Furansu monogatari (Conte de France) de Kafû Nagai : 2. La limite de la déconstruction de soi par l’Autre

  1. 2. La limite de la déconstruction de soi par l’Autre
    1. 2-1. La passion pour la France atteint son apogée
    2. 2-2. de la France vers… le vide ?
  2. Source
2. La limite de la déconstruction de soi par l’Autre
2-1. La passion pour la France atteint son apogée

Avec le temps, la langue française devient ainsi une des nourritures précieuses que Nagai savoure avec une grande délectation – on pense d’ailleurs qu’il fut le meilleur francophone japonais de l’époque. Si son rapport aux femmes est uniquement charnel et, sur le plan sentimental, plutôt distancé et rationnel, ce sont les poètes et les écrivains français qui le consolent autant qu’ils attisent sa sensibilité aiguisée par la solitude, à laquelle tout voyageur est plus ou moins assujetti :

[…] il n’y a pas d’autres temps plus douloureux pour un voyageur sans maison ni amis […]. Et c’est un soir comme celui-ci que le son de la pluie ruisselant sur le balcon le fait pleurer sans raison particulière ! D’ailleurs Verlaine le chante :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville
[…].

Au fil du séjour, non seulement la langue et la culture, mais aussi la phonétique ravivent la mystérieuse affinité qu’il éprouve pour le pays :

le serviteur de la pension commença à chanter avec une voix à moitié endormie : « Quoi maman, vous n’étiez pas sage ? – non, vraiment ! et de mes appas, seule, à quinze ans, j’appris l’usage. Car la nuit, je ne dormais pas »… etc., […] dans la cour sous ma fenêtre. Même avec cette voix grossière et campagnarde avec un accent qu’on dirait normand, c’est, me suis-je dit, une chanson populaire française impossible à réentendre, une fois rentré au Japon ; j’ai alors tendu mes oreilles comme si j’écoutais de l’opéra. Ah, pourquoi donc j’aime tant la France ? Ah France, la France ! Depuis que j’appris pour la première fois au collège l’Histoire du monde, mon cœur d’enfant s’est mis à aimer la France sans raison particulière. Jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais eu d’intérêt pour l’anglais. Tandis que lorsque le français vient à ma bouche, j’éprouve un honneur suprême. […] On dit que la fantaisie d’un voyageur et la réalité ne correspondent jamais, mais la France que je vis réellement fut encore plus belle et plus douce que celle que je n’avais pas encore vue. Ah ! Ma France ! Je sens comme si j’étais venu au monde uniquement pour te voir, ma Chère.

Le lyrisme de son écriture s’accroît ainsi certainement chez le voyageur-écrivain à mesure qu’il ressent intensément une affinité inexplicable avec la France. Cependant, quant à la tentative d’extériorisation en français de ses propres émois, elle s’avère sinon embarrassante, du moins incertaine :

automne – pluie – soir – lanterne – voyage – froid –, ainsi il m’est arrivé de répéter dans ma bouche des substantifs comme ceux-ci en langue française, en y mettant un certain rythme. Car, seulement pour moi et à cet instant-là, ces mots me donnaient l’impression de devenir un poème significatif.

De même, le voyage aiguise la sensibilité à la beauté et à la mélancolie du jeune Japonais, et sa dimension émotionnelle culmine sur le bateau du retour vers son pays natal :

Les étoiles claires du crépuscule […] commencent déjà à étinceler. Depuis un moment je regarde fixement cette lumière sublime, et là, une émotion poétique, difficile à définir, vient jaillir du fond du cœur, que je sens presque impossible de retenir.

Cependant, au moment même d’inspirer pour émettre la voix afin d’extérioriser cette émotion, il ne sait pas quel langage prendre : des mots ? un air ? en quelle langue ?… :

J’essaye de sortir ma voix en disant « la, la, la… » ; mais je suis hésitant même pour cela, en ne sachant pas quelle mélodie je devrais chanter. Étant fort troublé, je tente à tout prix d’extirper de ma mémoire un air quelconque dont je me souviendrais bien. […] Un moment après, un air sicilien […] vient à l’esprit. Cet air comportant en lui une passion brulante de l’Italie du sud et, quelque part, la mélancolie du bord de mer, […] il n’y a pas, me suis-je dit, de chant plus idéal que celui-ci pour moi qui suis à bord à présent, […] je me prêtai alors à la première phrase – « O Lola, bianca come »… puis je ne me souviens plus de la suite. Bon. En effet, c’est en italien, que je ne connais pas bien.

