La poésie spatialisée depuis Mallarmé

https://www.macba.cat/en/art-artists/artists/broodthaers-marcel/coup-des-jamais-nabolira-hasard

  1. La poésie spatialisée depuis Mallarmé
    1. Éléments de définition et de caractérisation du vers
    2. Mallarmé et le vers
    3. Vers ou segments : le rôle de la « disjonction »
    4. Du verbe au signe
      1. Du vers au trait
    5. Les textes spatialisés des XXe et XXIe siècles et le vers
    6. L’espace physique du poème et la critique du vers
    7. La distance entre les vers, la distance par rapport au vers
    8. Les vestiges du vers
    9. Notes

La poésie spatialisée depuis Mallarmé

Les limites du vers

Isabelle Chol Dans Poétique 2009/2 (n° 158), pages 231 à 247

Source de l’article : https://www.cairn.info/revue-poetique-2009-2-page-231.htm#xd_co_f=NzE1ZGY3NzgtZjdjMC00YTI1LTlhM2ItNDg2NjE0NzA1NzY3~

L’influence de l’image visuelle sur les productions littéraires a fait l’objet d’un regain d’intérêt de la part des critiques, depuis les années soixante. Les travaux sur les avant-gardes littéraires du XXe siècle ont mis en valeur l’importance accrue de l’espace dans les productions poétiques. Toutefois, un vaste chantier reste ouvert pour ce qui concerne les conséquences de la spatialisation des textes, depuis le Coup de dés de Mallarmé, sur les modes de composition et les moyens participant à la création de l’œuvre. Pierre Reverdy notait, dans un article de Nord-Sud, le lien entre la syntaxe et la disposition typographique qu’il propose dans ses poèmes [1][1]Pierre Reverdy, « Syntaxe », Nord-Sud, n° 14, avril 1918. Dans…. Dans Self Defence, sa réflexion inclut la ponctuation nouvelle[2][2]Pierre Reverdy, Self Defence, op. cit., p. 122.. Le poète conçoit la poésie et l’art comme un système où chaque élément se trouve renouvelé, modifié par ceux avec lesquels il s’articule, dans l’acte de production d’une forme. Nous pouvons retenir de ses réflexions cette articulation entre le choix de la spatialisation du texte et la spécificité ou la nature des moyens mis en œuvre.

L’hypothèse posée est ainsi que l’importance accrue de l’espace de la page et du livre dans la composition du poème participe d’une évolution qui a des conséquences sur les moyens poétiques. Elle suppose que l’on interroge alors aussi nos outils d’analyse, et la terminologie employée. La question que j’aborderai sera plus précisément celle du maintien ou de la disparition du vers en relation avec la spatialisation du texte poétique, aux XXe et XXIe siècles. Si le mot « vers » est couramment employé pour désigner les segments d’énoncés entourés de blanc, le vocabulaire des poètes tend à proposer des substituts : cellule rythmique, trait, ligne, etc. Plutôt que de penser les choses en termes d’alternative – maintien ou disparition – il s’agira d’observer les degrés dans l’évolution du vers, ou ses reformulations.

Ce questionnement qui met en perspective la spatialisation des textes avec l’émergence de nouveaux moyens pourrait paraître paradoxal dès lors que la délimitation visuelle est constitutive du vers. Toutefois, une distinction peut être opérée entre une simple présentation visuelle des vers, dans le poème, et une mise en scène du texte sur la page qui fait du blanc non plus une simple marge mais un véritable élément de composition. Parce que la spatialisation accorde au blanc une fonction dans la création, celle-ci s’éloigne d’une conception de l’écriture qui privilégie le verbe sur l’image. La poésie plastique montre l’émergence des segments à partir d’un support, le dialogue entre ce qui est linguistique et ce qui est au-delà ou en deçà de la langue. De fait, le vers, forme du Verbe, ne peut qu’être touché par cette autre façon d’envisager la poésie.

Le parcours proposé suppose qu’au préalable soit posés les critères de reconnaissance du vers, de façon à délimiter une première extension du sens du mot. Les réflexions de Mallarmé permettront ensuite de montrer comment la « crise du vers », et ce qu’elle suppose de changement ou de rupture, se prolonge dans la poésie des XXe et XXIe siècles.

Éléments de définition et de caractérisation du vers

Jean-Claude Milner définit le vers comme « un certain espace à l’intérieur duquel des procédures spécifiques peuvent être définies et dont les bornes extérieures ont des propriétés caractéristiques [3][3]Jean-Claude Milner, Ordres et raisons de langue, Paris, éd. du… ». Cette définition met en valeur l’aspect délimité et construit du vers. De façon plus précise, les critères de reconnaissance du vers tels qu’ils ont été posés par Jean-Michel Gouvard et Benoît de Cornulier [4][4]Jean-Michel Gouvard, La Versification, Paris, PUF, 1999 ;… sont de différentes natures. Jacques Dürrenmatt [5][5]Jacques Dürrenmatt, Stylistique de la poésie, Paris, Belin,… propose un classement qui prend en compte ses variables selon leur caractère obligatoire ou facultatif.

Figurent parmi les critères obligatoires les aspects géométrique, typographique et métrique. Le vers correspond à « une longueur mesurable qui ne dépasse que très rarement une quinzaine de syllabes ». C’est « une unité délimitée à droite par un blanc qui n’est pas celui de la marge » ; « le vers montre une régularité dans son organisation interne qui relève ou s’inspire des lois héritées des traditions poétiques », celles-ci étant construites sur le nombre de syllabes qui participe à l’organisation des mesures. Du point de vue typographique, la majuscule fait partie des aspects non stables. Du point de vue métrique, l’atténuation ou la disparition de la régularité « conduit à parler de vers libre ». Les règles de la versification française, pour ce qui concerne la nature du vers mais aussi le jeu des rimes, sont ainsi d’ordre phonique, et, de façon moindre, graphique. La démarcation visuelle des vers peut donc être considérée comme la conséquence de la construction d’unités phoniques qui sert la mise en valeur de similitudes rythmiques ou graphiques. C’est ainsi que la versification classique fondée sur un système qui se veut harmonieux témoigne d’une conception du vers qui fait de sa forme écrite la transcription d’un rythme oral. Il se construit à partir de la chaîne linguistique linéaire (la suite des syllabes), même si le principe de similitude entre les vers relève d’un fonctionnement tabulaire.

