
A quoi servent les musées?

Pourquoi aller au musée ? Avec le scroll infini, rester chez soi sur un compte Instagram fera l’affaire. Et puis les musées se ressemblent tous, à quoi bon ? Bien évidemment entrer au musée provoque l’inverse : toute œuvre est singulière et l’aura du musée est unique.
Pour moi, pour vous ici, pour les auditeurs et les auditrices, il est assez probable que ce soit plutôt au musée que nous ayons vus nos premiers tableaux de grands peintres. Tout le monde n’est pas collectionneur et tout le monde ne retrouve pas un tableau perdu d’un grand maître dans le grenier de sa grand-mère.
Invention française dans la lignée de la Révolution, le musée tel que nous le connaissons encore aujourd’hui est un fait démocratique majeur : l’art qui était réservé aux collectionneurs privés et à leurs salons est désormais conservé, exposé et ainsi rendu accessible à tous. Il devient patrimoine culturel commun et partagé.
Le problème est qu’il n’est pas certain que le musée rende vraiment service aux œuvres qu’il expose. Le poète Lamartine par exemple lui reproche de n’être qu’un « cimetière de l’art » en ne présentant que des œuvres mortes, coupées de leur contexte de création. Paul Valery dans un texte, très méchant intitulé Le problème des musées critique violemment le principe du musée en lui reprochant notamment d’être un « désordre organisé » dans lequel les œuvres s’annulent les unes les autres à force d’être juxtaposées et dans lequel le visiteur erre dans les salles comme un ivrogne errant de comptoirs en comptoirs, ne trouvant plus aucun délice à cette visite.
Pourtant, les musées continuent de tenir une place cruciale dans la politique culturelle de notre pays. Ils attirent des touristes du monde entier et rayonnent à l’international.
Et puis ils contribuent à la transmission des œuvres et à l’éducation des nouvelles générations, mais on pourrait aussi questionner cela. Les œuvres sont aujourd’hui directement accessibles sur n’importe quel écran relié à Internet dans un confort et une qualité de reproduction inédite, il y a même des animations qui permettent de s’immerger dedans, d’en augmenter les détails ou de se créer son propre musée numérique.
Alors pourquoi continuer à aller au musée si ce sont des cimetières désordonnés et limités ?
Peut-être faut-il en revenir à penser précisément le statut de ce qui est présenté au musée. Même s’il y a aujourd’hui des musées de tout et d’à peu près n’importe quoi, la fonction première du musée est d’exposer des œuvres d’art. Or, l’œuvre d’art n’est précisément pas un objet comme les autres. Il ne se consomme pas, ne s’use pas, ne se transmet pas comme les autres. Sa valeur ne se réduit pas à une utilité ou à un prix. Les œuvres d’art sont des objets qui font exception et qui nous invitent donc à les considérer différemment, notamment à contempler leur singularité, ce que le philosophe Walter Benjamin appelle « l’aura » des œuvres d’art. Cette « aura » n’est accessible que lorsqu’on les rencontre réellement, lorsqu’on se tient en face d’elles et de ce petit miracle d’une œuvre qui existe en faisant précisément exception à tout ce qui existe par ailleurs. Rien ne remplace cette expérience, car la simple reproduction ou photographie d’une œuvre, fait disparaître cette « aura ».
Alors au fond, le musée a sans doute les défauts de ses qualités : il rassemble des œuvres d’artistes différents et d’époques différentes certes, mais cela permet de les confronter et d’en révéler d’autres significations.
Il conserve et transmet, mais ce faisant, il permet à de nouvelles générations d’artistes de s’inscrire dans une histoire et de créer autre chose que leur nombril.
Il nous apprend enfin à contempler et non pas seulement à regarder ou à voir, mais en changeant notre manière de voir, il nous révèle un autre monde en plus de celui qui tombe sous nos yeux tous les jours.
