L’AMANT DE LA FORÊT
On a trop répété que nous vivons à une époque de doute. Ce mot lui-même n’est pas juste. Hélas ! douter, c’est croire encore ; douter, c’est effeuiller les croyances, comme fait l’ingénue des pétales d’une marguerite, afin d’y chercher le dernier mot du destin ; douter, c’est hésiter, c’est s’arrêter, c’est retourner à la foi, et par la foi à la nature immortelle, à Dieu créateur. Notre âge n’est pas l’âge du doute, bien s’en faut : c’est l’époque de l’affirmation, de l’affirmation mathématique ; la vérité n’est plus cette belle femme sans voiles qui grelotte au fond d’un puits, ni même cette lumineuse émanation du beau et du bien que recherchait l’antiquité. Non, c’est une petite personne bien froide, bien sévère, immatriculée à son numéro d’ordre, qui se prouve par une équation algébrique et ne permet pas la discussion. Elle est ou elle n’est pas ; mais, quand on l’affirme, on la prouve. Les petits garçons de cinq ans ne croient plus aux vieilles lunes que le bon Dieu serre avec soin dans ses armoires quand elles sont usées. Ils apprennent la cos-mo-gra-phie !
Le temps est dur aux rêveurs, c’est l’âge de fer : non pas que cette magnifique époque dans laquelle nous avons le malheur de vivre n’ait pas sa grandeur, elle aussi. L’époque des chemins de fer, de la télégraphie électrique, de la photographie, est certainement appelée à tracer un lumineux sillon dans l’histoire de l’humanité. Mais que voulez-vous ? Il y a des esprits têtus pour lesquels la légende était un besoin comme le sol et l’eau, qui fleurissent comme les giroflées sauvages sur le sommet des vieilles tours (dont vous ne voulez plus même pour faire des signaux télégraphiques), qui verdoient dans tes forêts, chantent avec les ruisseaux, bruissent avec le vent, savent la langue que chantent le merle, le bouvreuil et la fauvette, conversent avec les fleurs du marais, ces belles fleurs à l’odeur si pénétrante, sont heureux de la rencontre d’un insecte, déjeunent d’une aube enflammée et soupent d’un coucher de soleil. Ce sont les paresseux, dites-vous, les originaux, les inutiles. Chers inutiles d’une époque utilitaire, vous êtes la joie de mes yeux et le rafraîchissement de ma pensée ! vous êtes la tradition, la légende vivante, la poésie rêvée et souvent la poésie parlée. Vous êtes la mystérieuse tribu hiératique qui, dans la terre civilisée des Pharaons, au milieu des merveilles de Thèbes et de Memphis, a pris soin des saints vases et entretenu le feu qui brûlera le buisson d’Horeb. L’amour de la nature vous a marqués d’un sceau commun, indélébile. Vous vous reconnaissez soudain à certains signes, avant même que vous ayez parlé ; vous êtes de la même famille, vous pouvez rompre le pain de l’intelligence, vous êtes tous les fils de la nature, de celte nature immuable que nous n’aimerons jamais assez, et que les Romains appelaient leur mère : Alma tellus !
Parmi ces hommes légendaires, — j’emploie cette expression à dessein, — race qui disparaîtra si le progrès continue, il n’en est pas dont la physionomie m’ait plus frappé que celle d’un homme dont je ne vous dirai le nom que plus tard. Qu’il me suffise de l’appeler quelque temps encore l’Amant de la forêt de Fontainebleau. La première fois qu’il me fut présenté, je fus frappé de l’aspect rugueux de ce chêne humain, plein de douceur et de sérénité. C’est un homme d’un âge indécis et flottant, ou plutôt qu’importe l’âge, puisqu’il est encore dans la frondaison. Il porte sur un corps solide, plusieurs fois ébranché au printemps, une tête abri des bonnes pensées et des convictions inébranlables. Ses jambes de paysan, arquées avec force, tiennent par de vigoureuses racines au sol natal. Comme la double bifurcation d’un arbre, elles se réunissent à peu de distance de terre pour offrir un large point d’appui au corps robuste et sain du bonhomme. Oh ! je ne crains pas que cette épithète l’offense ; la bonhomie sent son terroir gaulois. C’était la grande qualité française. Demandez au bonhomme la Fontaine.