Les critères géométrique, typographique et métrique sont complétés, dans le tableau proposé par Jacques Dürrenmatt, par deux autres, facultatifs : le vers est une unité syntaxique et sémantique. C’est le cas dans un contexte qui privilégie la concordance entre le rythme linguistique et le rythme métrique [6][6]Ce principe de concordance est ainsi formulé par Nicolas…. Mais l’évolution du vers depuis le XXIe siècle fait apparaître des discordances ou des tensions entre le rythme métrique de référence et le rythme linguistique, comme l’a notamment montré Benoît de Cornulier [7][7]Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Rimbaud, Verlaine,….

Une approche historique du vers montre ainsi que l’élément stable de sa caractérisation est la délimitation visuelle. L’abandon de la régularité métrique, à l’origine de ce que l’on appelle le vers libre, s’accompagne souvent d’un retour à une concordance entre lignes visuelles et unités sémantico-syntaxiques [8][8]Laurent Jenny souligne que l’unité de sens peut devenir…. Telle est la disposition adoptée par Rimbaud pour son poème « Mouvement ». L’éclatement des segments sur la page introduit une autre façon de mettre à distance, au sens propre et au sens figuré, le vers. Il s’extrait d’une conception qui accorde le primat à la dimension phonique de l’énoncé. Le rapport entre l’oral et l’écrit, entre ce qui se lit et ce qui se voit se trouve ainsi modifié, et cela participe de l’abandon de certains aspects essentiels du vers. De ce point de vue, le poète qui a été le plus influent sur la poésie du XXe siècle quant à la spatialisation, Mallarmé, ne produit pas Le Coup de dés avec le souci d’écrire en vers. Mais ses segments dispersés sur la page rompent avec la linéarité de la prose continue. Prose interrompue, morceaux d’énoncés séparés par du blanc, ils témoignent d’une nouvelle façon de concevoir la poésie, au-delà des limites imposées par les formes attestées. Son œuvre trouve une résonance dans ses réflexions sur la littérature et sur le vers : elle témoigne d’une pensée du signe qui privilégie la totalité et la simultanéité construites à partir de l’épars, au détriment d’une stricte logique linéaire.

Mallarmé et le vers

Dans la production de Mallarmé, le corpus de textes en vers est relativement important. Il témoigne d’un relatif respect des formes métriques régulières, et, pour ce qui concerne par exemple certains « poèmes de circonstance », d’une pratique qui investit un nouveau support, ou un nouveau format [9][9]Notamment « Les loisirs de la poste » composés de quatrain… orientant les choix formels, notamment quant à leur brièveté. Par-delà ces pratiques, la réflexion de Mallarmé sur le vers propose une autre façon de concevoir cette unité rythmique.

Vers ou segments : le rôle de la « disjonction »

En effet, Mallarmé prête une attention particulière à l’évolution du vers, depuis Victor Hugo. Il se fait le défenseur du vers dans certains contextes, notamment celui de l’expression lyrique. Toutefois, alors qu’il compose Hérodiade, il déclare, dans une lettre à Henri Cazalis :

Tu ne saurais croire comme il est difficile de s’acharner au vers, que je veux très neuf et très beau, bien que dramatique (surtout plus rythmé encore que le vers lyrique parce qu’il doit ravir l’oreille au théâtre) [10][10]Stéphane Mallarmé, « Lettre à Henri Cazalis », juillet 1865,….

Dans « Crise de vers », Mallarmé place au centre de sa réflexion sur la nouveauté du rythme le principe de la disjonction :

Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant [Hugo] qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre. Toute langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s’évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l’indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d’une orchestration, qui reste verbale [11][11]Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes,….

Les hémistiches sont susceptibles de devenir des unités autonomes et isolables, dès lors que la langue est « ajustée à la métrique ». Mais la référence à Victor Hugo inscrit aussi, à l’origine de ce processus qui accorde une importance aux « coupes vitales », l’introduction de discordances entre le rythme métrique du vers de référence et le rythme syntaxique libéré des contraintes de la versification.

Cette réflexion sur l’éclatement du vers en mille unités simples annonce alors les poèmes composés de brefs segments, les vers démembrés de Guillaume Apollinaire ou certaines compositions de Pierre Reverdy. Ce dernier dispose des unités rythmiques brèves sur deux lignes distinctes, avec un décalage. C’est ainsi que le poème « Réclame [12][12]Pierre Reverdy, Les Ardoises du toit, dans Plupart du Temps,… » s’ouvre sur les 4-syllabes d’un octosyllabe décomposé :

De même, dans le poème « Matin [13][13]Ibid., p. 166. » constitué en partie de décasyllabes, les deux unités rythmiques de cinq syllabes, placées en créneau, peuvent être lues comme le résultat d’une procédure de disjonction à partir de la forme de référence :

Le poème propose encore des unités multiples très brèves dont la disposition peut porter les marques d’un éclatement, comme c’est par exemple le cas dans le poème « Aile [14][14]Ibid., p. 206. » :

Les deux premiers segments forment un ensemble de douze syllabes qui correspond à une unité syntaxique. Les suivants, réunis deux à deux, forment deux unités de six syllabes, qui riment ensemble. L’éclatement met en scène cette « multiplicité des cris d’une orchestration » dont parle Mallarmé, celle qui met en valeur deux voix (« il parle », « l’autre pleure »), orchestrées par le récitant.

La réflexion de Mallarmé trouve ainsi un écho dans certaines pratiques d’écriture qui posent alors la question des limites du vers. Si les unités rythmiques brèves peuvent être lues comme nées de l’éclatement de formes plus longues, prennent-elles une autonomie suffisante pour devenir à leur tour des vers à part entière ? La majuscule peut permettre de répondre affirmativement. Mais elle n’est pas toujours présente, comme le montre le premier exemple proposé. Son absence peut alors être interprétée comme le signe d’une écriture qui manifeste son caractère fragmentaire, et qui fait des énoncés isolés par le blanc de simples éclats, nés d’une brisure.

