Un concert dans la forêt

Gravure tirée du Guide d’Adolphe Joanne de 1867.

UN CONCERT DANS LA FORET

Je m’étais égaré — J’étais enlacé de montagnes, de vallons, de précipices, de bois ; j’avais à choisir entre vingt sentiers croisés, sentiers trompeurs, tracés à dessein par une main inconnue ; ils aboutissaient tous à des rochers taillés à pic comme des remparts, et dont les touffes de saxifrages, agitées au vent, semblaient rire de mon embarras. Le soleil était près de se coucher, je ne pouvais m’orienter sur son cours ; de hautes collines me dérobaient l’horizon du couchant.

Avançant, reculant, et surtout m’arrêtant, je me trouvai compromis dans un massif de pins grêles, qui paraissaient avoir été écaillés par des doigts de fer ; cela me fit frémir. Je me demandai la raison de mon frémissement, et je ne me répondis pas. Mon silence m’alarma davantage ; je tâchai de me rappeler une chanson. J’en sais mille ; pas une ne me vint à l’esprit ; je n’avais dans l’oreille que le chant du cor de l’ouverture de Weber et l’épouvantable unisson de ré bémol d’Euryante : « Chasseur égaré dans les bois. » Le jour tombait ; il y avait même en face de moi une gorge béante déjà noire comme à la nuit : l’aspect du lieu devenait toujours plus satanique. Si j’avais l’honneur d’être Berlioz, je volerais à la nature la symphonie qu’elle exécutait alors pour moi, dût-elle m’attaquer en contrefaçon. Les instruments étaient peu nombreux, mais ils versaient une large harmonie ; les aiguilles des pins frissonnaient, les saxifrages murmuraient avec mélancolie, les feuilles jaunes et sèches tourbillonnaient à la brise, le grillon exécutait son nocturne, la montagne tirait des accords de toutes les cavernes ; un pin gigantesque, en inclinant et relevant un de ses longs rameaux dépouillés, ressemblait à l’Habeneck de cet orchestre mystérieux des bois. Dans cette ravissante ouverture du drame de la nuit, il n’y avait pas une fausse note, pas un accord contre les règles, pas une erreur de composition ; la nature orchestre supérieurement ses œuvres musicales ; elle combine avec un art incomparable tous les sujets qui exécutent ses partitions inédites. Peu lui importe d’avoir des auditeurs ; elle se fait jouer pour son plaisir d’égoïste, elle se complaît à son ouvrage, elle s’applaudit et ne fait lever le rideau qu’à l’heure où la campagne est déserte, où les villes s’illuminent de clartés pâles, où les pauvres humains s’enferment entre quatre murs tapissés de paysages pour échanger entre eux les longs bâillements de la veillée et les paroles nauséabondes qu’ils appellent les charmes de la conversation.

Oh ! que j’aurais bien voulu être enfermé, ce soir-là, entre ces quatre murs dont je parle avec dédain. Le jour était mort ; je comptais sur la lune ; mais la lune ne devait se lever que le lendemain avec le soleil. C’est bien la peine d’avoir une lune ! Je ne demandai qu’une faveur au crépuscule, le dernier de ses rayons pour me montrer le bon sentier. J’aurais bien prié Dieu, mais j’avais peur d’offenser le démon ; à coup sûr, je marchais sur ses domaines, et je respecte toujours l’autorité régnante dans les pays que je visite. De pins en pins, de buissons en buissons, j’atteignis les limites de la terre végétale ; un arceau brisé dans sa clef de voûte était devant moi : c’était mon Rubicon ; je me recommandai aux patrons de l’alcôve de ma mère, et je franchis l’arceau. J’étais entré dans un puits, mais un puits assez large pour boire un jeune lac ; il y faisait presque jour, parce que le soleil avait tellement aiguisé ses rayons sur les immenses parois des rochers, que la fraîcheur de l’ombre n’avait pu éteindre encore tant de parcelles lumineuses incrustées pendant le jour : ce que je dis là est, je crois, une erreur en physique, mais je ne crois pas à la physique. Ce puits était forme de rochers circulaires à pic, comme un Colisée naturel ; à droite et à gauche, je voyais des galeries étagées, qui avaient l’air d’attendre des spectateurs ; après l’arceau, il y avait une jolie petite caverne tapissée de lierre, avec deux sièges proprement taillés : c’était comme un bureau pour déposer les cannes et les parapluies. Un vieux pin rabougri murmurait des plaintes contre ce bureau, et, dans mon état de trouble, il me sembla que ce vieux pin me demandait mon billet. J’entrai hardiment, d’un pas d’auteur, et je courus à l’avant-scène ; là, c’était à faire frémir les deux Ajax. Une large et haute voûte minait le pied de la montagne ; des tentures de lierre noir couvraient cette voûte et lui donnaient l’aspect d’une chapelle funéraire: au centre montait un catafalque qui avait pris la forme d’un aqueduc ; le sol était jonché de hideux débris.

