- 3-1. La rencontre avec soi : l’éloge de son existence unique
- 3-2. La rencontre avec tout Autre : l’éloge de la diversité et de l’équité
- 3-3. La reconstruction de soi dans la douleur et la solitude
- Conclusion
3-1. La rencontre avec soi : l’éloge de son existence unique
Face à moi-même et devant mes yeux, s’étale mon ombre bien noire sur le sable jaune. Ceci est mon ombre. Ma propre ombre que rien, ni personne, même pas moi-même ne peut effacer de la surface de la Terre. Oh, moi-même ! Pour la première fois, frappé par une impression de faire exactement face à moi-même et de me voir, je n’ai cessé de contempler, dans cette grande solitude désertique, longtemps et fixement, cette ombre sur le sable immobile. Combien sentis-je un violent amour à l’égard de mon ombre ?
Il ne nous semble pas que l’ombre traduise ici une sorte de dédoublement de soi chez l’auteur, mais plutôt, qu’elle narre, par excellence, la prise de conscience de sa propre existence individuelle et singulière ; autrement dit, la reconnaissance de son être réel et indéniable. Et celle-ci procure à Nagai une capacité d’introspection qui, certes de manière quelque peu conflictuelle, donne naissance au désir de devenir librement ce à quoi il aspire et de se libérer de ce qui l’en empêche :
Qui a fabriqué le rêve faux qu’est la liberté ? Mes parents m’ont créé à leur gré sans me demander mon avis. Le Japon a fait de moi un Japonais sans attendre mon accord et avant que je ne connaisse la nature de ce pays, ni ses mœurs, ni rien. Au nom de quel enthousiasme, aurais-je une obligation de porter sur le dos un devoir, insensé, à l’égard des parents et du pays ? Mon ombre est la mienne, donc je l’aime. […] Je n’ai pas envie de rentrer au Japon. Je n’ai pas non plus envie de retourner en Europe. J’eus l’envie de continuer de contempler seule mon ombre noire, pour toujours, pour toujours.
Ce chapitre est d’une force émotive notable et témoigne, comme le titre le suggère – « Désert » –, d’une nouvelle étape dans la traversée intime de Nagai : étant entouré du monde désertique au sens propre comme au sens figuré, il rencontre le noyau de son être, jamais totalement définissable ni par la culture de son pays d’origine ni par celle d’autres pays. Aussi, le désir de n’être à nul lieu culturel – ni au Japon ni même en France que pourtant il aime tant – témoigne de son terrible désir de naître par et à soi-même, en se défaisant de tout ce qu’il sent avoir subi et en se renouvelant par ce qu’il choisit par lui-même, afin de devenir celui qu’il veut être.
Cette attirance de Nagai pour l’existence plutôt que l’essence, c’est-à-dire le développement de l’individu en tant qu’entité libre de sa propre volonté, est une influence certaine de l’Occident de la philosophie des Lumières à laquelle il semble être particulièrement sensible. Mais cela lui coûtera la censure de son récit en 1909.
Pourtant, quarante ans auparavant, les dirigeants de Meiji réclamèrent hautement la nécessité pour chaque individu d’acquérir la connaissance et, pour ce faire, de s’ouvrir au monde et d’accueillir la culture occidentale ; depuis lors, les principes de la philosophie des Lumières comme la démocratisation du savoir ou l’indépendance individuelle étaient promus en tant qu’un des axes fondateurs de l’ère Meiji. Cela étant dit, cet apport occidental ne pouvait être que formel, du fait de l’absence d’un besoin fondamenta et compte tenu d’une différence culturelle considérable. En outre, la conviction individualiste de Nagai était l’antithèse de ce que prêche la morale confucianiste profondément ancrée au Japon ; au fond, le gouvernement se servait de celle-ci, au début du XXe siècle, pour préserver le sentiment national du peuple, dans sa conduite du pays de plus en plus militariste, impérialiste et affirmative de son égalité avec l’Occident.
D’ailleurs, le fait est que cette « égalité » avec l’Occident était le but ultime pour le Japon depuis sa réouverture ; de même que la « marche vers la civilisation » – autrement dit toutes les démarches consistant à reproduire la recette de la modernité, entreprises apparemment de manière fort enthousiaste – fut le moyen de revendiquer cette « égalité » ; tout cela ne reflète désormais qu’une vanité aux yeux du voyageur-écrivain qui eut une révélation puissante sur l’existence. En effet, la certitude existentielle qu’il eut face à son ombre lui a permis de prendre conscience non seulement de la singularité de sa vie et de son être, mais aussi de l’unicité de toute chose, de tout être, de toute culture, dont l’ensemble constitue la diversité du monde. Aussi, il dévoile la fausseté qu’il y a à vouloir mesurer les uns et les autres autour d’une norme commune, en l’occurrence, les savoirs et les cultures occidentaux.