Du verbe au signe

Ainsi la réflexion de Mallarmé ouvre à de nouvelles perspectives quant à l’écriture poétique versifiée. La « langue » reste le champ d’exploration du poète, mais elle est envisagée dans une « poétique nouvelle ». Alors qu’il compose Hérodiade, il écrit ceci à Henri Cazalis :

J’ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrai définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit.
Le vers ne doit donc pas, là, se composer de mots, mais d’intentions, et toutes les paroles s’effacer devant la sensation [15][15]Stéphane Mallarmé, « Lettre à Henri Cazalis », 30 octobre 1864,….

Ce terme d’« effet » suppose que la poésie se dégage de la représentation réaliste pour présenter une expérience sensible. La formule retrouve un des principes de la rhétorique, celui de l’action. Anne-Marie Christin [16][16]Anne-Marie Christin, Poétique du blanc, Paris, Peeters / Vrin,… a montré, à partir de la Rhétorique à Herennius, combien les catégories de l’action et de la mémoire sont exogènes par rapport aux trois autres, l’invention, la disposition et l’élocution qui renvoient plus directement à l’organisation linguistique. Ces deux catégories manifestent des « interventions directes du visible ». Et le mot « effet » employé par Mallarmé témoigne d’une réflexion de nature pragmatique et énonciative, susceptible de prendre en compte ce qui est au-delà du langage. Sa conception du vers renoue avec ce moment de la pensée où la coupure entre l’image et le verbe n’est pas consommée.

Mallarmé ne conçoit pas le vers comme une simple suite linéaire de syllabes. Les segments, nés de la disjonction, sont à l’origine d’une composition nouvelle, qui est un « ensemble de rapports [17][17]Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes,… », une partition. Dans une lettre à François Coppée, il déclare :

Ce à quoi nous devons viser surtout est que, dans le poëme, les mots – qui déjà sont assez eux pour ne plus recevoir d’impression du dehors – se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les transitions d’une gamme [18][18]Stéphane Mallarmé, « Lettre à François Coppée », 5 décembre….

Et dans « Crise de vers », la « gamme » se fait incantation :

le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole [19][19]Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes,….

Cette référence à l’incantation fait que le vers n’est plus conçu, dans une perspective logocentrique, comme ce qui porte le Verbe, mais qu’il devient un signe, proche de l’idéogramme. Il n’est plus simplement la trace écrite d’une suite syllabique, mais aussi un signe graphique, dans le sens latin du signum, associé à la divination. Les unités rythmiques correspondent alors à ces étoiles formant une « constellation », et l’on pense au Coup de dés[20][20]Voir à ce sujet le développement d’Anne-Marie Christin, op.….

L’œuvre poétique est ainsi conçue comme un système. Les éléments interagissent et se modifient, selon un rythme qui est mouvement et qui accorde une place au transitoire, c’est-à-dire aussi à ce qui se joue entre les mots et les segments, au blanc de la page. Avec le Coup de dés, l’écriture ne se fait plus oublieuse de ce qu’elle donne à voir.

Du vers au trait

En 1897, Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard paraît dans le revue Cosmos, mais c’est surtout son édition par la Nouvelle Revue française[21][21]Cette publication a fait l’objet d’une réédition par Gallimard…, en 1914, qui participe à sa diffusion. Cette œuvre représente un moment important dans l’évolution des formes poétiques et son influence est considérable sur la poésie visuelle. Elle est formée de segments de longueurs différentes, dispersés sur l’espace de la double page. La composition construit des relations entre ces segments, selon le type de caractère utilisé (lettres romaines, italiques, capitales), ou la taille de la police. Ce texte propose ainsi aux lecteurs des cheminements multiples. Il s’éloigne d’une logique discursive unidimensionnelle et linéaire, et d’une logique métrique. Il est pour Mallarmé le témoin de cet « emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même [22][22]Stéphane Mallarmé, « Préface » au Coup de dés, Œuvres… ». C’est aussi ce qu’en retient Paul Valéry : « Il me sembla de voir la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace… Ici véritablement l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles [23][23]Paul Valéry, « Au directeur des Marges » (1920), Variété II,…. »

Pour évoquer cette prose interrompue et dispersée sur l’espace, il n’est pas question de vers mais simplement de « formes temporelles », de « retrait » ou de « fuite » de la pensée ; « subdivision prismatique de l’Idée », écrit encore Mallarmé [24][24]Stéphane Mallarmé, « Préface » au Coup de dés, op. cit., p. 391.. La « pensée à nu » est en deçà de la chaîne linguistique. Mallarmé utilise encore le terme « dessin ». Le Coup de dés est ainsi une figure construite dans un espace, une figure dessinée par les segments qui investissent le support de la page [25][25]Jean-François Lyotard distingue ainsi trois sortes de figures,…. Il fait du blanc non plus le simple repoussoir du texte, la marge, mais un élément participant au rythme de l’œuvre. Celle-ci « s’appuie sur la Page […] prise comme unité comme l’est par ailleurs le Vers ou ligne parfaite [26][26]Stéphane Mallarmé, « Préface » au Coup de dés, dans Œuvres… ».

De fait, dans ces formulations, l’œuvre écrite devient une œuvre plastique, et l’assimilation du Vers à la « ligne parfaite » peut laisser entendre non seulement la linéarité réglée du mètre, mais aussi la valeur simplement visuelle de ce segment d’écriture. C’est ce qu’a mis en valeur le plasticien belge Marcel Broodthaers, dans son livre d’artiste Un coup de dés jamais n’abolira le hasard / Image[27][27]Marcel Broodthaers, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard /…. Dans ce livre au grand format et composé de papier très fin de façon que les pages apparaissent dans la transparence, l’énoncé disparaît au profit de la simple ligne interrompue qui en présente le dessin.