L’ Amant de la forêt n’offre pas au physionomiste de grands problèmes à résoudre. C’est une tête calme et simple et reposée comme la nature. La douceur du ciel bleu est au fond de ce regard observateur et timide ; la bienveillance égaye d’un sourire les coins de cette bouche ouverte aux bonnes paroles. Le front est large, à plans unis. Quelques rides légères, comme de petites ondes sur un lac tranquille, courent d’une tempe à l’autre ; mais ce n’est pas l’orage des passions qui les a fait bouillonner. Dans la tranquille existence que mène cette âme éprise de verdure et de fleurs, il n’y a pas de place pour les mauvais instincts. Tout au plus le spectacle de la méchanceté lui arrache-t-il quelques plaintes vite réprimées. Hélas ! il n’y a plus de déserts où l’homme de bonne foi puisse se retirer. J’ai trouvé un cottage dans chacun des flots épars au milieu des lacs de Killarney, qui jadis servirent d’asile aux saint Dunstan, aux saint Columban, à tous les pieux cénobites de l’île des saints. Là où s’élevait la prière, on entend aujourd’hui le piano !
Il y a vingt ou vingt-cinq années, l’ Amant de la forêt arriva un beau matin dans cette ville de Fontainebleau ; chère aux artistes, par une des avenues de cette forêt qu’il ne devait plus quitter. Comme Pétrarque à l’aspect de Laure, il comprit tout de suite, au premier regard, que son sort était fixé, qu’il ne devait plus songer à quitter ces beaux arbres, cette grandiose nature dont son cœur était épris à toujours. Son âme d’ancien soldat s’ouvrit aux saintes et pures émotions de la tendresse pour une terre qu’il n’avait pas vue jusqu’à ce jour ; car, je le répète, il avait été soldat. Mais est-il profession qui dispose mieux à l’amour ? Les plus glorieux capitaines ont été les plus grands amants. Bref, la forêt le prit tout entier avec les mille séductions de ses rochers, de ses chênes, de ses solitudes peuplées de bruyères et de lézards. Elle l’attira avec la chanson des mélèzes, ses plaintes d’orgue gigantesque sous les pins, la houle de ses vastes ondes ; les perspectives de verdure à vol d’oiseau ravissaient cette âme enthousiaste, qui n’avait encore contemplé que des perspectives de baïonnettes ; de petits coins de bois parfumés de la senteur éclose sous la pluie fraîchement tombée le mettaient hors de lui. C’était comme un enfant qui vient de découvrir sur son nid l’oiseau qui couve, ou plutôt c’était un amoureux qui prend possession de ce troisième degré de l’amour dont parle André le chapelain, dans son livre de Arte amatoria. Il avait la jouissance des embrassements les plus intimes. De ce jour, le rêveur ne s’appartint plus. Vie et fortune, la forêt le prenait et l’accaparait. Elle lui rendit mille joies en échange de sa tendresse et de son or ; car il fallut que le modique avoir du soldat, cette obole amassée avec tant de patience et de courage, vînt s’engloutir, comme une pierre, dans l’abîme où l’entraînait la charmeresse. L’ Amant de la forêt devint presque son entreteneur. Qu’importe ! est-ce que l’amour ne vit pas seulement de sacrifices ? Le jour où le phénix ne se brûla plus sur le bûcher, ce ne fut plus le phénix, ce fût le canard de la mythologie. Mais au moins cet or servit à parer la forêt, à la rendre attrayante aux yeux les plus indifférents, et lui, comme il était heureux chaque fois qu’il adressait un nouvel hommage à la préférée !…
Un jour, on ne sait pas pourquoi, l’Amant de la forêt, pris de je ne sais quelle manie voyageuse, fit mine de vouloir s’éloigner. Ce jour-là, on vit se renouveler le prodige qui signala la mort de Daphnis : « Les lauriers eux-mêmes le pleurèrent ; ils le pleurèrent aussi, les myrtes, le Ménale couvert de pins, et les pierres du glacial Lycœus le pleurèrent également. » La forêt ne voulait plus se consoler, parce que son amoureux n’était plus là. Mais un beau jour on le vit revenir plus vite qu’il n’était parti, plus épris que jamais ; et les bûcherons commencèrent à se raconter une histoire pareille à celles qui se murmurent dans le Hartz, à la lueur d’un feu de tourbe et de bruyère sèche :