3-2. La rencontre avec tout Autre : l’éloge de la diversité et de l’équité
Cette vision de l’être et du monde se solidifie une fois de plus, lorsque son navire du retour s’arrête à Port-Saïd, toujours sous influence turque : Nagai est frappé par la singularité et l’identité perceptible de la ville, des habitants et des mœurs que cette civilisation lui semble garder, contrairement au Japon, bien que celle-ci soit géographiquement plus proche de l’Europe que celui-ci ne l’est :
Je me suis prosterné avec un respect chaleureux. Je chérie la Turquie. […] Car au moins elle n’est pas un pays d’hypocrisie. Ce n’est pas un pays d’hypocrisie comme le Japon qui, avec son angoisse, sa terreur, sa vanité et sa légèreté de vouloir se faire approuver parmi les pays occidentaux, rafistole sans cesse l’apparence de sa fausse civilisation. Ce n’est pas un pays ainsi mesquin. Ô haïssable est la civilisation de Meiji ; ce n’est pas par l’ostentation vaniteuse que vous les Européens avez porté votre dévotion au christianisme, médité la liberté et fondé la Constitution ; l’épaisseur du sentiment d’amitié que vous pouvez avoir pour un étranger n’a pas le même sens d’accueil des étrangers par mon pays qui essaye coûte que coûte d’étouffer la rumeur du péril jaune ; vos recherches en arts et en sciences n’ont pas pour unique but d’obtenir la récompense aux Expositions Universelles ; la splendide civilisation que vous avez apprise auprès de la Grèce est née d’une aspiration beaucoup plus profondément enracinée. Par conséquent, la Turquie – qui n’a pas cette aspiration – demeure, ô combien, extraordinairement et courageusement turque.
À l’instar de la capacité d’introspection, la traversée du monde en cinq années nous semble avoir doté Nagai d’une qualité d’observation d’un civilisationniste : la comparaison franco-germanique ou franco-anglaise, l’image de l’Italie, l’intérêt pour l’Espagne, les pensées teintées de l’orientalisme, l’observation faite sur les marginaux ou les errants de l’Europe, etc., bref, une diversité d’intérêts pour les différentes cultures marque l’œuvre, pourtant dédiée à la France. Soulignons également que « la plupart [de ceux-ci] ne proviennent pas d’un simple exotisme, mais qu’elles s’exposent en tant que signe d’une diversité toute naturelle de maintes civilisations ». Cet aspect nous semble primordial pour comprendre la transformation du regard que porte l’auteur d’abord sur le monde, puis sur son propre pays. En fait, son regard semble saisir la notion d’équité plutôt que d’égalité : si la France demeure élue pour lui car elle comble son sens esthétique et correspond à sa sensibilité, d’autres pays, conscients de leurs propres valeurs à l’exemple de la Turquie, ne semblent pas pour autant faire défaut à son estime. Dès lors, il trouve une attitude corrompue au Japon de Meiji, semblable à celui qui, pour en faire un profit concurrentiel, abandonne son propre arbre et essaye seulement de récolter les fruits d’ailleurs ou de transplanter l’arbre déjà grand, sans essayer de l’élever ni de préparer la terre.
3-3. La reconstruction de soi dans la douleur et la solitude
Il est notable que, d’une part, bien que Nagai ait travaillé quelques temps dans une banque japonaise en France, ce fut uniquement pour lui une question pécuniaire, et il fuyait toute fréquentation avec ses collègues qui étaient pourtant des rares compatriotes ; sa vie privée et solitaire était composée de ses sorties improvisées et de ses lectures ardentes de Baudelaire. En somme, il semblerait qu’il aurait été fort souvent seul en France.
Et d’autre part, la représentation de la France de Nagai repose sur ses observations et ses contemplations des paysages urbains et naturels dans chaque lumière et par tous les temps ; ses flâneries dans des ruelles anciennes que les lumières urbaines n’atteignent pas ; ses fréquentations des lieux de spectacles et de plaisirs ; en somme, il aurait découvert en France sa propension à vivre de façon bohème, hédoniste qui, en filigrane, rejoint un certain aspect de la culture d’Edo – ère précédente de celle de Meiji.
Il semblerait en effet qu’il serait entré dans une solitude spatio-temporelle significative : non pas une solitude qui s’observe à travers l’individualisme chez chaque composant de la société moderne, mais une solitude de celui qui s’écarte peu à peu de la société humaine, d’une temporalité moderne et d’une réalité historique. Il s’agit d’un déracinement plus profond et existentiel qui ne se réduit pas à celui de son origine. Et c’est avec cette solitude existentielle qu’il rentre au pays, avec, également, sa vision de l’équité et de l’unicité de chaque existence, sa propre temporalité – qui n’est pas celle du Progrès – et son choix de la vie solitaire et sans concessions, où prime l’esthétique sur le reste.