Le Coup de dés abandonne le vers, comme « ligne parfaite », la ligne réglée par la métrique. La construction s’effectue à partir de segments d’énoncés formant un tracé qui contraste avec le blanc, et dans une écriture poétique qui naît du support choisi. Mais le texte ne peut être considéré comme la simple disposition visuelle d’une prose qui s’interrompt, tant la phrase et la chaîne linguistiques se trouvent malmenées. Le dispositif met en relation des énoncés séparés non seulement par du blanc mais aussi par d’autres segments textuels. Il est un ensemble dont les éléments s’offrent simultanément au regard, formant une œuvre plastique ou une constellation à interroger, et il propose des cheminements multiples, dans une lecture qui se laisse guider par les jeux graphiques.

Les textes spatialisés des XXe et XXIe siècles et le vers

Ce sont ces aspects de l’œuvre que l’on retrouve dans un certain nombre de productions poétiques du XXe siècle. Ils font de la syntaxe autre chose qu’un simple ordre réglé des constituants de la langue. Le morphème « syn » (avec) désigne tout ce qui permet de construire des articulations dans un système qui inclut alors le blanc et les caractères typographiques. La réflexion que propose Pierre Reverdy sur la syntaxe est proche de cette conception. Dans son article de la revue Nord-Sud[28][28]Pierre Reverdy, « Syntaxe », Nord-Sud, n° 14, avril 1918, dans…, le poète affirme en effet le lien nécessaire entre une syntaxe conçue comme une « disposition de mots » et la « disposition typographique nouvelle » des poèmes, c’est-à-dire des vers ou des morceaux nés de leur éclatement. Le vers est ainsi d’abord une unité géométrique, voire un trait ou une ligne sur l’espace physique de la page.

L’espace physique du poème et la critique du vers

L’évolution des écritures poétiques est à mettre en perspective avec un contexte large, celui de l’émergence du vers libre et du développement de l’image sous toutes ses formes, notamment l’affiche publicitaire. La langue et le vers se trouvent touchés, dans leur aspect et leur fonction, par les nouvelles combinaisons de l’image et du verbe. Ce sont par exemple celles de La Prose du Transsibérien, de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, des « idéogrammes lyriques et coloriés » de Guillaume Apollinaire [29][29]Guillaume Apollinaire, Et moi aussi je suis peintre, Paris, éd.…, ou des Poèmes-pancartes de Pierre Albert-Birot. Mais ce sont aussi celles des poèmes de Pierre Reverdy, puis d’André du Bouchet, d’Emmanuel Hocquard ou de Gérard Titus-Carmel, qui donnent à l’espace poétique un sens concret, plastique.

L’influence du Coup de dés de Mallarmé est affichée par les écrivains des années 1950 qui participent au développement de la poésie concrète, en Occident. En 1953, Eugen Gomringer publie des poèmes concrets sous le titre Konstellationen[30][30]Eugen Gomringer, Konstellationen, Constellations,…. Il écrit, dans Vom Vers zur Konstellation, que la poésie nouvelle doit être simple et visible d’un seul coup. Il en affirme la nécessaire concision, dans un dispositif construit à partir de mots formant une « constellation ». Le titre même signale ce parti pris mallarméen qui fait que le poète privilégie l’ensemble, et, pour ce qui est des parties, le mot plus que le vers. Cette primauté était aussi manifeste sous la plume des futuristes, notamment Marinetti, dont les mots libres font écho aux vers libres dont ils se distinguent. Du vers au trait, du vers libre au mot libre, l’évolution est celle d’un langage qui se désengage des habitudes d’écriture et de lecture linéaires, et donc du primat accordé à la succession des lettres et des sons, ou des syllabes qui constituent le système métrique.

Dans La Prose du Transsibérien, Blaise Cendrars reprend et cite ces mots de Guillaume Apollinaire : « Pardonnez-moi mon ignorance / Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers. » Si le propos manifeste implicitement une volonté d’user de formes nouvelles, les productions des avant-gardes des années 1910-1920 présentent des références à cet ancien jeu des vers, et mettent en scène une distance et un regard critique porté sur le vers. Dans son analyse du poème « Il pleut », de Guillaume Apollinaire, Clive Scott [31][31]Clive Scott, The Poetic of French Free Verse, 1910-1930,… souligne les multiples interprétations possibles du texte au regard de sa disposition visuelle. Ce poème fait référence à l’« Ariette III » des Romances sans paroles de Verlaine : « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville. » Le poème d’Apollinaire reprend ce thème de la pluie associé à l’évocation des sentiments, et donc s’inscrit dans la lignée d’une poésie lyrique. Les vers présentés verticalement nous invitent à voir la pluie sur l’espace de la page. Ils deviennent encore des lignes propres à suggérer les cordes d’un instrument permettant de jouer cette « musique ancienne », regrettée. Mais s’il peut être lu comme une élégie, l’expression d’une nostalgie des formes anciennes, y compris poétiques, il se fait le témoin d’un monde nouveau, cet « univers de villes auriculaires ». Et le dernier vers, « écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas », est alors une invitation à prendre la mesure de cette distance entre l’ancien et le nouveau. Ces liens qui retiennent, ce sont ceux de la musique ancienne. Mais la chute de ces liens, c’est aussi la fin de celle-ci, la chute du vers matérialisée par la disposition verticale. Ce qui retient, c’est encore ce qui est simplement difficile à lire, dans cette verticalité. A la rapidité d’une lecture horizontale répond ici la lenteur que suppose le déchiffrement. Et le poème devient, dans son ensemble, un signe graphique qui articule le verbal et le visuel, un signe à décrypter, ou à interpréter.

Que reste-t-il alors du vers ? Le système métrique oublié, reste-t-il des aspects stables qui gardent le souvenir de sa forme ? Certes le poème de Guillaume Apollinaire évoque le souvenir de la musique ancienne. Mais sa forme désoriente tous les critères de définition du vers, y compris l’aspect « géométrique » dès lors que l’horizontalité est abandonnée. Dans une lettre à André Billy du 29 juillet 1918, Guillaume Apollinaire présente ses calligrammes comme une « idéalisation de la poésie vers-libriste et une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe ». Dans « Il pleut », la verticalité des vers offre d’abord au regard de simples lignes écrites qui portent les traces de leur double origine, verbale et visuelle.

