- Le souffle d’une aile : Poétiques de l’éventail chez Mallarmé et Claudel
- La Catastrophe d’Igitur
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Le souffle d’une aile : Poétiques de l’éventail chez Mallarmé et Claudel
Résumé
Mallarmé et Claudel, malgré leurs différences poétiques et existentielles, peuvent se rejoindre dans l’attention qu’ils ont portée à un objet particulier : l’éventail. Ainsi Mallarmé l’utilise-t-il comme support de courts poèmes, quand Claudel lui rend hommage dans l’inspiration orientale qui a guidé ses Cent phrases pour éventails. Malgré l’hétérogénéité des supports qui ont vu naître ces poèmes – éventails réels ou livre japonais – l’objet ailé concentre des problématiques communes aux deux poètes. Volonté de dépasser la lourdeur éditoriale et émancipation des règles graphiques font souffler un vent de liberté sur ces textes, rythmés de battements nouveaux. Pliant la plume et l’encre aux exigences du visuel, voire la syntaxe à l’influence de la pensée japonaise, les poètes révèlent au prisme de l’éventail une réflexion esthétique qu’il est fécond de relire dans son contexte original d’écriture.
Voir aussi L’éventail dans le monde de Stéphane Mallarmé
Cent Phrases pour éventails

La publication de Cent Phrases pour éventails est en réalité l’aboutissement d’un processus dans lequel on peut distinguer quatre étapes au cours desquelles l’esprit du recueil a sensiblement évolué. Les trois premières publications se font au Japon et ne relèvent pas, dans l’esprit de Claudel, du commerce à proprement parler (voir dans la bibliographie Michel Lefèvre, Entretien avec Paul Claudel, p. 114). Après avoir collaboré avec le peintre japonais Tomita Keisen (1879-1936) à propos du poème intitulé « La Muraille intérieure de Tokyô » (ou « Les Douze Vues de la Muraille intérieure » ou « Poèmes au verso de sainte Geneviève », ou encore en japonais » Kojo-ju-ni-kei « , 1922), Claudel décide de prolonger ce mode de travail qui allie un peintre et un poète en concevant pour la première fois le 6 juin 1926 des « phrases » (voir Journal, t. I, p. 721) qu’il continuera de composer jusqu’en janvier 1927. Il publie tout d’abord Souffle des quatre souffles (octobre 1926, 200 exemplaires ainsi que 2 exemplaires d’auteur et 3 exemplaires de grand luxe, titre japonais : Shi-fu-jô). Il s’agit de quatre poèmes (phrases 69, 106, 16 et 63 du recueil définitif) écrits au pinceau de la main de Claudel, juxtaposés à quatre dessins à l’encre de Chine et à l’aquarelle de Tomita Keisen, le tout disposé sur la forme d’un éventail en papier de lin bistre de 20, 3 cm sur 52, 8 cm. L’inspiration est multiple: le « livre de dialogue » entre un peintre et un poète dans la tradition occidentale (voir Yves Peyré, Peinture et poésie), mais aussi, bien évidemment, certaines traditions picturales dont Tomita Keisen est spécialiste — la peinture des lieux célèbres (meishô-e), de paysages (fukô-ga), de fleurs et d’oiseaux (kachô-ga), des quatre saisons (shiki-e) et naturellement la peinture pour éventails (senma-ga) —, et plus généralement la « peinture lettrée ». Souffle renvoie également au genre du haïku, considéré en Occident comme représentatif de la culture japonaise, tant du point de vue de la structuration globale du recueil divisé en quatre saisons que du point de vue de la structure singulière des phrases qui, outre la brièveté qui les définit, comportent bien souvent deux des caractéristiques formelles du haïku, le « mot-saison » (kigo) et, à travers ce que Claudel nommera « l’exclamation » dans la préface du recueil définitif, le « mot-césure » (kireji).

Cent Phrases pour éventail – D.R.
