
Naoko Tsuruki : Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi
Naoko Tsuruki, « Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi », paru dans Loxias-Colloques, 15. Traverser l’espace, Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi, mis en ligne le 17 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1435.
- Naoko Tsuruki : Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi
- NAGAI Kafū, Shinpen Furansu monogatari, Hakubunkan,1915
- Morceaux choisis
Résumé
Le vécu du monde occidental, notamment celui de la France (1907-1908), marque indéniablement la vie et les œuvres de l’écrivain japonais Nagai Kafû (1879-1959), dont témoigne son récit de voyage Furansu monogatari [Conte de France]. Employé de banque à la ville et promeneur insouciant en liberté, il fut, intérieurement, confronté à des interrogations existentielles et identitaires profondes. Sa passion pour la France et même le désir de devenir Français n’étaient en fait autre chose que la manifestation de la recherche de lui-même. Comment le voyage contribue-t-il à cette recherche de soi ? L’article traite ainsi de l’impact de la connaissance de l’Autre sur la connaissance de soi, à travers Furansu monogatari [Conte de France]. L’ouvrage ayant été interdit de publication par le gouvernement japonais d’alors (1909), cette censure a posé à Kafu le problème de la communicabilité de son vécu et, au demeurant, a fait de l’écrivain un être à jamais seul et douloureux.
Plan
- 1. La déconstruction de soi par l’Autre
- 1-1. Du Japon vers l’Occident
- 1-2. De l’Occident vers la France
- 2. La limite de la déconstruction de soi par l’Autre
- 2-1. La passion pour la France atteint son apogée
- 2-2. de la France vers… le vide ?
- 3. La reconstruction de soi
- 3-1. La rencontre avec soi : l’éloge de son existence unique
- 3-2. La rencontre avec tout Autre : l’éloge de la diversité et de l’équité
- 3-3. La reconstruction de soi dans la douleur et la solitude
- Conclusion
NAGAI Kafū, Shinpen Furansu monogatari, Hakubunkan,1915

Après 4 années passées aux États-Unis, NAGAI Kafu se rendit en France en 1907 (an 40 de l’ère Meiji) afin de travailler à la branche lyonnaise de la Yokohama Specie Bank. Il donna sa démission 8 mois plus tard puis séjourna 2 mois à Paris, après quoi il rentra au Japon en juillet 1908. Malgré un séjour assez court, l’influence qu’eut sur Kafu cette expérience française fut très forte, au point que ses œuvres deviennent le point de départ de la fascination affichée pour la France présente dans la littérature japonaise.
Le présent ouvrage est une réédition, modifiée selon les instructions de la maison d’édition à l’encontre de la volonté de Kafu lui-même, de son œuvre précédemment interdite par la censure Furansu Monogatari (lit. « Contes de France »), un recueil de nouvelles écrites à son retour au Japon et publiées dans divers magazines. Les versions publiées à partir de 1918 (an 8 de l’ère Taisho), sont complétées des trois histoires, placées en tête, qui étaient originellement incluses à la fin de son ouvrage Amerika Monogatari (lit. « Contes d’Amérique ») [17-330] : Fune to Kuruma (lit. « Bateau et voiture »), Rōngawa no Hotori (lit. « Sur le Rhône ») et Aki no Chimata (lit. « Rues d’automne »). Il est toutefois possible de lire l’œuvre dans sa composition originale dans le 5ème tome de Kafū Zenshū [KH385-E6], les « œuvres complètes de Kafu » publiées par la maison d’édition Iwanami Shoten.
La France vu par les écrivains
https://www.ndl.go.jp/france/fr/part2/s1_1.html?fbclid=IwAR2WQWGZjP7r7gJGv2mDqaHQTFmdBvsbLo_Tc62yxOCFecYgCSHQVYtuhMo
Morceaux choisis