La distance entre les vers, la distance par rapport au vers

Dans un contexte où l’écriture retrouve son sens propre de trace laissée sur un support, la séparation entre le verbe et l’image tend à s’atténuer. Les expériences les plus évidentes sont bien sûr celles des idéogrammes ou des calligrammes d’Apollinaire, de certains poèmes de Pierre Albert-Birot ou de Michel Leiris. Mais d’autres compositions, plus sobres quant à la place accordée à la dimension plastique, mettent en valeur une relation possible entre le lisible et le visible. On peut penser aux réflexions de Paul Claudel sur la lettre et sur les valeurs que peut prendre son tracé [32][32]Paul Claudel, « Les mots ont une âme », « L’Harmonie…. La disposition typographique des poèmes de Pierre Reverdy, notamment la présence d’écarts et de décalages entre les vers, est un véritable moyen de composition [33][33]Cf. Isabelle Chol, Pierre Reverdy, poésie plastique. Formes…. Elle ouvre à des parcours de lecture multiples pour un même texte. L’image poétique se trouve elle aussi conditionnée par la disposition des segments.

Redonner sa valeur visuelle à l’écriture, c’est ainsi reconsidérer les moyens de la création poétique, qu’il s’agisse de l’image dans le sens poétique du terme (la métaphore) ou du vers. L’idée mallarméenne que le vers se fait simple mot se trouve mise en pratique de façon littérale par Pierre Reverdy. Ses dispositifs donnent à voir le sens du mot isolé sur la ligne. Ils mettent en scène la fissure, le glissement, comme dans le poème « Orage », des Ardoises du toit[34][34]Dans Plupart du temps, op. cit., p. 188. :

Les configurations font écho au motif textuel, sans être toutefois figuratives. Ainsi [35][35]Ibid., p. 201. :

Le texte fait image : l’énoncé donne à voir un espace et désigne un regard qui est aussi celui du lecteur. La forme iconique est construite à partir de segments dont la place et la limite se trouvent conditionnées par le dispositif visuel d’ensemble. Et si le texte fait image, le vers, devenu simple mot, peut aussi se transformer en figure géométrique, dans le poème « Quai aux fleurs [36][36]Pierre Reverdy, Sources du vent, dans Main d’œuvre, Paris,… » :

Comment nommer ce « O » ? Un vers réduit à sa plus simple expression, le graphème « o », première lettre d’Ophélie ? Un vers réduit au seul mot de l’expression lyrique, le « ô » dont l’accent circonflexe disparaît avec le choix de la lettre capitale ? Mais c’est encore plus simplement la figure géométrique, un cercle et une rondeur commune à la « petite poitrine » et au « nuage », peut-être aussi celle de cet étang qui reflète le nuage et contient le corps de la femme. La figure géométrique a ainsi une valeur plastique qui s’articule avec les énoncés placés de part et d’autre, qu’elle réunit et sépare à la fois, comme c’est le cas dans la construction de l’image verbale. Et cette forme peut encore être lue comme un signe mathématique, le zéro, l’absence de quantité, le chiffre qui renvoie au vide, et qui prend sens par rapport à la disparition de la femme, noyée. De l’expression lyrique à celle du zéro, la disparition est encore celle des marques de personne renvoyant au locuteur, et aussi celle du vers, non plus seulement réduit au mot, mais annulé. Et cette réduction n’est que dimensionnelle, puisque la figure ressaisit l’ensemble des énoncés, et leurs articulations possibles.

La présence de ce « O » rappelle ainsi que l’écriture trouve son origine dans le tracé géométrique, que la figure géométrique peut être un signe autre que linguistique, et que l’image verbale entretient un lien étroit avec l’image visuelle.

Les vestiges du vers

Dès lors qu’« écrire et dessiner sont identiques en leur fond [37][37]Pierre Reverdy, Cette Emotion appelée poésie, Paris,… », le vers devient un élément physique, un trait qui s’inscrit dans le dessin de l’œuvre. Pratiquant la disjonction ou la brièveté, les poètes en font une unité qui peut se lire comme le démembrement d’un ancien vers composé, comme je l’ai montré plus haut, à propos de l’œuvre de Reverdy. Vers ou plutôt morceau de vers, fragment, il est aussi le simple vestige d’une tradition poétique disparue.

Le vestige, dans son sens étymologique, vestigium en latin, c’est la trace du pas, l’empreinte laissée sur le sol. De fait, qu’il soit complet ou incomplet, réduit à sa plus simple expression, il n’est plus que cette empreinte de l’homme laissée sur un support. Partant, il ne s’inscrit plus dans un donné collectif, comme c’est le cas avec les règles de la versification, constituant un cadre pour la communauté littéraire. Ses formes deviennent non seulement multiples mais aussi non réglées, non seulement variables mais encore ouvertes sur tous les possibles. Comme le souligne Emmanuel Hocquard, le poète d’aujourd’hui « invente la forme de sa pensée [38][38]Emmanuel Hocquard, Préface à Tout le monde se ressemble, dans… » – et l’on pense à Mallarmé.

Pierre Reverdy a insisté sur l’importance d’un art de production et non pas de reproduction. Il oppose à une forme de réalisme un art de création à l’origine de ce qu’il nomme la réalité poétique, et souligne la nécessité d’utiliser des moyens nouveaux. C’est cet aspect-là de l’opposition entre reproduction et création qui se trouve interrogé par les poètes qui suivent. André du Bouchet a été fortement marqué par les textes de Pierre Reverdy dont il propose une lecture révélatrice de ses propres choix [39][39]André du Bouchet, « Envergure de Reverdy », Critique, n° 47,…. Mais si, sur le plan formel, son œuvre se construit dans et avec l’espace de la page, ses dispositifs ne sont pas plus proches de ceux de Reverdy que de ceux de Mallarmé. Ils reprennent en partie les jeux de décalages des segments les uns par rapport aux autres, mais la longueur très variable de ces segments selon les ensembles qu’ils composent les éloigne très nettement de ce que l’on pourrait continuer à appeler « vers ». Réduit au mot, le segment est parfois formé d’un syntagme incomplet avec apostrophe, comme dans ce fragment de Ici en deux[40][40]André du Bouchet, Ici en deux, Paris, Mercure de France, 1986.… :

