut (et continue à être) un voyage.
Un voyage passionnant, profond, vital, qui nous amène au plus loin de l’expérience humaine, celle menée par tous ces créateurs du pays de Fontainebleau du « tournant du siècle » principalement, et qui sacrifiaient tout pour leur art, reconnaissance, argent… Même si certains, déjà reconnus par un petit cercle à leur époque, sont maintenant passés à la postérité.
Voir la Seine du pont de Valvins, comme ca, comme on regarderait la télé, est une chose (qui n’en est pas une, une inconsistance), mais voir le pont de Valvins avec les yeux de Mallarmé, une autre (qui en est une, une consistance). Ce pont n’est pas un pont, c’est la terrasse de Mallarmé. Et voir la Seine avec les yeux de Mallarmé, c’est voir le monde avec son esprit. C’est une communication profonde, vitale, qui nourrit, qui féconde notre siècle désolé où plus personne « ne voit » rien, ne crée rien, où même les artistes n’ont plus rien à dire.
L’art ne naît pas de rien, il se « cultive », et cela donne la culture. Au cœur de la culture, il y a l’art, comme le spermatozoïde féconde l’œuf. Et non pas le léz-art imposteur du monde du non-art d’aujourd’hui tout entier sombré dans le divertissement et la quête du profit.
Nous n’inventons pas l’alphabet, il nous est donné. Nous n’inventons pas le langage, il nous est transmis. A nous de le travailler à notre tour et de le transmettre. Pas de le déconstruire bien sûr, pour mieux le détruire….
Nous n’inventons pas la poésie, elle nous est transmise, comme un fleuve transmet ses ondes à travers le temps. Voilà sans doute pourquoi Mallarmé aimait à naviguer sur sa yole à jamais littéraire. Absolu poétique du fleuve.
Dès lors, que serait par exemple la poésie d’aujourd’hui sans celle de Mallarmé et de ses amis qui se retrouvaient à Valvins et sur les bords du fleuve littéraire? Pas grand chose. Si seulement quelque chose. Pauvre poésie du début du XXIe siècle qui ne finira même pas sa génération…. Et l’on peut dire aussi la même chose pour tous les arts. La tabula rasa déconstructionniste de ce non-art contemporain aura été fatal. Il nous faudrait effacer ainsi toutes ces années qui nous séparent de ce « tournant du siècle » qui nous aura si profondément détourné de nous-mêmes (XIXe – XXe) et tout recommencer.
« Art et Culture en Pays de Fontainebleau » est un recommencement. A un moment de l’histoire où tout s’écroule.
Recommencer dans un devoir de mémoire pour tous ces grands artistes, certains immenses, dont l’œuvre ne peut s’éteindre dans le temps, même si notre époque est un grand éteignoir systématique de tout ce qui est beau, vrai et profond. Tous les artistes de notre région devrait être célébrés haut et fort, comme plus haute richesse patrimoniale jamais égalée. Sauf qu’il suffit d’aller voir l’état de délabrement de la tombe de Misia, « la reine de Paris », au cimetière de Samoreau pour saisir, dans une prise de conscience vertigineuse, à quel point l’art et la culture n’ont plus aucune valeur, à commencer pour tous ceux qui sont en charge de s’en occuper , qui ont reçu un mandat pour cela et qui préfèrent la facilité démagogique de la politique miroir des fêtes en tout genre. Tous au service du triste et vide homo festivus. Tous au service du pouvoir et de l’argent. De la Bêtise.
Qu’un créateur qui ait vraiment quelque chose dire mais donc, en creux, qui démasquerait toutes les impostures, se lève et il sera éliminé impitoyablement au lieu d’être soutenu, ce qui devrait être le cas dans un monde sain où chacun devrait être tourné vers le Bien commun. Les hommes de l’ombre n’aiment pas les soleils. Pas éliminé méchamment d’ailleurs, il suffit de le laisser s’épuiser dans son coin en attendant que son attentat contre la médiocrité cesse et que l’on puisse continuer à ronronner en rond dans la jouissance de ses petits privilèges si durement gagnés. Paralysie totale. Monde en phase terminale.
Mais ne rêvons pas non plus. Déjà, dans ce fameux « tournant du siècle », la désespérance était grande, on a appelé plus tard cela le « spleen fin de siècle ». Paul Valéry, l’avait vu, la fin de la littérature, la fin de l’art et le début de l’abrutissement collectif à un stade industriel. Vu et écrit (j’en ferai un article). Mais, et les artistes ne le savaient pas, ils vivaient cependant la dernière grande période de l’art et de la culture française, celle qui se trouvera fracassée sur les deux murs des deux guerres mondiales. Après, l’art n’est plus qu’un cri et une négation. Même le désenchanté Houellebecq nous dit que la poésie du XXe siècle le laisse froid, et qu’il s’arrête au XIXe. C’est dire.
