
Depuis des temps immémoriaux, dans toutes les civilisations, dans toutes les cultures, orales ou écrites, il y eut des poètes au sein de la cité. Ils ont toujours fait entendre le diapason de la conscience humaine rendue à sa liberté insolvable, à son audace, à son exigence la plus haute. Quand on n’entend plus ce diapason, c’est bien la cacophonie qui règne, intellectuelle, spirituelle et morale : le symptôme d’un abandon, d’une lâcheté et bientôt d’une défaite. Pour Jean-Pierre Siméon, il est urgent de restituer à notre monde sans boussole la parole des poètes, rebelle à tous les ordres établis. Pas de malentendu : si la poésie n’est pas la panacée, si elle n’offre pas de solutions immédiates, elle n’en est pas moins indispensable, d’urgente nécessité même, parce que chaque poème est l’occasion, pour tous sans exception, de sortir du carcan des conformismes et consensus en tous genres, d’avoir accès à une langue insoumise qui libère les représentations du réel, bref de trouver les voies d’une insurrection de la conscience.
- Jean-Pierre Siméon: « La poésie échappe à la langue de bois universelle »
- La poésie est la condition d’une cité libre
- La poésie sauvera-t-elle le monde?
- Rêve, poésie et symbole ! Un manifeste pour sortir de la Grise !
- Agenda
Jean-Pierre Siméon: « La poésie échappe à la langue de bois universelle »
Jean-Pierre Siméon est poète. Auteur de théâtre aussi, il a notamment écrit une adaptation du Philoctète de Sophocle pour Laurent Terzieff. Depuis 1998, il dirige Le Printemps des poètes.
Chaque année au mois de mars, dans toute la France (et maintenant dans plus d’une
soixantaine de pays), 12 000 à 15 000 manifestations se déploient autour de la poésie, des
soirées de lectures autour d’Andrée Chédid cette année aux haïkus inscrits sur les tickets de
bus dans telle ou telle ville en passant par les brigades de poètes qui surgissent dans les
crèches ou les écoles…
Samedi Culturel: Pourquoi ce regain d’intérêt pour la poésie précisément maintenant?
Jean-Pierre Siméon: Parce qu’elle est une parole franche, intense. Face à la langue standardisée qui nous entoure, la poésie tranche par la singularité de sa langue justement. Elle échappe aux codes, aux normes et à la langue de bois universelle dont nous sommes tous victimes. Cette langue de bois, médiatique notamment, phagocyte jusqu’à notre langage intérieur, intime. Cette uniformisation fait partie du désarroi occidental. En attente de sens, les gens se réfugient dans une religiosité fade. La poésie intéresse aujourd’hui parce qu’elle libère notre langage. «Nous n’aurions plus rien d’humain si le langage en nous était en entier servile», dit Georges Bataille. La poésie réveille. Elle participe au redressement de la conscience. Face à une société monosémique où l’on parle, pense, aime de la même façon, la poésie ne donne ni leçon ni réponse. Sa réception est libre et multiple. On peut l’attraper par mille bouts.
Mais le chemin qu’elle offre est pentu, il faut un peu d’entraînement pour s’y aventurer?
Je me bats contre l’idée qu’il faille un savoir quelconque pour lire ou écouter de la poésie.
Attention, je suis en même temps le premier à défendre l’exigence littéraire, il ne s’agit pas de faire de la démagogie. Mais la poésie a d’abord un lien avec le vécu, avec l’expérience et
seulement ensuite avec le savoir littéraire. En France, le rapport à la poésie est entaché par le cartésianisme. Cette tradition, qui est une force aussi, pousse à se méfier de la poésie. Les Irlandais, les Russes, les pays arabes n’ont pas du tout ces préventions. La seule compétence nécessaire pour lire de la poésie, c’est l’attention au vrai. Or il s’agit de la compétence la plus détériorée en chacun aujourd’hui. Quand on lit des poèmes à des jeunes privés de lecture, ils ouvrent l’oreille, l’attention est vive. Je lis des poèmes difficiles, du René Char, du Saint-John Perse… On rapetisse en parlant petit. On grandit en parlant grand. La poésie parle grand.