Le segment ne constitue plus une unité syntaxique, ni une suite syllabique dès lors que « jusqu’ », comme le « O » de Pierre Reverdy, n’est constitué que d’une syllabe. Les textes d’André du Bouchet sont aussi disposés en lignes horizontales, formant une sorte de prose interrompue par des espaces vides, dont les intermittences et les incises sont signalées par les parenthèses, souvent ouvertes et non fermées, les tirets ou les points de suspension. Un des passages de Laisses[41][41]André du Bouchet, Laisses, Fata Morgana, 2003. Non paginé., nettement métapoétique, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre du poète, montre à quel point cette écriture s’éloigne de celle de Pierre Reverdy, et se trouve être plus proche de Mallarmé, de cette pensée à nu, avec ces digressions et reprises :

… et les mots séparés – aussi loin qu’ils peuvent l’être les uns des autres sans que le fil distendu qui les relie soit perdu – ne se confondent pas moins que si jamais ils n’avaient été articulés… de cette articulation qui élève, aère, espace… élève, aère, de tout l’air surgi, pour commencer, dans les intervalles… air qui reprend globalement du dehors sans espacer.

Prose sculptée, les textes d’André du Bouchet ne peuvent être considérés comme versifiés. Le terme de « vers » devient impropre à désigner ces segments disposés sur la page. Ceux qui sont courts ne commencent que rarement par une majuscule, comme c’est aussi souvent le cas dans la poésie contemporaine, celle de Pierre Chappuis, de Jacques Dupin, d’Emmanuel Hocquard, de Claude Royet-Journoud, ou de Gérard Titus-Carmel. Et l’énoncé est souvent précédé de points de suspension, aussi présents dans certains textes de Pierre Chappuis [42][42]Notamment, « Une explosion de givre », Eboulis et autres…. Ils laissent entendre une voix émergeant du silence, une trace écrite émergeant du blanc, de l’espace vacant de la page. Dès lors que les énoncés sont incomplets syntaxiquement, ils deviennent de simples fragments d’une parole que le blanc interrompt ou creuse.

Parmi les configurations des œuvres poétiques contemporaines, certaines s’éloignent clairement de l’écriture en vers et proposent une sorte de « constellation » de mots ou segments organisés sur l’espace de la page, proche du Coup de dés de Mallarmé par l’aspect d’ensemble et le jeu sur les caractères. C’est le cas dans certains textes d’André du Bouchet, de Claude Royet-Journoud, ou dans ce passage d’« Une explosion de givre », de Pierre Chappuis [43][43]Ibid. :

D’autres productions sont plus directement liées à l’écriture en vers dont elles gardent la trace, plus ou moins complète. Il en est ainsi de l’œuvre poétique de Gérard Titus-Carmel, dont les segments peuvent être considérés comme des vers libres, réduits parfois au simple mot. Le maintien de quelques homophonies finales, qui mettent en rapport des segments placés sur le même axe vertical, témoigne de cette reprise de l’ancien jeu des vers :

C’est ainsi que commence la première section « Fragments de la première enceinte », du recueil Travaux de fouille et d’oubli[44][44]Gérard Titus-Carmel, Travaux de fouille et d’oubli, Seyssel,…, dont le titre laisse entendre que l’écriture a pour objet la trace, celle d’une architecture disparue, qui est aussi en partie celle de la poésie versifiée.

Si le mot « vers » peut encore convenir pour certains textes de Gérard Titus-Carmel, la présence d’un blanc à l’intérieur de la ligne d’écriture introduit une incertitude quant à la délimitation de l’unité : s’agit-il simplement de l’énoncé entouré de blanc ou s’agit-il de l’ensemble de la ligne qui serait alors incomplète, perforée, comme ces vestiges de l’enceinte ? Quoi qu’il en soit, le dispositif visuel suscite, comme dans les textes de Pierre Reverdy, des cheminements multiples. A la lecture linéaire, s’ajoutent d’autres lectures qui font se répondre les segments inscrits sur le même axe. C’est ainsi le cas pour le « fendillement du mur » de ce passage de Travaux de fouille et d’oubli[45][45]Ibid., p. 13 :

Elle porte la trace de formes anciennes, celles du vers, le vers démembré de Guillaume Apollinaire, ou le vers segmenté et décalé de Pierre Reverdy [47][47]Gérard Titus-Carmel place en exergue de Ici rien n’est présent…, et de ces unités formant le Coup de dés. Fragmentaire, comme l’indiquent les titres de la première et de la dernière section de Travaux de fouille et d’oubli (« Fragments de la première enceinte », « Fragments de la deuxième enceinte »), l’écriture tend à rendre compte de ce qui n’est que trace, vestige oublié. Une citation de Novalis – « C’est sous la forme du fragment que l’incomplet apparaît encore le plus supportable » – ouvre la première section. Elle place l’écriture sous le signe de l’absence, du manque. Elle fonde la négativité moderne qui s’extrait de la nostalgie romantique au bénéfice du simple constat.

La brisure ou la fracture sont des sèmes récurrents dans l’œuvre de Gérard Titus-Carmel, la dégradation est aussi présente dans ses productions plastiques. Dans un tel contexte, le vers ne serait-il plus qu’un ensemble de « mots découpés au hasard / de la bouche [48][48]Gérard Titus-Carmel, Travaux de fouille et d’oubli, op. cit.,… », qui annulerait ce qui lui est essentiel, l’aspect prédéterminé de sa forme ? Comme sur la stèle où la découpe de l’énoncé est liée au format du support, les segments brefs de la quatrième section de Travaux de fouille et d’oubli, intitulée « Cippe », sont découpés de façon à s’inscrire verticalement sur cet « immense tombeau dressé », sur cette « stèle » désignée, fût-elle « retournée [49][49]Ibid., p. 73. ». Le titre « Cippe » et la référence à la stèle retournée laissent entendre que l’écriture de Gérard Titus-Carmel joue sur la technique du réemploi, celle que l’on peut observer sur des monuments anciens, construits en partie avec des fragments d’une architecture plus ancienne et disparue, ou sur des « tessons dépolis [50][50]Ibid., p. 72. », comme les fonds de vase servant de jetons. La référence archéologique met en valeur à quel point une œuvre se construit à partir du « déjà là », qui est aussi un « déjà plus là », et les formes d’écriture de Gérard Titus-Carmel s’affrontent à des traces multiples, à la présence et à l’absence, et à l’oubli, y compris pour ce qui concerne le vers.