J’entendis un bruit de pas derrière moi ; je n’osai regarder ; les cailloux du sentier grinçaient sous des pieds ferrés. Au hasard, je risquai un œil de ce côté ; c’était un bûcheron. « Mon ami, lui dis-je, où est le chemin qui conduit à la ville ? »

Citation empruntée à l’Eglogue de Mœris. Le bûcheron ne me répondit pas, mais de sa main il me désigna un sentier suspendu au flanc d’une montagne. Je n’avais pas encore remarqué cette montagne ; le sommet était abominable à voir ; il montait au ciel dans une forme révoltante et qu’on ne peut décrire : c’était comme une impudique pensée de granit lancée au ciel pour arrêter le vol des sorcières. Des coups de tonnerre avaient détaché de cette masse d’énormes blocs gisant à mes pieds : oh! c’est qu’il doit s’être passé là des choses qui appellent la foudre en plein azur ; un chêne poitrinaire s’est réfugié là comme un ermite en méditation, à l’abri du vent, sous la montagne. Des pins échevelés semblent descendre des grottes du pic, comme une troupe de bandits qui courent au voyageur. Toutes les harmonies de ce lieu sont dolentes ; il y a dans les crevasses des rochers des oiseaux non classés par l’ornithologie ; ils chantaient aux chauves-souris des airs sombres comme une absoute. La nuit arrivait noire, mystérieuse, toute pleine de confidences que la gamme de la brise —glisse à l’oreille à travers les touffes de cheveux. Je levai les yeux au ciel pour me réjouir aux étoiles ; une seule constellation luisait sur un fond obscur, la grande Ourse, magnifique fauteuil d’étoiles renversé à demi, comme si le Dieu du ciel venait d’être détrôné par Satan. Je me mis alors à marcher dans la direction des sept étoiles ; mon chemin s’éclaircissait peu à peu. Je sortis du puits, tout joyeux de n’avoir pas été surpris par le coup de minuit dans cet horrible amphithéâtre où tant de scènes allaient être jouées par des acteurs de l’enfer. Une lueur de foyer humain m’annonça la campagne cultivée.

Quelques années après, sous la lune d’avril, à onze heures du soir, je revins accompagné de cent musiciens et artistes, et de trois fourgons d’instruments de cuivre. J’avais fait un appel à tout un orchestre d’amis, et on m’avait répondu avec zèle. Ce fut une fête comme il n’y en aura plus sur cette fade planète.