Vous imaginez la poésie grignoter un peu de place au roman?
Il faut être lucide. La poésie est toujours contre. Elle ne peut pas prendre la place des stars.
Elle n’est jamais divertissante. Elle est même anti-distraction. Même quand elle est drôle avec Henri Michaux ou Jean Tardieu, elle fait appel à l’absurde métaphysique, à la satire. Ses enjeux sont graves. Elle n’édulcore pas. On veut édulcorer la poésie à l’instar d’un Jacques Prévert qui était libertaire et anarchiste. Pour Yves Bonnefoy, qui n’est pas un illuminé, la poésie sauvera le monde. Tant que l’on peut s’ajointer à la poésie, on peut encore être sauvé.
INTERVIEW réalisé par Lisbeth Koutchoumoff, publié dans Le Temps, le 27 mars 2010, à
l’occasion de la manifestation Poésie en ville, à Genève (1er, 2 et 3 octobre 2010).
La poésie est la condition d’une cité libre
« J’ai la conviction que cet exercice de l’intelligence par la lecture du poème qui est exercice du doute, passion de l’hypothèse, alacrité de la perception, goût de la nuance, et qui rend à la conscience son autonomie et sa responsabilité, trouve son emploi dans la lecture du monde. S’adonner à la lecture des poèmes, c’est restaurer en soi les moyens perdus de l’intelligence, se donner à une compréhension courageuse du monde. » Vous utilisez d’ailleurs ce syllogisme très juste : « La lecture active du poème ouvre et libère la conscience. Or, la conscience libre fait le citoyen libre. Donc, la poésie est la condition d’une cité libre. »
Un extrait parmi d’autres de l’interview de J.P. Siméon « la poésie sauvera le monde » https://www.revue-ballast.fr/jean-pierre-simeon/)
La poésie sauvera-t-elle le monde?

LA POÉSIE SAUVERA-T-ELLE LE MONDE ?
Lundi, 22 Juin, 2015
L’écriture comme insoumission et insurrection de la conscience avec Jean-Pierre Siméon, poète, dramaturge et directeur du Printemps des poètes, Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, traductrice et Lyonel Trouillot, romancier, professeur de littérature à Port-au-Prince.
https://www.humanite.fr/en-debat/poesie/la-poesie-sauvera-t-elle-le-monde-577525
LA POESIE, UNE ARME DE TRANSFORMATION SOCIALE
par Jean-Pierre Siméon Poète, dramaturge et directeur du Printemps des poètes
Pour bravache que puisse paraître la formule dont j’ai fait le titre de cet essai (1) qui entend fonder en raison la nécessaire utopie qui oriente le pas, je persiste et je signe. Cela ne fait pas sérieux ? Eh bien soit, il est temps justement de changer de sérieux étant donné les désastres où nous ont sérieusement menés jusqu’ici les idéologies de tout poil, y compris les mieux intentionnées. Il faut certes s’entendre sur ce dont on parle quand on parle de poésie et renverser la table des représentations vénielles et fadasses qu’on s’en fait dans l’opinion courante comme dans l’intelligentsia. J’entends par poésie non pas le charmant ornement qu’on y voit généralement, mais la manifestation radicale et intransigeante d’une façon d’être au monde et de penser le monde qui a des conséquences dans tous les ordres de la vie, sociale, morale et politique. Poésie désigne cet état de la conscience à vif qui, jouissant de l’inconnu et de l’imprévu, récuse toute clôture du sens, c’est-à-dire toutes ces scléroses, concepts péremptoires, identifications fixes, catégorisations en tout genre qui répriment la vie, ce mouvement perpétuel, et nous font manquer la réalité telle qu’elle est vraie et telle que le poète et l’artiste la perçoivent et la restituent : d’une insolente et infinie profondeur de champ. Elle est donc, la poésie, un dynamisme, un appétit sans bornes du réel qu’elle questionne dans le moindre de ses effets (tout poème est la formulation de ce questionnement), bref une espérance : rien n’est fini, dit-elle. Or quoi d’autre fonde en nous notre humanité sinon cette conscience intensément libre ? Et qu’est-ce qu’une conscience qui n’est pas libre sinon son contraire, la soumission, par lâcheté, fatigue ou renoncement, aux effets immédiats du réel et à ses lectures obligées dont les langages clos (celui des technocrates ou celui du divertissement veule) sont le vecteur ? Une soumission aujourd’hui patente et généralisée qui donc refuse tout inconnu et toute surprise du sens, disons tout autre, et c’est là évidemment la raison de la déshumanisation à l’œuvre dans nos sociétés puisque ce qui fait l’homme depuis l’origine c’est l’insoumission aux diktats du réel objectif et cette compréhension de l’autre qui sauve l’individu de lui-même. Primo Levi le disait : quand l’autre devient l’ennemi, le Lager (le camp) s’ensuit. Il sera là bientôt, sa logique prévaut déjà dans les consciences perdues. Qu’est-ce alors qui de cela peut nous sauver ? Un combat ferme, résolu, quotidien, pied à pied, contre la clôture des consciences. Et je prétends, oui, que dans ce combat la poésie, non tant pour ce qu’elle dit que pour ce qu’elle est, le manifeste d’une liberté insolvable, est une arme nécessaire. Toute lecture, toute écoute d’un poème parce qu’ils prouvent dans l’instant qu’une autre langue et donc d’autres représentations du monde sont possibles, sont l’occasion probable d’un réveil de la conscience, une objection en acte aux consensus délétères. Multiplier l’effet du poème, faire entendre à chaque instant et en tous lieux son inconvenance, c’est cela l’insurrection poétique que nous appelons de nos vœux. Elle passe évidemment par tout acte artistique pour autant qu’il ne déroge pas à sa radicalité poétique primordiale pour se soumettre aux canons de la grande imposture des industries culturelles, cette nouvelle ruse de la bourgeoisie épicière pour conjurer dans l’art sa force subversive. Si je désigne le poème comme une arme privilégiée hic et nunc, ce n’est pas au nom d’un plaidoyer pro domo à courte vue, c’est parce que, concentrant les enjeux de tous les arts, il est, lui, irréductible : le poème n’est pas monnayable. De ces anti-valeurs, proprement in-humaines, l’avoir, le pouvoir et le paraître, qui régissent en tout aujourd’hui les processus sociaux et politiques, la poésie est par nature l’ennemie déclarée, elle qui ne vise que la perpétuelle refondation de l’humain dans la seule prérogative qui le distingue : l’émancipation de la conscience humaine par le langage créateur. Nulle perspective politique ne nous sauvera si elle ne prend pas pour diapason, non comme un alibi mais de façon assumée, avouée et réfléchie jusqu’aux conséquences, l’énergie émancipatrice du poème. « Les poètes sont les législateurs non reconnus du réel », disait Shelley. Eh bien, repensons enfin sérieusement le monde selon les lois impérieuses du poème qui font de la vie le seul absolu et de la relation sensible à l’autre, qu’il soit visage ou paysage, la condition absolue de la survie collective. De ces lois que, nous donnant aux leurres des discours qui réduisent le réel à des concepts froids, nous oublions sans cesse, le poème, gorgé de vie fragile et désirante, est l’incessant et indispensable rappel. Penser poétiquement l’avenir, ce n’est pas le rêver délicat et couronné de fleurs, c’est le vouloir accordé à la perpétuelle insurrection de la conscience qui seule prévient l’humanité de se dévorer elle-même.
(1) La poésie sauvera le monde
Ainsi tout poème est-il un grain de sable dans les rouages de la grande machine à reproduire le réel tel qu’il est, telle qu’elle l’imprime dans la langue et l’image de convention. Il l’est dans son abstention même, son refus qu’on lui reproche tant, de prendre part au jeu : mais c’est un jeu de dupes. On lui reproche d’être absent de l’actuel, du visible et du tangible du moment, quand il ne s’absente en réalité que du récit qu’on en fait.