Le souci du support sur lequel le texte est tracé, le souci d’une présentation plastique du texte tendent à atténuer les différences entre l’acte d’écrire et l’acte de dessiner ou de peindre, sans pour autant les effacer. A la suite de Pierre Reverdy, Gérard Titus-Carmel propose une réflexion sur sa double activité de plasticien et de poète. Il écrit, dans Epars[51][51]Gérard Titus-Carmel, Epars, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003,… :

Peindre sur la toile ou dessiner sur le papier, tous deux dressés verticalement sur le mur de l’atelier, a toujours été pour moi l’épuisant (mais gratifiant) exercice de donner une forme dicible au vide ; puis, trace après trace, de doter cette forme de sens et de l’ériger, enfin triomphante, au milieu du fouillis des signes que l’œil, chemin faisant, s’est plu à égarer. Ecrire, serait-ce alors le volet second de cette entreprise : coucher sur la page blanche ce que je peins sur la surface également blanche qui me fait front, et nommer – ou tenter de nommer – ce vide ?
Ainsi l’écriture se découvrirait comme l’autre posture d’un même rêve ou d’une même ambition : isoler dans le ramas des figures (de rhétorique, de style, de la fiction…) celle qui tout à la fois fédère et nie toutes les autres – le mot de lumière, ou Reine des mots (comme il y a certainement une Reine des signes) qui, sans états d’âme, précipitera l’ensemble du texte dans cette zone frémissante de la perception où il n’y a plus de place que pour l’évidence autoritaire de sa seule et hautaine présence.

Parce que l’écriture est devenue aussi une forme plastique, les moyens de la création littéraire peuvent être reconsidérés : peut-on encore parler de vers sans que cela pose le problème d’un anachronisme par rapport à l’évolution des formes ? Peut-on encore employer ce terme pour désigner les segments d’énoncés qui ne gardent de la définition du mot qu’un aspect : une unité géométrique délimitée par le blanc ? Peut-on enfin encore l’employer pour des écritures qui mettent en scène, sur l’espace de la page, l’incomplétude, le fragment ou le débris, le vestige des formes ? Chaque œuvre peut faire l’objet d’une interrogation sur ce point, mais le terme de segment est souvent plus approprié que celui de vers. Quoi qu’il en soit, les poètes qui travaillent l’espace physique du poème, l’aspect matériel de la parole et de l’écriture, dans sa valeur littérale, ne s’intéressent que peu au vers. Comme l’écrit Emmanuel Hocquard, dans la lignée du Coup de dés de Mallarmé, le poète aujourd’hui « invente la forme de sa pensée [52][52]Emmanuel Hocquard, Tout le monde se ressemble, dans Ma Haie,… ». Tentant encore de définir ce qui peut apparaître comme relevant de la poésie parmi les formes d’expression littéraire, Emmanuel Hocquard écrit ceci [53][53]Ibid., p. 227. :

A quoi reconnaît-on qu’on a affaire à de la poésie ? A sa physionomie, qui comprend l’aspect et le ton.
Jadis les choses étaient claires. La page de poésie se signalait d’abord visuellement. Elle n’avait pas le même aspect que la page de prose : en poésie, la ligne d’écriture s’interrompt en fin de vers alors qu’en prose les phrases s’enchaînent en continu, au moins jusqu’à la fin de chaque paragraphe.
Sans entrer dans les détails, en poésie, quel que fût le cas de figure (vers réguliers et rimés ou vers libres ; formes fixes ou non), il y avait toujours le même air de famille. Ceux qui écrivent de la poésie s’appelaient poètes.
Les choses ne sont plus aussi simples. D’abord le livre a cessé d’être le lieu exclusif de la poésie. Je pense à la Poésie sonore, qui s’apparente à la performance en faisant intervenir directement le son, le corps, la voix. Je pense à la Poésie concrète, qui privilégie l’aspect visuel du poème comme objet plastique autant que comme texte. On pourrait multiplier les exemples de formes différentes.
Mais pour s’en tenir à la poésie dans le livre, un renversement est en train de se produire. Tandis que, naguère, le poète coulait sa pensée dans la forme-poésie parfaitement identifiable comme telle, surfant sur le rythme et la musique (V. ce mot) des vers, aujourd’hui il invente la forme de sa pensée. Voyez comment Anne-Marie Albiach ou Claude Royet-Journoud construisent l’espace (et le volume) de l’écriture. Ces lignes sont-elles encore des vers ? Même si ça ressemble encore, par certains aspects, à de la poésie, il se pourrait que ça n’en soit plus. Alors, comment lire (V. ce mot) cela ?
Je pense qu’il y a aujourd’hui un malentendu sur le mot poésie. Ne continuerions-nous pas à l’employer pour dire quelque chose d’autre, dans une situation différente ? Ne serions-nous pas, pour user d’une image (V. pli), en situation de débâcle (au sens de la fonte des glaces) ? Il y a des signes qui ne trompent pas. Si l’on est attentif à l’intonation (V. ce mot) des mots dans le langage de tous les jours (V. Thé), il faut convenir que le nom de poète a pris une connotation désuète et qu’il est de plus en plus difficile à porter. De cela aussi il convient de tenir compte.