La grand leçon de cette « belle époque » c’est que l’art, qui est méprisé aujourd’hui, était la valeur suprême. Et qu’un artiste qui ne pensait qu’argent, comme les artistes d’aujourd’hui et qui ne sont au final que des « professionnels de l’art », ce qui n’est pas la même chose, recevaient mépris et quolibet de la part de tous. L’art se souvenait encore qu’il était chose sacrée. Que les premiers poètes étaient les bardes, hommes éminemment respectés dans la société parce que les interprètes mêmes du mystère du monde – bien avant la période des poètes maudits condamnés au suicide dans une société déjà bien trop bourgeoise et stupide et qui mourraient du spleen fin de siècle – Que l’art et l’argent avaient tout pour s’opposer radicalement et malheur à l’homme qui choisissait l’argent…
Les chefs d’entreprise aux-même s’entouraient, pour leur prestige, des artistes, car ils savaient que c’était bon pour leur communication, et que même cela pourrait leur donner ce que seul un artiste (et l’artiste qui est en chacun de soi) peut donner : une vision. On peut penser ici à Cocteau à qui des capitaines d’industrie avaient demandé leur service pour prendre en charge leur réclame. Maintenant, bien sûr, et là aussi, comme partout, c’est fini. Imaginer un dialogue entre un artiste et un chef d’entreprise ne peut plus relever que de la fiction. Alors l’entreprise aussi se meurt. Les robots vont tout investir et chasser l’humain. Soyons précis, ce qui distingue l’homme du robot, c’est la capacité poétique. C’est dire si le « poétique » (plus large dans son acception que la poésie dans le livre et qui vient s’y sourcer) est une question vitale pour notre époque. C’est dire si mettre la poésie en avant, dans toutes ses dimensions, est essentiel. Mais qui peut encore le comprendre de nos jours?
Art et Culture en Pays de Fontainebleau est ainsi un recommencement et un ressourcement.
Le chemin d’une réconciliation avec notre propre humanité et qui ne peut passer que par une reconsidération du rôle et de la valeur de l’art dans nos vies, nos vraies vies, nos vies intimes.
Et seul chemin qui permettrait de retrouver cette communication tuée entre les hommes depuis des décennies et maintenant enterrée derrière nos écrans protecteurs et aliénants.
Ce texte d’inspiration libre (et qui ne fait qu’inaugurer une série de « billets de réflexion et d’humeur ») terminerait volontiers sur ce point qui me parait essentiel, depuis toutes ces années que je fais ce travail de recherche sur l’art et les artistes dans la région : celui de la « communication », et donc de l’incommunication actuelle si profonde. Tous les artistes de l’époque se connaissaient, se recevaient, prenaient grand intérêt à échanger autour de leur création, de leur compréhension du monde. Ils tenaient pour la plupart des « salons littéraires », une fois par semaine où ils parlaient librement de tout ce qui leur tenait à cœur. Pensons aux « mardi de Mallarmé » rue de Rome à Paris.
Le lieux culturels de la région devraient être ces lieux d’accueil plutôt que d’exclusion de tous les artistes locaux. Imaginons par exemple que si Mallarmé vivait encore à Valvins, je peux affirmer qu’il aurait été très heureux de me recevoir et de collaborer à cette entreprise inédite dans cette région qu’il aimait tant (et il collabore, bien sûr, par l’existence même de son œuvre). Par contre, n’ayez pas l’idée malheureuse, si vous portez des initiatives artistiques et culturelles aussi conséquentes d’aller frapper à la porte du musée départemental. Comme de tous les musées et centres culturels de France, ces « citadelles imprenables » comme me le disait un ami dramaturge, et qui pourtant vivent de l’argent public, trahissant ainsi leur mission de service public… Dès lors, les créateurs véritables sont exclus du champ social et vivent dans la précarité et l’impossibilité de réaliser les projets qu’ils portent et dont ce monde a un plus grand besoin tandis que les fonctionnaires de la culture, vides de toute vision de développement culturel, s’arrogent tout droit de propriété intellectuelle et se considèrent comme des « responsables culturels » alors qu’ils ne sont pas en capacité de créer, ni même de penser le développement d’une véritable politique culturelle. Parce que créer ne s’apprend à pas à l’école (elle le désapprend surtout) et qu’ils sont essentiellement des « scolaires », devenus plus tard des tristes « managers culturels » sans âme. Les poètes comprendront. Je le dis pour les rares qui se demanderaient pourquoi, depuis maintenant quatre ans, Mallarmé à Valvins vit dans un monde parallèle. A un point tel qu’il ne peut exister que de l’autre côté de Valvins. » De l’autre côté », comprenez bien la symbolique.
Ce travail pourtant, malgré toutes les portes fermées, souvent violemment, continue, face à l’indifférence et l’incompréhension, parce qu’il est un voyage. Et qu’au final, les voyageurs sont ailleurs (c’est-à-dire dans le cœur véritable du monde), qu’ils sont ainsi insaisissables et n’attendent rien de ceux qui ne voyagent pas, du moins durant cette triste vie rendue impossible dans ce monde qui va maintenant, à force d’avoir nié l’essentiel, vers sa chute qui semble irrémédiable et, nous l’espérons, finale. Afin que la vraie vie puisse renaître et s’imposer dans ce royaume du mensonge et du néant. Ce royaume noir de l’égoïsme et de la bêtise. De l’inculture.
« Art et Culture en Pays de Fontainebleau » est ainsi promesse de renaissance de notre humanité perdue, dans le souvenir, et même le culte, de la beauté et de l’intelligence qui fut celui de nos aïeux
Voilà pourquoi ce travail existe :
l’art et la culture contre la mort et le néant.
Merci à tous les artistes du pays de Fontainebleau de nous embarquer, par delà les frontières illusoires du temps, dans ce voyage de vie et de régénérescence.
Et de ressouder les chaînes brisées entre nos générations.
Michaël Vinson, poète et créateur culturel à Bois-le-Roi