Paul Valéry, “Le problème des musées.” (1923)
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“ Le problème des musées ”
Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparaît entre les jambes d’un athlète de bronze. Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une impression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont chacune exige, sans l’obtenir, l’inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l’évolution que nous offre une telle assemblée d’êtres parfaits et d’inachevés, de mutilés et de restaurés, de montres et de messieurs…
L’âme prête à toutes les peines, je m’avance dans la peinture. Devant moi se développe dans le silence un étrange désordre organisé. Je suis saisi d’une horreur sacrée. Mon pas se fait pieux. Ma voix change et s’établit un peu plus haute qu’à l’église, mais un peu moins forte qu’elle ne sonne dans l’ordinaire de la vie. Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l’école… Suis-je venu m’instruire, ou chercher mon enchantement, ou bien remplir un devoir et satisfaire aux convenances ? Ou encore, ne serait-ce point un exercice d’espèce particulière que cette promenade bizarrement entravée par des beautés, et déviée à chaque instant par ces chefs-d’œuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comptoirs ?
La tristesse, l’ennui, l’admiration, le beau temps qu’il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi.
Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie ! Tout ceci est inhumain. Tout ceci n’est point pur. C’est un paradoxe que ce rapprochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l’une de l’autre, quand elles se ressemblent le plus.
Une civilisation ni voluptueuse, ni raisonnable peut seule avoir édifié cette maison de l’incohérence. Je ne sais quoi d’insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l’existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention ; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l’attire…
L’oreille ne supporterait pas d’entendre dix orchestres à la fois. L’esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n’y a pas de raisonnements simultanés. Mais l’œil, dans l’ouverture de son angle mobile et dans l’instant de sa perception se trouve obligé, d’admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles.
Comme le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l’espace que constitue une collection, ainsi l’intelligence n’est pas moins offensée par une étroite réunion d’œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l’ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont des objets rares dont les auteurs auraient bien voulu qu’ils fussent uniques. Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui… Je crois bien que l’Égypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n’ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se dévorent l’une l’autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules, et selon des principes abstraits.
Mais notre héritage est écrasant. L’homme moderne, comme il est exténué par l’énormité de ses moyens techniques, est appauvri par l’excès même de ses richesses. Le mécanisme des dons et des legs, la continuité de la production et des achats, – et cette autre cause d’accroissement qui tient aux variations de la mode et du goût, à leurs retours vers des ouvrages que l’on avait dédaignés, concourent sans relâche à l’accumulation d’un capital excessif et donc inutilisable.
Le musée exerce une attraction constante sur tout ce que font les hommes. L’homme qui crée, l’homme qui meurt, l’alimentent. Tout finit sur le mur ou dans la vitrine… Je songe invinciblement à la banque des jeux qui gagne à tous les coups.
Mais le pouvoir de se servir de ces ressources toujours plus grandes est bien loin de croître avec elles. Nos trésors nous accablent et nous étourdissent.
La nécessité de les concentrer dans une demeure en exagère l’effet stupéfiant et triste. Si vaste soit le palais, si apte, si bien ordonné soit-il, nous nous trouvons toujours un peu perdus et désolés dans ces galeries, seuls contre tant d’art. La production de ce millier d’heures que tant de maîtres ont consumées à dessiner et à peindre agit en quelques moments sur nos sens et sur notre esprit, et ces heures elles-mêmes furent des heures toutes chargées d’années de recherches, d’expérience, d’attention, de génie !… Nous devons fatalement succomber. Que faire ? Nous devenons superficiels.
Ou bien, nous nous faisons érudits. En matière d’art, l’érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n’est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n’est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document.
Je sors la tête rompue, les jambes chancelantes, de ce temple des plus nobles voluptés. L’extrême fatigue, parfois, s’accompagne d’une activité presque douloureuse de l’esprit. Le magnifique chaos du musée me suit et se combine au mouvement de la vivante rue. Mon malaise cherche sa cause. Il remarque ou il invente, je ne sais quelle relation entre cette confusion qui l’obsède et l’état tourmenté des arts de notre temps.