En Poméranie, un garçon saunier avait une femme avec laquelle il ne restait qu’à contre-cœur, parce qu’il la savait magicienne. Résolu de la quitter, il prétexta un voyage dans la Hesse pour voir ses amis ; mais sa femme ne voulait pas le laisser partir, car elle craignait qu’il ne revînt pas. Il partit néanmoins. Après quelques jours de marche, un bouc tout noir vient derrière lui sur la route, se glisse entre ses jambes, l’enlève et le ramène, non par la grand’route, mais en droite ligne, à travers les fourrés et les clairières, les prés et les forêts, par-dessus les terres et les eaux, et dans l’espace de quelques heures, le dépose, éperdu, tremblant, suant, hors de lui-même, à la porte de son logis. Sa femme, en le voyant, lui dit d’un ton moqueur : « Te voilà donc revenu, vaurien ? Qui te ramène si vite ? » Lui, savait quoi répondre s’il l’eût voulu ; mais il ne voulait pas, car il la craignait.
Ce ne fut pas précisément un bouc qui ramena l’ Amant de de forêt sous les ombrages de sa belle ; ce fut l’incommensurable ennui qui s’empare de toute âme éloignée de ses amours, ce fut la nostalgie des flots de bruyères et des massifs de houx. Qu’elle fut touchante leur réunion ! quels reproches, quels aveux ils échangèrent ! quels serments de ne plus se quitter ! La forêt bruissait doucement sur le passage du préféré. Le hêtre, que sa grande taille favorise, avertissait l’ormeau de son approche ; le chêne poussait le sapin du coude ; les buissons se hissaient pour regarder par-dessus l’épaule du coudrier ; la petite bruyère elle-même ondulait pour saisir son passage à travers la clairière pleine d’ombre. C’étaient partout des chuchotements, des rires de joie, des soupirs étouffés : c’est lui, c’est bien lui ! et les fleurs secouaient leurs cassolettes pour le parfumer, et les oiseaux chantaient son éloge sur tous les tons de la gamme. Lui, marchait de ce pas ferme et glorieux que le Psalmiste donne à l’Époux ; son clair visage reflète les teintes de chaque verdure, il a la joie dans l’âme, il a la plénitude du bonheur.
Depuis ce jour, l’ Amant de la forêt ne s’est plus éloigné. Qui ne l’a rencontré souvent dans ses pérégrinations matinales ? Les bons bourgeois de Fontainebleau dorment encore, qu’il est sur pied. Sa toilette est vite faite. La mystérieuse amante n’a que faire de somptueux habits. Ce qu’il lui faut, c’est un cœur pur et droit pour l’aimer comme elle entend l’être. L’ombre lutte avec l’aube naissante dans les rues silencieuses qu’il traverse, sur les murs sa silhouette semble le précéder. Le bruit de son bâton de houx, frappant le pavé d’un coup sec, éveille le chien de garde qui gronde, mais se rassure bientôt. Il sort par une des portes de la ville, il quitte les chemins frayés. Ivre d’impatience et d’espoir, les yeux tournés vers l’Orient pour y découvrir les premières teintes du matin, il s’avance vers la forêt, il en aspire les senteurs résineuses, il étend les bras vers les grottes, vers les chênes, il voudrait les réunir tous dans un embrassement universel. Joie, innocence, délices que ne connaîtra jamais le vulgaire, vous suffisez à ce cœur de vieillard amoureux, de cet enfant chargé d’années et de bonnes œuvres, qui s’est fait un bonheur tranquille, au-dessus de la méchanceté des hommes, et qui, en cherchant la félicité, rencontrera peut-être le renom pour lequel s*agitent les ambitieux de toute sorte, les poètes et les héros.