Mais, dans le même temps, Claudel a composé d’autres « phrases » qu’il avait écartées de sa sélection des 4 poèmes de Souffle. Il reprend donc le projet en lui donnant un premier infléchissement: ce sont les Poëmes du Pont-des-Faisans publiés le mois suivant (novembre 1926, titre japonais: Chiketsu-shû), qui comportent, outre les quatre dessins-poèmes de Souffle, d’une part 16 poèmes de la main de Claudel mais présentés seuls sans dessin en regard (ce qui élève le nombre de poèmes à 20) et d’autre part 16 dessins de Tomita Keisen, également séparés, le tout constituant 36 éventails. Le fait de séparer les dessins japonais des textes français éloigne l’esprit de la publication de l’idéal de fusion entre les caractères ou lettres du poète et les traits du peintre, idéal de la peinture lettrée. Claudel s’oriente vers un autre projet que les conférences publiées dans ces années (en particulier « Idéogrammes occidentaux » de 1926 et les autres textes des Œuvres en prose mentionnés dans la bibliographie) précisent et que le dernier état du recueil, Cent Phrases pour éventails, fixe.
Cent Phrases pour éventails (1927, édition Koshiba, titre japonais: Hyaku sen chô, littéralement « recueil ou cahier de cent éventails »), tout d’abord publié au Japon, repose sur le principe de « l’émulation » (voir préface) : il ne s’agit plus de fondre deux pratiques, peinture (japonaise) et poésie (française), mais de faire aussi bien (en français) que les poètes-calligraphes japonais ou chinois. C’est pourquoi Claudel dispose en regard d’un côté deux kanji (idéogrammes chinois empruntés par la langue japonaise), choisis par « messieurs Yamanoushi et Yoshié », et tracés par le calligraphe Ikuma Arishima, et de l’autre une « phrase », avec le plus souvent, une ou quelques lettres occidentales faisant incursion du côté japonais. Le dessin a donc disparu, puisqu’on ne cherche pas à dire la continuité possible entre la chose (représentée globalement dans le dessin) et le mot, mais à prouver que les lettres, les mots et les « phrases » françaises, comme les idéogrammes tels que Claudel et son époque les conçoivent, peuvent comporter en eux-mêmes cette continuité, à condition de créer un art calligraphique propre aux lettres occidentales. Par ailleurs, le recueil se présente comme un livre d’Extrême-Orient, sous la forme de trois accordéons de papier de 29 cm sur 10 cm, placés dans une « boîte de toile grise mouchetée d’or à fermeture d’ivoire » (Truffet, Edition critique, p. 18). Enfin, Cent Phrases pour éventail comporte non pas 100, mais 172 poèmes où la structuration initiale selon les saisons n’est plus visible, mais où l’on peut déceler une logique d’expansion conformément au principe de ‘l’imitation » de la nature que Claudel associe à l’artiste japonais, par opposition à la « copie » (voir Connaissance de l’Est, « Çà et là »).
Quinze ans après l’édition japonaise, Claudel décide de publier de façon plus large le recueil, chez Gallimard, en 1942. Il ajoute alors une préface signée de Brangues, le 25 juin 1941.
Le contenu du recueil trouve dans la plupart des cas son origine dans une expérience directe dont Claudel consigne parfois la trace dans son Journal, pour ensuite travailler ce matériau brut jusqu’à la formulation de la « phrase ». Claudel puise son inspiration dans le séjour au Japon en tant qu’ambassadeur, entre novembre 1921 et février 1927 (ce qui explique le titre choisi pour le second recueil, les Poëmes du Pont-des-Faisans, qui renvoie au nom de la résidence de l’ambassadeur de France à Tokyo). Mais ce sont surtout les voyages effectués à l’intérieur de l’archipel nippon qui ont nourri l’imaginaire de Cent Phrases pour éventails, essentiellement les séjours d’été (juillet-août 1922, juillet 1923 et juillet-août 1926) à Chuzenji-ko, site célèbre composé d’un lac, de temples et du mont Nantaï, et encore davantage la croisière dans la Mer Intérieure en avril-août 1926, qui se poursuit dans le Yamato, par la visite de Nara, de Kyoto, où il retrouve son ami peintre Tomita Keisen, et qui se termine par un dernier séjour à Chuzenji-ko. Ce voyage donne du reste lieu à trois textes qui éclairent l’esprit dans lequel les Cent Phrases ont été composées : Le Poëte et le vase d’encens, Le Poëte et le shamisen et Jules ou l’homme aux deux cravates. Par ailleurs, les voyages qu’il a faits en Indochine, en particulier la visite des temples d’Angkor au Cambodge les 3 et 4 octobre 1921, puis un nouveau voyage en février 1925 (voir Journal, t. I, p. 522 et passim.), sont aussi à l’origine de certaines phrases, celles où il est question de serpents, de nagâs ou d’hydres par exemple.