Extrait de La poésie sauvera le monde, de Jean-Pierre Siméon. Éditions Le Passeur, 86 pages, 15 euros (2015)
DIRE LE MONDE POUR LE SAUVER
par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, traductrice
Poésie, « po-i-sis », mot d’origine grecque, signifie littéralement création. Cette définition s’applique aux mots mais aussi aux couleurs, à la matière et même aux idées. Dans toutes les cultures, la poésie est d’abord orale, liée à la musique, jusqu’à l’invention de l’écriture restée l’apanage de minorités. Elle livre une vision du monde, explique la naissance du cosmos, nomme les éléments, les astres et commémore les actes à travers les mythes originels. Pas de révolution sans paroles, aucun souvenir d’une action si elle n’est louée par une épopée, en mots ou en images. Alors la poésie est déchiffrage du réel et donc apprentissage : épopées et contes interprètent la vie et livrent explications et conseils. Principale matrice de la littérature européenne, la poésie grecque était à l’origine investie d’une mission sacrée, liée aux rituels dédiés aux dieux et aux héros : exalter le souvenir des disparus, Achille, Hector, Ulysse avec le « grand ancêtre » Homère, figure symbolique de l’aède. Chants épiques, chants de deuil exécutés en groupe selon un rituel millénaire fortement codifié se prolongent à travers les tragédies, les épigrammes et épitaphes qui, à leur tour reprennent et enrichissent cette tradition populaire. Parallèlement, la poésie grecque lyrique exalte l’amour et la beauté, dans la lignée de Sappho et Alcman. Ces deux tendances sont donc liées à l’éloge, à la mémoire et à l’exaltation positive. D’ailleurs, la poésie homérique a servi avant tout à éduquer : pendant des siècles, elle constituait à la fois les canons de la grammaire et de la morale. Or l’interprétation du monde est désormais abandonnée aux médias, journaux télévisés en premier. Leur lecture terne d’une réalité traduite sans poésie est désespérante : le monde y devient un flux continu d’absurdités et de violences. Dans la Grèce contemporaine, sous memoranda imposant un néolibéralisme galopant qui contamine tous les domaines de l’activité humaine, l’introduction d’une novlangue faisait perdre leur sens aux mots : elle correspond à une dépoétisation du monde, à une déformation de la mémoire, reprise et cultivée en boucle par des médias asservis. Ainsi les « négociations » avec les créanciers de l’Eurogroupe, que mène l’actuel gouvernement grec Syriza depuis les élections du 25 janvier dernier, se tiennent sans compte-rendu, sans mémoire de ce qui s’est dit et finalement sans aucun engagement de leurs participants, qui peuvent dire et promettre tout et son contraire ou se parjurer sans conséquence. Ainsi le précédent gouvernement de Samaras a pu bafouer même les divinités grecques anciennes autrefois les plus respectées, comme Zeus l’Hospitalier (Xenios Dias en grec), en utilisant son nom pour baptiser l’opération destinée à rafler les migrants et à les enfermer sans date de sortie dans des camps de rétention inhumains. Par analogie, dans le film de Yorgos Lanthimos Canine, un père tyrannique maintient en vase clos sa famille en donnant un autre sens aux « mauvais » mots du quotidien, qui risquent de perturber l’ordre établi. Les mots ont un vécu et transportent dans leur bagage des images associées qui les colorent, leur prêtent vie et sentiment. Aussi les régimes autoritaires créent-ils leur propre langage en instituant un ordre du monde défini par des mots calibrés, vidés de leur contenu, sans rapport avec la réalité familière ni le sens commun, devenus des éléments de langage. A contrario, la poésie retrouve toute sa force : des slogans sur les murs aux paroles des chansons ou aux pièces de théâtre – marques d’une pensée qui se pose en négation d’un ordre absurde ; elle réaffirme la réalité des choses en niant leur avilissement, elle rend ses lettres de noblesse au