Vous avez entendu l’ouverture de Freyschütz à l’Opéra, au Conservatoire, à Favart ; c’est une pastorale, un menuet que vous avez entendu. Mes musiciens s’assirent sur des sièges de roche dans la voûte tapissée de lierre et de nids de chauves-souris. Nous avions apporte une énorme cloche fêlée sur un fardier ; on la suspendit sous la voûte ; elle sonna minuit pendant un quart d’heure : nos oreilles saignaient. La montagne est creuse, elle sonna comme la cloche : à chaque coup, les réseaux de lierre se crispaient comme une toile d’araignée. Il y eut beaucoup de plaintes dans l’air, plaintes exprimées dans cette langue que la nuit parle, et qui ressemblaient à de sourdes protestations d’êtres invisibles qui se révoltent contre une usurpation de localité. L’ouverture de Freyschütz commença. Je m’étendis sur un lit de cailloux plats antédiluviens. Weber avait travaillé pour cette nature. A peine le cor eut-il fait invasion dans le jeu de l’orchestre, que tous les objets environnants prirent un caractère de funèbre physionomie ; les montagnes ouvrirent leurs caverneuses oreilles, et le souffle de l’air anima le clavier de leurs mille échos ; les pins parlaient aux mousses des pics, les collines aux herbes de la plaine, les grillons aux chênes verts ; tous ces murmures, toutes ces plaintes de la nuit, emportaient au ciel l’infernale harmonie de Weber. Je regardai les musiciens ; ils avaient les cheveux hérissés comme des feuilles d’aloès.

Nous craignions de manquer de trombones : il en vint six pour attaquer l’évocation de Robert. Des voix se demandaient : « Quels sont ces musiciens ? » Personne ne les connaissait. On disait derrière moi : « Ce sont des musiciens de la ligne. » Je me retournai pour voir qui disait cela : c’était une feuille de lierre ou personne. Le chef d’orchestre, qui était tout en feu et ne prenait garde qu’à sa partition, cria :

— Musiciens, à vos places ! Êtes-vous là, monsieur B…. ?

Le jeune artiste s’avança pour chanter l’invocation ; il était pâle comme un démon incarné.

— Ne chantez pas, lui dis-je, cela vous fera mal.

— Impossible, me répondit-il, je suis sous l’obsession de l’art ; il faut en finir avec Meyerbeer, il faut voir clair dans ses notes.

— Ce sera une terrible nuit, n’est-ce pas ?

— Terrible ! Ayez-vous bien compris l’ouverture de Weber ?

— Très-bien.

— Demain, au jour, nous saurons la musique.

— Oui, ce lieu est le Conservatoire du démon.

Ce chaleureux jeune homme, artiste tout âme et conviction, appuya fortement ses pieds sur le sol humide de la caverne, et dit au chef d’orchestre :

— Je suis prêt.

Je crus que la montagne entière s’était faite trombone ou qu’elle s’écroulait. B…, avec sa magnifique voix, dit : « Nonnes ! qui reposez… » et resta court. Le chef d’orchestre s’écria, tourné vers les six trombones :

— Que diable avez-vous dans le corps ?

Les trombones sourirent et parlèrent bas aux contrebasses, qui ne répondirent pas.

Tous mes musiciens étaient profondément artistes ; la solitude, le lieu, la nuit, avaient d’abord un peu agi sur leurs nerfs ; mais ensuite ils se jetèrent de verve, tête première, en pleine symphonie, et ce fut alors un concert dont l’exécution foudroya la montagne. Une seule bougie jaune brûlait sur le pupitre du chef, comme le treizième cierge qu’on éteint aux ténèbres du vendredi saint ; on ne voyait que le visage des musiciens : leurs instruments étaient dans l’ombre. Toutes ces têtes agitées de convulsions ressemblaient à des têtes de possédés se débattant sous l’exorcisme. Quand le jeune chanteur eut laissé tomber dans l’abîme le dernier Relevez-vous ! tous les regards cherchèrent des fantômes dans le noir espace. Il s’en trouva qui se voilèrent les yeux à deux mains, car ce qu’ils entrevoyaient était insupportable à la paupière. Sur un rocher à pic, tendu comme un immense linceul, on vit passer une liasse d’ombres rouges que la lune même n’osa pas regarder ; car elle prit le premier nuage venu et se couvrit les yeux comme nous. Et, quand éclata le duo, que de choses inouïes furent entendues ! que de choses invisibles furent vues ! que d’émotions gaspillées dans les coulisses de carton et retrouvées ici ! Auras-tu le courage a »y pénétrer, seul, sans pâlir ? A cette formidable demande, le jeu funèbre des trombones jeta partout dans les vallées de lamentables points d’interrogation ; toutes les plaintes des abbayes ruinées tombèrent des nues sous la caverne comme à un rendez-vous de notes déchirantes ; l’air fut inondé de toutes les vibrations des lieux désolés-, nous entendîmes des coups sourds de fossoyeurs, des roulements de balanciers dans le squelette des clochers gothiques, des vagissements de nouveau-nés dévorés par des guivres, des paroles de fantômes aux oreilles de Job, des grincements de marbres tumulaires, des mélodies d’épitaphes où la brise chantait la partie du ci-gît, des frôlements d’herbes grasses, des battements d’ailes de phalènes, des soupirs de goules, des éclats de timbre fêlé, des cris de vierges vampirisées, des déchirements de suaires, des cliquetis d’étincelles de chats noirs, des bruits de ferraille de spectres galériens, des trios lointains d’orfraies, de grands-ducs et d’hyènes ; nos mains se collaient sur nos oreilles, mais le flot subtil de ces harmonies nous envahissait par tous les pores. Toute notre chair s’était faite oreille, et absorbait les retentissantes émanations de l’air. Oh! qu’il en coûte de sonder les profonds mystères de la musique !

