
Naoko Tsuruki :
Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi
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1-1. Du Japon vers l’Occident
L’écrivain en herbe part aux Etats-Unis en 1903, cherchant sa propre voie et désirant à la fois découvrir l’Occident et fuir son pays où cohabitaient le poids de la morale à caractère féodal et autoritaire ainsi que l’occidentalisation superficielle. En effet, le « bunmei-kaika » ou « l’ouverture à la civilisation » a débuté en 1868 et consisté en l’abandon de la culture traditionnelle et en l’imitation des savoirs et des techniques occidentaux ; et ce dans le temps d’une génération, au point de changer les paysages autochtones et le quotidien des nobles et des élites. Également, ce laps de temps a ôté un repère culturel à Nagai, en même temps qu’il lui procurait le désir de connaître l’Occident, non de manière livresque, mais vivant, authentique et intact, vierge du filtre sélectif de l’importation conventionnelle.

Il fut alors le premier artiste japonais parti individuellement de son pays, avec une ferveur romantique pour l’Occident. Ses premiers essais décrivent la notion d’étranger intimement vécue, telle que la différence d’air, d’odeur, de goût, de paysage, d’expressions et des gestuelles des gens…etc. Soulignons que cette approche sensorielle de l’étranger témoigne de la nouveauté apportée à la littérature japonaise d’alors, ou au Japon d’alors tout court.
Par ailleurs, en japonais, le mot « seiyô » ou « Océan de l’Ouest » signifie « Occident », de même que le mot « gaijin », c’est-à-dire « une personne de l’extérieur » désigne l’Étranger mais, en réalité, l’Occidental. Ainsi, la notion d’étranger et de culture étrangère partagée à l’époque par tous les Japonais – et encore aujourd’hui par beaucoup d’entre eux – englobe, sous le seul terme d’« Occident », tous les pays d’Europe et les États-Unis, mêlant les particularités que chacun d’entre eux pourrait avoir. On peut alors relever la deuxième nouveauté dans l’expérience de Nagai : côtoyant et observant des Occidentaux d’origines et de classes variées, il distingue les cultures occidentales les unes des autres. C’est ainsi qu’il en arrive, au milieu de son séjour américain, à confirmer son intuition pour l’affinité qu’il a toujours ressentie pour la France et, enfin quatre ans plus tard, à partir en France, sa terre élue entre toutes.
1-2. De l’Occident vers la France
Une fois qu’il est arrivé, la France n’est pas seulement pour lui un objet d’adoration, mais aussi le lieu qui se prête aux observations, aux comparaisons avec d’autres pays et d’autres civilisations. Et cela permet au voyageur-écrivain de mieux approfondir son appréhension de la France. Par exemple, la France qu’il perçoit se révèle alors « féminine », comparée aux États-Unis, et une dimension amoureuse se profile :
[…] perdurent infiniment les champs de blé plats, les riches bosquets, le paisible cours d’eau. Pourtant, le paysage que cela donne est totalement différent de celui des champs bien monotones et vastes du centre de l’Amérique du Nord : il y a, dans le paysage des champs de maïs d’Illinois ou de Missouri, ou bien des champs de pâturage de Kansas, une atmosphère désertique, sombre, je ne sais quoi de désolant et d’aride qui donne au cœur du voyageur un certain chagrin – un chagrin pour ainsi dire masculin, viril et grand. Tandis que les champs de France que je vois à l’instant sont, au contraire, féminins ; le silence de la forêt se tenant au milieu de la nuit me semble révéler une paix chaleureuse, et le calme de l’eau et de la terre s’emplir d’une douce caresse. Si, la nature de l’Amérique peut faire songer à l’amour du père d’une autorité extrême, la nature de la France me semble être égale au cœur d’un amoureux, plutôt qu’à l’empathie de la mère.
L’image de la « douce France » pourrait, aujourd’hui, sembler relever d’un cliché éculé, mais il ne l’était point à cette époque, à tout le moins au Japon : la France était avant tout un pays dont le gouvernement Meiji s’inspirait pour élaborer les droits constitutionnels ou l’organisation militaire ; la référence française était alors un modèle de concept et de structure étatiques.