réel. Oui, appeler un chat un chat devient un acte politique. C’est par sa désignation du réel et sa faculté de le transmettre le plus fidèlement possible sur des modes divers (onirique, fantastique, univers cohérents chargés de sens que la poésie agit sur le monde et, par son interprétation du cosmos, elle le fait au même titre que la philosophie. Chez les poètes grecs contemporains, à part quelques exceptions marquantes comme Dinos Siotis ou Yorgos Blanas, il a fallu que la crise s’inscrive dans la durée avant de se manifester, en toutes lettres ou par symptômes : manifestations de poètes rassemblant un millier de personnes, discussions publiques et enfin poèmes directement inspirés d’elle. Car la question du rapport de la poésie au réel se pose forcément quand on interroge son influence sur la marche du monde. Titos Patrikios, homme d’action et intellectuel qui aura risqué plusieurs fois sa vie pour ses idées et par amour de la vie, apporte une réponse magistrale dans son dernier recueil, La poésie te trouve. Si la poésie ne peut sauver le monde faute de pouvoir influer sur le cours de l’histoire, elle sauve l’humanité en lui proposant une éthique qui devient ligne de conduite, en lui rendant la possibilité d’une vision cohérente et enchantée du monde, parce que, phare dans la tempête, elle pose des repères, elle réinvente la réalité, la sublime et la transcende, comme un rayon de lumière le fait sur un paysage en lui offrant relief et couleur.
Vers, 2. août 1957
Vers qui hurlent
vers qui se dressent soi-disant comme des baïonnettes
vers qui menacent l’ordre établi
et qui dans leurs quelques pieds
font ou défont la révolution,
inutiles, mensongers, grandiloquents,
parce qu’aucun vers aujourd’hui ne renverse de régime
aucun vers ne mobilise les masses.
(Quelles masses ? Entre nous vraiment – qui pense encore aux masses ?
Tout au plus une délivrance individuelle, sinon une révélation.)
C’est pourquoi moi je n’écris plus
pour offrir des fusils en papier
des armes de paroles bavardes et creuses.
Mais pour soulever juste un coin de la vérité
jeter un peu de lumière sur notre vie plagiée.
Autant que je peux et aussi longtemps que je résiste.
Extrait de « Sur la barricade du temps, anthologie bilingue », de Titos Patrikios. Le Temps des cerises, 359 pages, 17 euros (2015)
UNE ATTENTION PARTICULIERE A LA CONDITION HUMAINE
par Lyonel Trouillot, romancier, professeur de littérature à Port-au-Prince
Sauver le monde? De quoi? Le propre des sociétés humaines, dans la reproduction des injustices et du mal vivre, ne consiste-t-il pas à cultiver des périls, dans ce qu’un poète (1) appelait « le procès permanent des hommes contre l’homme ». Homme de bonté, de vœu de paix et d’abondance, il appelait à reconnaître « l’urgence de la poésie », convoquée comme «témoin à charge ». Car ce que la poésie ne peut pas faire, c’est se sauver du monde. Quels que soient les chemins d’exil ou de fuite qu’elle veut prendre, les questions du réel finissent toujours par la rattraper. Soit qu’elles s’imposent, parfois malgré lui, à celui qui se prend pour un poète. Soit que le lecteur les pose au texte. L’exigence est de dire quelque chose sur la vie. Et peu importe que la saisie porte sur le réel immédiat : l’amour, la faim, la mort, les gens qui passent dans la rue, le politique et la politique, ou sur les tourments décalés, internes, qui choisissent l’ellipse et demandent au lecteur d’y retourner deux fois pour entendre le murmure d’une condition, d’une inquiétude individuelle qui ressemble pourtant à la sienne. Sauver le monde ? Déjà y être, en être, malgré la distance qu’elle peut prendre parfois. La distance n’est pas une absence. La poésie ne s’évade jamais. S’il arrive au poème d’effacer les barreaux, la poésie n’en reste pas moins rebelle et prisonnière, la plus rebelle des prisonnières. Elle peut nier sa condition, mais cette petite victoire est une illusion qui ne tient pas longtemps : nul ne lit un poème parce qu’il ne parle pas. Et parler renvoie toujours à autre chose que la parole. De la chair triste ayant lu tous les livres aux questions que pose un ouvrier qui lit ; du Mémorial de l’île noire aux cahiers du retour; du conscrit des cent villages à « Omabarigore / la ville que j’ai créée pour toi / en prenant la mer dans mes bras / et les paysages autour de ma tête »(2) la poésie porte cette attention particulière à la condition humaine, voit et entend. Voit et entend plus que d’autres formes d’écoute et de vision. Même lorsque, minimaliste et affaissée, elle se prend pour un jeu n’ayant d’autre fin que lui-même. Même lorsqu’elle tâtonne en aveugle ou creuse le silence. Même lorsqu’elle ne sait pas ou oublie, paresseuse, ce qu’elle sait d’elle et du monde. Sauver le monde ? Déjà lui assener de grands coups sur la tête, chercher son ventre et son cœur. Visiter ses bas-fonds, assauter ses mensonges. Répondre du tac au tac aux économies de nuances, à la non-pensée qui se voudrait unique, aux poncifs et vulgarités pragmatico-idéologiques qui font de plus en plus le langage ordinaire. Cela, elle le peut et le fait. Une partie des poèmes du monde le fait. La poésie étant humaine, veillons à ne pas trop l’idéaliser. Elle est aussi un des lieux du monde où s’affrontent des propositions contraires. Tous les poètes n’apprécient pas les pauvres, les noirs, les migrants, la justice sociale, l’égalité humaine, l’amour libre et le droit du travail. Mais laissons aux conformistes la bataille pour sauver «leur monde». La poésie, ou plus exactement une partie des poèmes du monde peut encore nous rappeler, nous soumettre à la proposition que nous n’avons pas toujours bien fait le monde et que nous pouvons le faire autrement, corriger ce déficit de merveilles qui fait la vie courante. Le poème peut, dans sa bonhomie subversive ou son radicalisme, devenir cet être de langage qui défie nos quiétudes et nos assoupissements en nous enfonçant dans la gorge, ou la tête, ou le cœur, cette proposition tellement lucide qu’on la prend pour naïve : « si nous le voulions, il n’y aurait que des merveilles ».
(1) René Philoctète 1932-1995
(2) Davertige 1940-2004
« J’ai mis le bonheur en bouture
de l’autre côté de ma tête
et nourri le rêve barbare
d’abattre sur la ville les vents qui rient la nuit
que vienne ma joie de troubler le rot du
[vulgaire
de ramollir son ossature
pour lui faire échine plus souple
cœur moins coriace
et disponible
pour la brisure des certitudes
au toucher du baiser de lune »
Extrait de « C’est avec mains qu’on fait chansons, anthologie poétique », de Lyonel Trouillot. Le Temps des cerises, 103 pages, 10 euros (2015).
Rêve, poésie et symbole !
Un manifeste pour sortir de la Grise !
Georges Colleuil
[…] La poésie! Le sens commun en fait une activité oisive, romantique, fleur bleue. Un refuge ou une fuite. Là aussi le préjugé est solide. Là aussi l’étymologie fait réfléchir. Le mot poésie vient d’un verbe grec (poëin) qui signifie «Faire, construire». Il n’y a rien de plus concret et bâtisseur que la poésie. La poésie permet le réenchantement du monde, ce qui manque cruellement à nos sociétés décadentes. La poésie est la face sensible de l’alchimie. Lorsque Baudelaire sublime une charogne pourrissant dans un caniveau, il fait jaillir… les fleurs du mal. L’alchimie n’est pas un idéal périmé, bien au contraire. L’alchimie est une philosophie de la vie qui nous engage à décanter nos parts d’ombre pour en faire surgir une nouvelle conscience. Nos économies mondiales on réussi le coup d’éclat de faire de l’alchimie inversée. Plutôt que de transformer le plomb en or, elles ont transformé l’or en papier puis ont supprimé l’or.
Article complet : https://www.georgescolleuil.com/creations/articles/manifeste-pour-sortir-de-la-grise_34.htm
Agenda
Welttag der Poesie 2023 – Journée mondiale de la poésie
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