Il cherche à nouveau un autre chant et finit par trouver un chant de l’opéra Tristan et Isolde.

Cependant, cette fois-ci, il n’y a que les paroles dont je suis sûr, et non l’air […]. Allons bon ! Pourtant je désire tant chanter, mais il m’est tout de même difficile de chanter des chants européens. Moi qui suis né au Japon, n’y-a-t-il pas d’autre moyens que de chanter des chants de mon pays natal ?

Il essaye alors de trouver un chant de son pays natal qui exprimerait l’émotion du moment. Après l’examen de plusieurs chants traditionnels, sa réponse est négative :

Cela m’a totalement désespéré. Je me dis que, même si je suis remué par tant d’émerveillement débordant et d’émoi confus, je suis d’une nation qui n’a pas de musique permettant d’exprimer ce genre d’émotion.

2-2. de la France vers… le vide ?

Peut-être aurait-il simplement manqué de pratique et d’entrainement musicaux. Néanmoins ce passage, durant cinq pages, s’accroît en émotion douloureuse qui marque une prise de conscience poignante chez le voyageur-écrivain, à savoir que son émoi, attisé pourtant par le contact du monde et ressenti à cet instant du voyage, ne trouve toutefois aucun langage adéquat pour être exhalé. Car entre le fait d’absorber et de comprendre subtilement une culture d’adoption et le fait de la vivre spontanément et pour ainsi dire nativement, l’écart semble à Nagai certain et irrémédiable, au point de lui faire se demander « pourquoi [il n’est] pas né Français ».

Dès lors, sa première phase de traversée, c’est-à-dire la déconstruction de soi par la connaissance de l’Autre, arrive à son terme. Autrement dit, dans son cheminement de transformation par et vers l’autre culture, il atteint ici un point ultime où se révèle une indissolubilité au sens propre comme au figuré : entre l’Autre – la France – dont il voudrait totalement faire partie mais ce à quoi il ne peut entièrement parvenir et le Moi qu’il fut autrefois mais qu’il n’est plus à présent, il se trouve dans un entre-deux insoluble. Par ailleurs, ce n’est certainement pas par hasard que ce chapitre s’intitule « la Méditerranée en crépuscule » : c’est, dans l’ordre présenté dans l’ouvrage, le dernier chapitre dédié à l’Occident, avant d’entrer à la partie dédiée à l’Orient voire à l’Extrême-Orient ; et ce pour, nous semble-t-il, manifester cet entre-deux.

Ceci traverse une importante partie du récit et constitue un état à la fois fragile et puissant où viennent tour à tour s’insinuer l’ivresse et le bonheur de vivre, la solitude et la lassitude de vivre, se traduisant tantôt par un sentiment de déracinement, tantôt par une sensation de liberté. C’est dire si toutes les possibilités de vie semblent envisageables à Nagai – du moins mentalement. C’est ainsi que l’auteur fait dire au protagoniste d’une des nouvelles que contient l’ouvrage, dans sa toute première version avant la censure, qu’il « voudrait s’ôter la nationalité et devenir vagabond sans appartenance aucune, comme les Gypsies2». Ce mode de vie lui semble même presque un idéal de la vie humaine :

Vagabondage. Sans toit. Errance. Ô combien et pourquoi les sons de ces mots résonnent, à chaque fois, profondément dans ma poitrine, avec tristesse et nostalgie. Vagabonder : ne serait-ce pas cela, la voix véritable de la vie.

La fuite de la réalité ou la recherche de la vérité ? Ou les deux à la fois ? C’est à son double que l’auteur donne la possibilité de poursuivre cette errance, en le faisant aller en Amérique latine, tandis que lui doit se confronter à sa réalité, c’est-à-dire, rentrer dans son pays natal. Que cette interrogation existentielle puisse sembler illusoire ou fantasmatique, ce n’est pas ici le propos majeur. Ce qui est important pour nous est que c’est dans cette phase d’entre-deux, dans laquelle seules la solitude et la liberté sont saisissables, que l’auteur gagne un sentiment fort de sa propre existence.

Source

Naoko Tsuruki, « Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi », paru dans Loxias-Colloques, 15. Traverser l’espace, Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi, mis en ligne le 17 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1435.

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