Dès lors, l’imaginaire poétique et amoureux de la France que développa ainsi Nagai reposait d’abord sur sa sensorialité ou ses propres impressions, et non sur des idées préconçues :
C’est enfin en venant en France que, pour la première fois, je me suis rendu compte combien le climat de la France éveille les sens. Comparé à la gaité et à l’allégresse de l’été, combien l’automne est triste et solitaire ! Et cette tristesse et cette solitude me semblent pouvoir se sentir, non pas dans le tréfonds du cœur, mais plutôt intimement sur la chair vivante, comme si on les regardait en les touchant avec ses mains.
En outre, l’auditif participe autant que le visuel à l’appréhension de l’Autre chez l’auteur :
Le fait que la musique ou la poésie française se différencie radicalement de celle de l’Allemagne doit probablement provenir de là. Dans la France qui créa Musset, Goethe n’apparut point, de même que dans la France qui donna naissance à Berlioz, il n’y eut Wagner. L’obscurité forestière du Nord de l’Europe raconterait le mystère, tandis que la mélancolie qu’apporte la nature douce de la France […] comprend en elle une beauté indéfinissable ; cette mélancolie rend alors l’homme extasié et ivre de cette beauté, plutôt que de l’inciter à penser ou à méditer sur quelque chose.
En voyage en Angleterre, il s’aperçoit que la beauté ne relève pas du domaine du « gracieux » ni de l’« agréable », adjectifs écrits en français dans l’ouvrage :
[…] le ciel de l’Angleterre, bien que bleu, ne revêt pas ce reflet brillant, souple et lisse que l’on voit en France. […] Les Anglais loueraient sans doute la beauté de leur prairie. Elle est, en effet, belle. Cependant, beau ne veut pas dire « gracieux » ni « agréable ».
La langue donne, au même titre que la musique, l’accès à l’expérience du monde. En effet, il avoue qu’il a « ressenti, profondément que le sens véritable de ces mots ne pouvait se savourer qu’en France». Car, comme tout élément perceptible, les mots sont, avant d’avoir une fonction sémantique, une nourriture que savourent les sens, principalement l’auditif, mais indirectement le visuel aussi :
Ces derniers temps, je me suis habitué aux sons de la langue française si agréables aux oreilles qu’on dirait une musique, accompagnés en plus des gestes doux et des sourires délicieux des fillettes de France […], les accents aigus perçant l’oreille, particuliers à l’anglais, m’ont donné l’impression de me faire gronder.
C’est pourquoi l’impression de « grâce » et d’« agrément » ne lui est devenue palpable qu’en France et seulement en français, et que ces mots, contenant l’expérience intime du corps, vivent au fond de lui. Dès lors, il nous semble assez opportun de penser que le vécu d’une sensation ou celui d’une émotion, ressentie dans un contexte donné, concrétiserait la compréhension de ce qu’offre l’espace étranger et intégrerait celle-ci au fond de l’être.
C’est aussi pourquoi certains poèmes français viennent à l’esprit de notre voyageur japonais au milieu des contemplations de paysages français, et que ce n’est finalement qu’à ce moment-là qu’il vit et comprend profondément ce qu’expriment ces poèmes jadis appris et réappris ; il reprend alors le plus souvent avec ses propres mots la louange des poèmes devenue enfin tangible :
Ah, au sujet de ce crépuscule lumineux et silencieux de la France, se rappelle naturellement à mon souvenir un poème de Jules Breton, peintre français.
Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
s’éteint tout doucement dans les flots de la nuit
Au rideau sourd du bois attachant une braise
Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
Tout devient idéal, forme, couleur et bruit,
Et la lumière avare aux détails se refuse ;
Le dessin s’ennoblit, et dans le brun puissant,
Majestueusement le grand accent s’accuse ;
La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
Et la sourdine rend le son plus ravissant.
Miracle d’un instant, heure immatérielle,
Ou l’air est un parfum et le vent un soupir !
Au crépuscule ému la laideur même est belle,
Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.
[…] En effet, il s’agit de cet instant chimérique, mystérieux et énigmatique où toute laideur se révèle soudain une beauté […]
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