La publication occupe les derniers mois du séjour de Claudel dans un pays dont il a dit qu’il n’était pas loin du paradis. On peut donc considérer l’ouvrage comme un hommage au Japon, hommage dans l’esprit et dans la forme. En effet le recueil met en scène un Japon lumineux et glorieux, mais de plus, comme nous l’avons vu, il emprunte à plusieurs traditions propres au Japon, ou du moins à l’Extrême-Orient : le haïku, certaines traditions picturales extrême-orientales, la calligraphie, ainsi qu’un certain rapport à la nature et au monde (que Claudel nomme l’ahité, en japonais mono no aware). Toutefois, il ne s’agit pas pour Claudel de renoncer à son identité de chrétien occidental. L’esprit des Cent Phrases pour éventails, nous l’avons dit, est celui de « l’émulation » : le recueil est un défi lancé par un poète occidental à la tradition extrême-orientale sur un terrain qui lui semble a priori réservé, la calligraphie. Enfin, le Japon paradisiaque n’est somme toute qu’une belle image, un reflet, une « allusion » à la vérité ultime chrétienne : on peut lire en effet un parcours spirituel proprement chrétien dans le recueil (voir Philippe Postel, « Stèles mystérieuses, éventails mystiques« ).
Philippe Postel, Université de Nantes https://societe.paul-claudel.net/oeuvre/cent-phrases/
La Catastrophe d’Igitur

C’est un texte ambivalent, pour ne pas dire duplice, que Paul Claudel consacre en 1926 à celui qui fut sans doute son principal initiateur profane. En effet La Catastrophe d’Igitur est pour le moins un éloge ambigu. L’éloge d’abord, et la revendication de primauté :
Jusqu’à Mallarmé, pendant tout un siècle depuis Balzac, la littérature avait vécu d’inventaires et de descriptions : Flaubert, Zola, Loti, Huysmans. Mallarmé est le premier qui se soit placé devant l’extérieur, non pas comme devant un spectacle, ou comme un thème à devoirs français, mais comme devant un texte, avec cette question : Qu’est-ce que ça veut dire ?
Claudel fait ainsi de Mallarmé l’inventeur d’un mode nouveau de l’écriture qui est aussi un nouveau mode de rapport au monde et la leçon des Mardis se rappelle à lui comme : « une école pour l’attention, une classe pour les interprètes, nous y avons tous passé à notre tour ». La repartie littéraire à cette question abrupte et essentielle est, chez le Mallarmé idéal ou idéalisé, « non pas réponse non pas explication mais une authentification par le moyen de cette abréviation incantatoire qu’est le Vers ». Mais Claudel considère que son maître a échoué : « Après Hérodiade il faut bien convenir qu’il n’y a plus que des bibelots poussiéreux », et que cette belle découverte « restera stérile entre ses mains ». Il place sous le nom d’Igitur un drame ou une catastrophe qui est d’abord la tragédie du poète :
[…] le suprême Hamlet au sommet de sa tour, succédant à deux générations d’engloutis, tandis que l’inexorable nuit au dehors fait de lui pour toujours un homme d’intérieur, s’aperçoit qu’il n’est entouré que d’objets dont la fonction est de signifier qu’il est enfermé dans une prison de signes.
Pour Claudel Mallarmé est donc surtout « le reclus du cabinet des Signes », désespéré par la conscience vive et universelle qu’il a prise de l’immanence absolue et du non-sens. Mallarmé est condamné à demeurer un sémioticien : prisonnier des signes qui ne sont que signes, il est la victime intellectuelle et morale de la matérialité de tout et il n’a pour continuer à œuvrer que la possibilité de s’absenter ou de s’abstenir en interprétant à vide et en bibelotant. Car pour Claudel, l’herméneute ne saurait être que catholique, dans le sens ouvert qu’il veut tracer lui-même mais sans laisser de côté la transcendance du Créateur, seul maître du sens et unique dispensateur d’« authentification ».
Mallarmé, le premier…
© : Serge Meitinger.
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l’Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.
http://pierre.campion2.free.fr/smeitinger2.htm
Voir aussi: Mallarmé – Igitur et
IGITUR Stéphane Mallarmé, Objet Littéraire Non Identifié