Isabelle Chol Dans Poétique 2009/2 (n° 158), pages 231 à 247

Université Blaise-Pascal – Clermont-II

Notes
  • [1] Pierre Reverdy, « Syntaxe », Nord-Sud, n° 14, avril 1918. Dans Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie (1917-1926), Paris, Flammarion, 1975, p. 80-83.
  • [2] Pierre Reverdy, Self Defence, op. cit., p. 122.
  • [3] Jean-Claude Milner, Ordres et raisons de langue, Paris, éd. du Seuil, 1982, p. 285.
  • [4] Jean-Michel Gouvard, La Versification, Paris, PUF, 1999 ; Benoît de Cornulier, Art poëtique, notions et problèmes de métrique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995.
  • [5] Jacques Dürrenmatt, Stylistique de la poésie, Paris, Belin, 2005. Les citations qui suivent se trouvent à la page 95.
  • [6] Ce principe de concordance est ainsi formulé par Nicolas Boileau dans son Art poétique : « Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots, / Suspende l’hémistiche, en marque le repos » (v. 105-106).
  • [7] Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Paris, éd. du Seuil, 1982.
  • [8] Laurent Jenny souligne que l’unité de sens peut devenir essentielle pour le vers libre, chaque vers étant une « unité de pensée » (La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 122).
  • [9] Notamment « Les loisirs de la poste » composés de quatrain (Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998).
  • [10] Stéphane Mallarmé, « Lettre à Henri Cazalis », juillet 1865, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 681.
  • [11] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 240.
  • [12] Pierre Reverdy, Les Ardoises du toit, dans Plupart du Temps, Paris, Gallimard, « Poésie-Gallimard », 2004, p. 165.
  • [13] Ibid., p. 166.
  • [14] Ibid., p. 206.
  • [15] Stéphane Mallarmé, « Lettre à Henri Cazalis », 30 octobre 1864, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 663.
  • [16] Anne-Marie Christin, Poétique du blanc, Paris, Peeters / Vrin, 2000, p. 143 et suiv.
  • [17] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 250.
  • [18] Stéphane Mallarmé, « Lettre à François Coppée », 5 décembre 1866, ibid., p. 708-709.
  • [19] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 252.
  • [20] Voir à ce sujet le développement d’Anne-Marie Christin, op. cit., p. 166-167.
  • [21] Cette publication a fait l’objet d’une réédition par Gallimard en 2006.
  • [22] Stéphane Mallarmé, « Préface » au Coup de dés, Œuvres complètes, op. cit., p. 391.
  • [23] Paul Valéry, « Au directeur des Marges » (1920), Variété II, dans Œuvres complètes, t. 1, p. 624-626.
  • [24] Stéphane Mallarmé, « Préface » au Coup de dés, op. cit., p. 391.
  • [25] Jean-François Lyotard distingue ainsi trois sortes de figures, dans Le Coup de dés : l’image qui se construit dans le signifié (comparaison, métaphore), la forme qui travaille sur le signifiant linguistique, et la figure sensible, « configuration qui distribue les signifiants linguistiques (ici graphiques) selon des exigences qui ne sont pas celles du discours proprement dit, mais celles d’un rythme (ici visible) » (Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 71).
  • [26] Stéphane Mallarmé, « Préface » au Coup de dés, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 391.
  • [27] Marcel Broodthaers, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard / Image, Anvers et Cologne, galerie Wide White Space et galerie Michael Werner, 1969.
  • [28] Pierre Reverdy, « Syntaxe », Nord-Sud, n° 14, avril 1918, dans Nord-Sud, Self Defense et autres écrits sur l’art et la poésie, op. cit., p. 80-83.
  • [29] Guillaume Apollinaire, Et moi aussi je suis peintre, Paris, éd. des Soirées de Paris, 1914, réédité en 2006 par Le Temps qu’il fait.
  • [30] Eugen Gomringer, Konstellationen, Constellations, Constellaciones, Berne, Spiral Presse, 1953.
  • [31] Clive Scott, The Poetic of French Free Verse, 1910-1930, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 93-95.
  • [32] Paul Claudel, « Les mots ont une âme », « L’Harmonie imitative », dans Positions et propositions, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.
  • [33] Cf. Isabelle Chol, Pierre Reverdy, poésie plastique. Formes composées et dialogue des arts, Genève, Droz, 2006.
  • [34] Dans Plupart du temps, op. cit., p. 188.
  • [35] Ibid., p. 201.
  • [36] Pierre Reverdy, Sources du vent, dans Main d’œuvre, Paris, Mercure de France, p. 140.
  • [37] Pierre Reverdy, Cette Emotion appelée poésie, Paris, Flammarion, 1974, p. 263.
  • [38] Emmanuel Hocquard, Préface à Tout le monde se ressemble, dans Ma Haie, POL, 2001, p. 228.
  • [39] André du Bouchet, « Envergure de Reverdy », Critique, n° 47, avril 1951.
  • [40] André du Bouchet, Ici en deux, Paris, Mercure de France, 1986. Non paginé.
  • [41] André du Bouchet, Laisses, Fata Morgana, 2003. Non paginé.
  • [42] Notamment, « Une explosion de givre », Eboulis et autres poèmes, Fontenay-sous-Bois, 1984, Moudon, éd. Empreintes, 2005.
  • [43] Ibid.
  • [44] Gérard Titus-Carmel, Travaux de fouille et d’oubli, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 9.
  • [45] Ibid., p. 13
  • [46] Ibid., p. 15.
  • [47] Gérard Titus-Carmel place en exergue de Ici rien n’est présent (Seyssel, Champ Vallon, 2003) une citation de Pierre Reverdy.
  • [48] Gérard Titus-Carmel, Travaux de fouille et d’oubli, op. cit., p. 19.
  • [49] Ibid., p. 73.
  • [50] Ibid., p. 72.
  • [51] Gérard Titus-Carmel, Epars, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003, p. 19.
  • [52] Emmanuel Hocquard, Tout le monde se ressemble, dans Ma Haie, op. cit., p. 228. Dans la partie intitulée « Poésie et / ou prose », Emmanuel Hocquard reprend l’idée selon laquelle « la forme est essentielle » parce qu’elle est la « forme de la pensée » (p. 227).
  • [53] Ibid., p. 227.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2012 https://doi.org/10.3917/poeti.158.0231

Voir aussi :

Un avis sur « La poésie spatialisée depuis Mallarmé »

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