Nous sommes, et nous nous mouvons dans le même vertige du mélange, dont nous infligeons le supplice à l’art du passé.
Je perçois tout à coup une vague clarté. Une réponse s’essaye en moi, se détache peu à peu de mes impressions, et demande à se prononcer. Peinture et Sculpture, me dit le démon de l’Explication, ce sont des enfants abandonnés.
Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu’elle vivait, elle leur donnait leur place, leur emploi, leurs contraintes. La liberté d’errer leur était refusée. Ils avaient leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances… Tant qu’elle vivait, ils savaient ce qu’ils voulaient…
– Adieu, me dit cette pensée, je n’irai pas plus loin.
FIN DU TEXTE
Paul Valéry et la nausée des musées

Lire la suite (ou télécharger le PDF https://www.persee.fr/doc/fdart_1265-0692_1998_num_3_1_1145
L’ICOM approuve une nouvelle définition de musée

Prague août 22 LA NOUVELLE DÉFINITION DU MUSÉE
“Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances.”
Après Tokyo, 2019 pour info CELLE ÉVITÉE DE JUSTESSE grâce à ICOM FRANCE
« Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples.
Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer, et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire. »
Voir aussi « Marie Sallantin »
Agenda
Journée européenne des amis de musées 2024

5 septembre 2024
Pour célébrer la communauté des amis de musées (un million de passionnés dans toute l’Europe), les fédérations nationales ont créé en 2023 la Journée annuelle européenne des amis de musées chaque deuxième dimanche d’octobre.
L’objectif de cette journée est de fêter et rendre visibles les Amis de Musées en Europe avec l’organisation d’événements sur un thème commun européen, le même jour, sur le territoire de chaque association de chaque pays.
La deuxième édition de cette manifestation soutenue par 8 fédérations européennes est fixée au dimanche 13 octobre 2024. Placée sous le thème de « Vos musées, notre passion ! » cette journée sera l’occasion pour les Amis de Musées de valoriser sur leur territoire les actions qu’ils mettent en œuvre tout au long de l’année pour transmettre leur passion et participer au rayonnement de leurs musées. Ces actions seront relayées au niveau national par la fédération française et au niveau européen par la coordination européenne de la fédération mondiale des amis de musées.
Cet événement est placé sous le haut patronage du Président de la République, du Parlement européen et le ministère de la Culture a renouvelé son parrainage pour la deuxième année consécutive.
Commentaire
J’ai créé cet article afin d’avoir des éléments de réflexion pour s’ajuster sur cette notion « d’amitié » et qui me semble impliquer celles de réciprocité et d’inclusion, ou alors une « association-amie de musée » ne devient qu’un porte-voix publicitaire gratuit et docile de l’institution avec laquelle il est en relation et espérons-le en dialogue. Quand bien même l’enjeu serait de tenter de créer une vie culturelle autour d’un musée, si cette vie est toute entière orientée vers la promotion des activités émanant uniquement de lui, nous restons ici dans le domaine de la promotion, ce qui paralyse par essence tout esprit de recherche et tout échange constructif. Or l’enjeu d’une association des amis d’un musée me parait tien plus importante, ce que l’on peut voir en prenant connaissance de la nouvelle définition de « musée », telle qu‘approuvée récemment par l’ICOM : “Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances.”
Voilà donc une prise de conscience importante car il est un fait que la vie culturelle française se définit par un « off » sans aucun moyen et un « in » s’accaparant toutes les ressources et largement autiste à tout ce qui se fait à la marge, soit la création. C’est-à-dire, pour être très clair, menant à l’exclusion de la majorité des artistes de toutes les instances officielles de représentation. La question est donc de savoir si les musées d’aujourd’hui seront en capacité de relever le défi de cette inclusion et seront ainsi fidèles à leur mission de service public au service de l’art et de la culture.
Voir aussi : ami et place de la peinture dans l’art contemporain