Je ne vous ai peut-être pas dit encore quel était le nom de ce sage, de ce philosophe, de cet amant. Mon cher Denecourt, ne l’avez-vous pas rencontré dans vos promenades à travers la forêt ?… Si vous lisez par hasard cet article, ne lui dites pas que j’ai fait son éloge : car c’est un homme modeste qui serait plus embarrassé d’un panégyrique qu’un pivert d’une racine de mandragore ; car l’hiver qui fit tomber ses neiges sur la barbe du bonhomme a mis dans son cœur un grand détachement de toutes ces frivolités, et peut-être, pour venger son amant, la forêt ferait choir sur ma tête l’arbre maudit qui faillit tuer Horace, et que le poëte a invectivé :
Te triste Hgnum, te caducum
In dnmini caput immerentis.
ALFRED BUSQUET
1819-1883
Alfred Busquet, né le 19 décembre 1819, débuta dans les lettres en 1843. Ce fut seulement en 1854 que parut Le Poème des Heures, annoncé bien des années auparavant. Appréciée de la haute critique, goûtée des lettrés, des délicats, cette belle œuvre n’arriva pas jusqu’au grand public dont l’auteur dédaignait le suffrage, mais elle classa du premier coup Alfred Busquet au rang des poètes.
Il publia successivement en 1861 La Nuit de Noël, et en 1872 Représailles, poésies patriotiques inspirées par la guerre de 1870.
Ses dernières œuvres ne furent réunies qu’après sa mort ; deux volumes de Poésies, qui contiennent toute sa vie, Le Triomphe de l’Amour, drame en vers, puis une pièce en prose, La Comédie du Renard, charmante et intéressante restauration du moyen âge.
Alfred Busquet était un poète timide, rêveur mais non paresseux ; il évitait le bruit, et, par une pudeur littéraire assez rare, redoutait la publicité. M. Maxime Gaucher a dit de lui dans la Revue Bleue :
« L’homme ne se livre pas tout entier par des confidences comme en font certains poètes, — confidences qui sont des confessions générales ; — il se laisse deviner. À travers les voiles discrets on entrevoit une nature tendre, rêveuse, quelque peu indécise et faite pour la contemplation plus que pour l’action. Le poète a cette physionomie particulière qu’il est tour à tour de toutes les écoles sans s’être enrégimenté dans aucune. Tantôt c’est un classique pur, tantôt un héritier de Chénier, tantôt un romantique hardi ; à de certains moments on dirait un parnassien. Est-ce éclectisme ? Non. Il n’a pas tenté de fondre en une seule nuance les couleurs des différents drapeaux ; il a été toujours lui-même en étant tour à tour celui-ci et celui-là : il a suivi la fantaisie et obéi à l’inspiration du moment. Ce qui donne cependant une certaine unité à ces pages si diverses de ton et d’allure, c’est qu’on y sent toujours comme une senteur d’antiquité, alors même qu’elles sont à la mode du jour. Alfred Busquet était un adorateur fervent des littératures anciennes, et il s’en était si fortement imprégné qu’il en portait avec lui le parfum, sans y songer. C’est ainsi qu’il était chrétien et païen tout ensemble, mêlant aux Apôtres Sémélé, Procris, les Naïades et les Dryades. Ses vers font à la fois envier l’homme et apprécier le poète. »
Les œuvres d’Alfred Busquet ont été éditées par Hachette et A. Lemerre.
Découvrir sa poésie : https://fr.wikisource.org/wiki/Anthologie_des_po%C3%A8tes_fran%C3%A7ais_du_XIX%C3%A8me_si%C3%A8cle/Alfred_Busquet
Voir aussi :