Le climat de la France éveille les sens

La nature douce de la France comprend en elle une beauté indéfinissable

Contemplation des paysages français

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Breton
Certains poèmes français viennent à l’esprit de notre voyageur japonais au milieu des contemplations de paysages français, et que ce n’est finalement qu’à ce moment-là qu’il vit et comprend profondément ce qu’expriment ces poèmes jadis appris et réappris ; il reprend alors le plus souvent avec ses propres mots la louange des poèmes devenue enfin tangible :
Ah, au sujet de ce crépuscule lumineux et silencieux de la France, se rappelle naturellement à mon souvenir un poème de Jules Breton, peintre français.
Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
s’éteint tout doucement dans les flots de la nuit
Au rideau sourd du bois attachant une braise
Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
Tout devient idéal, forme, couleur et bruit,
Et la lumière avare aux détails se refuse ;
Le dessin s’ennoblit, et dans le brun puissant,
Majestueusement le grand accent s’accuse ;
La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
Et la sourdine rend le son plus ravissant.
Miracle d’un instant, heure immatérielle,
Ou l’air est un parfum et le vent un soupir !
Au crépuscule ému la laideur même est belle,
Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.
[…] En effet, il s’agit de cet instant chimérique, mystérieux et énigmatique où toute laideur se révèle soudain une beauté […]
Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai (1879-1959)
Le meilleur francophone japonais de l’époque

Avec le temps, la langue française devient une des nourritures précieuses que Kafû Nagai (1879-1959) savoure avec une grande délectation – on pense d’ailleurs qu’il fut le meilleur francophone japonais de l’époque. Si son rapport aux femmes est uniquement charnel et, sur le plan sentimental, plutôt distancé et rationnel, ce sont les poètes et les écrivains français qui le consolent autant qu’ils attisent sa sensibilité aiguisée par la solitude, à laquelle tout voyageur est plus ou moins assujetti :
[…] il n’y a pas d’autres temps plus douloureux pour un voyageur sans maison ni amis […]. Et c’est un soir comme celui-ci que le son de la pluie ruisselant sur le balcon le fait pleurer sans raison particulière ! D’ailleurs Verlaine le chante :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !
Paul Verlaine, (1844-1896), « Il pleure dans mon coeur… », Romances sans paroles, 1874.
Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai (1879-1959)
Pourquoi j’aime tant la France?

Au fil de son séjour en France, non seulement la langue et la culture, mais aussi la phonétique ravivent la mystérieuse affinité que Kafû Nagai éprouve pour le pays :
« le serviteur de la pension commença à chanter avec une voix à moitié endormie : « Quoi maman, vous n’étiez pas sage ? – non, vraiment ! et de mes appas, seule, à quinze ans, j’appris l’usage. Car la nuit, je ne dormais pas »… etc., […] dans la cour sous ma fenêtre. Même avec cette voix grossière et campagnarde avec un accent qu’on dirait normand, c’est, me suis-je dit, une chanson populaire française impossible à réentendre, une fois rentré au Japon ; j’ai alors tendu mes oreilles comme si j’écoutais de l’opéra. Ah, pourquoi donc j’aime tant la France ? Ah France, la France ! Depuis que j’appris pour la première fois au collège l’Histoire du monde, mon cœur d’enfant s’est mis à aimer la France sans raison particulière. Jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais eu d’intérêt pour l’anglais. Tandis que lorsque le français vient à ma bouche, j’éprouve un honneur suprême. […] On dit que la fantaisie d’un voyageur et la réalité ne correspondent jamais, mais la France que je vis réellement fut encore plus belle et plus douce que celle que je n’avais pas encore vue. Ah ! Ma France ! Je sens comme si j’étais venu au monde uniquement pour te voir, ma Chère. »
Kafû Nagai (Conte de France)
Vagabondage

« Vagabondage. Sans toit. Errance. Ô combien et pourquoi les sons de ces mots résonnent, à chaque fois, profondément dans ma poitrine, avec tristesse et nostalgie. Vagabonder : ne serait-ce pas cela, la voix véritable de la vie. »
Kafû Nagai
Voir aussi :