Au retour au pays et après la censure du Conte de France, le changement est manifeste chez Nagai : il s’inspire désormais de ce qui lui semble avoir longtemps et lentement façonné et affiné la singularité de son pays et qui, au profit de l’efficacité moderne et du pouvoir international, est en train sinon de se perdre, du moins de s’altérer. En effet, ses romans ultérieurs au ton nostalgique et flegmatique prennent pour thème amour et passion, en dépeignant les relations humaines particulières entre les geisha et les hommes d’autrefois : thème caractéristique de l’époque Edo, tant la littérature et le théâtre d’alors l’avaient recouvert ; d’autre part, Nagai manie, comme motif, la nature poétique des lieux emblématiques de l’époque d’Edo, le mode de vie traditionnel, le regard rétrospectif porté sur des paysages qui, en réalité, n’existent plus du fait de la modernisation… Des portraits, des mœurs et des mentalités d’autrefois ainsi ressuscités sous la plume de l’auteur, émanent une certaine douceur de vie, l’insouciance du lendemain, l’éphémère, le temps cyclique, l’invisible voire le fantastique, l’irrationalité, la miséricorde naturelle… Bref, il s’agit des traits dont l’ensemble avait forgé un univers certain appelé aujourd’hui la culture traditionnelle et dévalué par un état d’esprit particulier à l’ère Meiji, considérant la modernité comme étant la seule forme de civilisation estimable.
Conclusion
Reprenons nos réflexions du départ sur la censure gouvernementale et la raison de celle-ci : son éloge de l’étranger et son regard critique porté sur son pays.
Il est vrai qu’il avait une forte attirance pour l’Occident qui s’est, par la suite, manifestement polarisée sur la France, et ce jusqu’à cultiver la poétique et la mélancolie de l’écrivain. Toutefois, soulignons les trois points suivants.
Premièrement, ce penchant occidental n’est qu’une réaction parmi d’autres envers l’époque qui s’est caractérisée par l’occidentalisation commandée du haut de l’État japonais, ou encore, la disposition d’une parcelle de culture occidentale : disposer au sens de mettre en place quelque chose selon un certain ordre en vue d’une certaine fin, et non au sens de rendre disponible, tenir en sa possession de manière à pouvoir s’en servir librement ; une réaction envers l’époque que Nagai eut en voulant dépasser la convention politique et sociale, découvrir, sentir et vivre librement ce qu’est l’Occident, ou surtout, ce que le Japon n’a pas disposé de celui-ci. Il s’agit d’une démarche très personnelle et nouvelle qui est aussi un produit issu de cette époque.
Deuxièmement, pénétrant une France par la nature, la langue et la littérature, et aussi tout simplement par la vie de tous les jours, réciproquement, ce pays d’une poésie vivante mélancolique, dit-il, le traverse et l’en imprègne si bien que celui-ci devient une partie intégrante et immanquable de son identité.
Toutefois, et troisièmement, celle-ci ne peut être reconstruite par la France que partiellement et non complètement. C’est surtout au travers de la zone grise de déracinement que se fera sa reconstruction. Celle-ci s’appuie en effet sur sa conviction de l’unicité de toute existence et de toute culture, ainsi que de l’intégrité de chacune d’elles. Cette vision consistant à vouloir apprécier chaque culture à sa juste valeur ne signifie pourtant pas avoir un goût pour ainsi dire gratuit pour l’étranger ou l’Occident. Même, ne pourrions-nous pas percevoir dans cette vision un sentiment patriotique, une tentative de relativiser l’Occident par rapport au Japon et au reste du monde ? Cette vision n’aurait-elle pu avoir une saine fonction compensatrice à l’égard du complexe d’infériorité qui rongeait le Japon depuis 40 ans, dont la montée du nationalisme dès 1890 est une des expressions ? ; et aussi une fonction révélatrice de la culture propre au pays à considérer à sa juste valeur ? Il nous semble dès lors que s’opère ici un malentendu réellement majeur entre l’État japonais et l’auteur, en mettant en impasse l’expression originale et clairvoyante de celui-ci, mais peut-être trop directe pour les censeurs. Nagai ne tenta toutefois pas de forcer cette impasse. Fut-il inhibé, indifférent, sage ou futé ? Quoi qu’il en soit, il tourna le dos à la réalité contemporaine, pour vivre, à travers ses romans, son idéal nostalgique du Japon d’avant la modernité, et chemina bel et bien dans une voie d’écrivain durant quasiment un demi-siècle.
Source
Naoko Tsuruki, « Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi », paru dans Loxias-Colloques, 15. Traverser l’espace, Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi, mis en ligne le 17 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1435.
Voir aussi :