
Samedi 10 septembre 1898
» Oh ! quelle terrible chose ! une dépêche nous apprend la mort de M. Mallarmé, est-ce possible, qu’a-t-il pu avoir, c’est affreux ! Pauvre Mme Mallarmé ! Pauvre Geneviève ! Ah ! que la mort de ce grand ami de papa et de maman, qu’ils avaient nommé mon tuteur, me rend malheureuse ! Il était charmant pour nous , il nous appelait « les enfants « d’une façon si paternelle. Il me rappelait ces soirées du jeudi, si délicieuses, à la maison. Que c’est atroce de penser que cet homme que nous avons encore vu si bien portant en juillet est maintenant disparu. C’est terrible la mort. M. Renoir est bien émotionné en apprenant cette horrible nouvelle. Il part avec nous ce soir pour Valvins. Nous allons coucher à Troyes. « .
Dimanche 11 septembre 1898
« Nous arrivons à Valvins vers 2 heures. Que c’est pénible de descendre de ce chemin au bord de la Seine vers ce petit coin, on ne peut pas ne pas penser que celui qu’on pleure n’y est plus. Le bateau paraît solitaire, son bateau qu’il aimait tant et qui me rappelle une première promenade faite dedans en 1887 avec maman et papa qui demande à M. Mallarmé s’il n’avait jamais rien écrit sur son bateau. Non, répondit-il en jetant un regard sur sa voile, je laisse cette grande page blanche ». Je me sens le coeur bien gros en entrant dans ce petit jardin, en montant l’escalier et en voyant ces deux malheureuses femmes, qu’elles sont à plaindre, comment les soulager, on ne peut que pleurer avec elles. Ah ! cette pauvre Geneviève quelle vie elle a ! C’est horrible de voir ce charmant intérieur sans M. Mallarmé, et au lieu de l’entendre causer dans ce jardin sous le marronnier que Geneviève planta étant petit, d’y voir son cercueil ; c’est atroce ! Ah ! penser que nous n’entendrons plus jamais cette voix douce ! Il avait une façon si affectueuse de dire « maman » lorsqu’il me parlait d’elle. C’est lui que papa avait nommé mon tuteur, c’est lui et M. Renoir les deux grands amis de papa et de maman. Ils étaient charmants à voir ensemble . Certes, je ne me doutais pas cet hiver que nous jouissions de leurs conversations réunies pour la dernière fois. Homme de lettres et paysans avec lesquels Mallarmé était si gentil,, se trouvent réunis en grand nombre dans le jardin pour suivre cet enterrement si particulièrement navrant et on sent la douleur peinte sur tous les visages. La cérémonie à l’église de Samoreau est très simple et très bien. Le cimetière qui longe la Seine et regarde cette forêt que M. Mallarmé aimait tant, où il est déposé prés de son fils qu’il a perdu tout jeune ; Roujon prononce en tremblant quelques paroles au nom des vieux ; Catulle Mendès, Dierx, Mars, etc., pleines de simplicité sur le caractère de son ami, en faisant ressentir toute la douceur ; il arrache des larmes à tous en disant comment, lorsque dans les moments difficiles de la vie on avait recours à lui, vous promettant son aide, » il vous tendait sa main amie en abaissant ses paupières sur ses grands yeux d’enfants « . Quel portrait juste et discret, comme M. Mallarmé aurait voulu qu’il soit. Paul Valéry prend ensuite la parole au nom des jeunes; mais il est tellement émotionné qu’il ne peut continuer et l’on sort du petit cimetière en sanglotant avec Geneviève.
C’est peut-être encore ce qu’il y a de moins horrible le jour où tous les amis viennent vous embrasser et pleurer avec vous; mais ce qui est terrible, c’est de voir la vie reprendre son cours comme si personne n’avait disparu et peu à peu l’éloignement de l’époque où l’on vivait avec ceux qu’on pleure. Que c’est lugubre ce soir lorsque tout le monde est parti, de ne plus trouver ici que ces deux femmes seules qui désormais seront sans celui pour lequel elles étaient. Nous dînons avec elles et je nous revois à cette même table le 24 juillet avec celui que nous nous attendons à chaque instant à apercevoir entrant par une porte disant une jolie phrase. Tout est lui ici. Valvins a perdu son âme.
Lundi 12 septembre 1898
Nous avons couché chez Mlle Hubert et y resterons encore jusqu’à demain pour ne pas abandonner trop vite cette malheureuse amie et pauvre mère. Que pourrait-on faire pour leur rendre la vie moins triste? vraiment je ne sais pas. Rester seules ici, c’est lugubre; quitter ces chers souvenirs c’est encore plus dur. Nous leur demandons de venir à Essoyes mais elles ne s’y décideront pas. Ah, je suis bien navrée! Je ne comprends rien à cette maladie de la gorge qui a enlevé cet homme si fort en trois jours, il a commencé à souffrir mardi soir et est mort vendredi à 11h dans un spasme épouvantable. Il a eu trois de ces crises et après la première il a dit à Geneviève : « Est-ce que je ne pourrais pas rester dans une chose comme cela? » Il a dû sentir qu’il s’en allait car Geneviève vient de trouver sur son bureau une enveloppe sur laquelle est écrit : « Recommandations quand à mes papiers », mais rien dedans. Par quelles souffrances il a dû passer, quelle angoisse en songeant qu’il laissait sa femme et sa fille seules et ses œuvres auxquelles il travaillait tant, inachevées!
Nous passons la journée avec Mme Mallarmé qui, chose extraordinaire, va presque mieux qu’à l’ordinaire et Geneviève qui à une mine épouvantable. Je déplore qu’elle ne soit pas mariée, maintenant cela sera probablement bien plus difficile. Pouvait-on prévoir que M. Mallarmé s’en irait à 56 ans? Ah non, jamais je n’avais pensé à sa disparition, je le voyais vivant très vieux. Quelle mort terrible.
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