Les musiciens étaient couchés, pâles, sur leurs instruments ; l’intrépide chef d’orchestre les réveilla de sa voix entraînante.

— Allons ! allons ! s’écria-t-il, les chœurs ? où sont les chœurs ? Place, place au finale de Sémiramis ! Qual mesto gemito !

Le cuivre n’eut pas besoin d’annoncer le guido funèbre ; le funèbre cri de Ninus sortit de la montagne comme d’une pyramide babylonienne haute de mille coudées. Toutes les impressions de terreur, ralenties depuis le meurtre d’Abel, coururent autour de nous avec les redoutables notes de Rossini ; nous tremblâmes avec tous ceux qui avaient tremblé ; à chaque coup de tam-tam sur la porte de la tombe, la montagne s’entr’ouvrait en laissant évaporer par une crevasse je ne sais quelle forme vaporeuse à tête couronnée. Je regardai en dehors de la caverne ; c’était une véritable nuit de Babylone. Les roches saillantes, les pics gigantesques, les collines amoncelées, les arceaux granitiques, tout ce paysage grandiose, éclairé fantastiquement par les étoiles, ressemblait à cette architecture infinie créée par Martinn, le Byron de la peinture. On ressentait au cœur tous les frissons de l’épouvante et l’exaltation irrésistible de la volupté ; la grande énigme de la musique se révélait à nos sens claire et sans voile ; cette langue insaisissable de notes fugitives, cette langue qui ne dit rien et dit tout, et dont les villes ne connaissent encore que l’alphabet seul, oh ! comme elle était comprise de nos sens dans cette nuit de révélations ! La gamme s’était matérialisée. La partition n’était plus un recueil d’hiéroglyphes ; toutes les idées métaphysiques du maître inspiré prenaient un corps, une figure, un relief d’animation, et on les embrassait avec délices comme un vol de femmes aériennes, on les repoussait comme des spectres hideux, on les écoutait avec ravissement ou terreur, comme la voix d’une amie ou le cri d’un démon. Le chœur babylonien était terminé, et la vallée le chantait encore ; les mille échos, pris au dépourvu par la rapidité du chant final, avaient des flots de notes en réserve à rendre à l’orchestre muet. La montagne, les bois, les pics, les cavernes, ces puissants choristes, continuaient l’hymne que les faibles voix humaines avaient achevé ; jamais Rossini n’eut des interprètes plus grands, plus dignes de lui : le chef d’orchestre, l »œil en feu, la poitrine haletante, l’archet levé vers la montagne, semblait conduire encore l’orchestre des échos. Puis un grand cri se fit entendre ; jamais les hommes n’ont entendu pareil cri depuis la nuit formidable où les cieux voilés laissèrent tomber sur la terre ces mots : « Le grand Pan est mort !… »

MERY

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