Le chasseur d’ombres

L’église d’Avon

LE CHASSEUR D’OMBRES

I

Je lisais, il y a peu de jours, un livre tout plein d’une majestueuse grandeur : c’est l’Histoire des Forêts, une histoire qui pourrait être celle de la barbarie et de la civilisation. Forêts antiques, forêts vierges, forêts alpestres, forêts maritimes, forêts du monde entier, les voilà toutes dans le livre savant dont je parle ; c’est un spectacle étrange, qui vous donne des étonnements, des éblouissements et des terreurs. On s’émeut, on admire, on tremble, on s’arrête pour écouter, on a peur d’entendre, on se trouve bien faible et bien humble, on se sent disparaître dans l’immensité de ces ombrages, de cette splendide végétation, de ces masses arborescentes de tous les pays.

Par malheur, au fond de ces forêts, l’histoire, l’esprit des siècles, le souffle des idées, l’influence des événements, n’ont rien laissé de visible : la grande créature de Dieu est absente ! Je suis de l’avis d’un critique spirituel, — qui a écrit à propos de ce livre : « On ne fait point assez de rencontres dans ces forêts ; rien n’y manque, sauf l’homme, l’homme qui seul peut donner une expression, de la vie et de la poésie à ces bois ; l’homme, fût-il seulement sabotier, bûcheron ou charbonnier… J’ai besoin de le voir et de l’entendre. »

Si vaste ou si étroite que soit une forêt, il faut que les génies familiers de l’histoire viennent la peupler et l’enchanter, il faut que la voix du passé lui donne des échos ; il faut que l’on y surprenne la trace de l’humanité ; il faut que l’on y découvre des secrets, des trésors et des merveilles d’autrefois, à demi cachés dans la poussière, dans le feuillage et dans la poésie. Je vous demande un peu ce que signifie une grande et belle forêt, sur la terre ou dans un livre, quand on s’y promène sans pouvoir saluer un souvenir historique, sans toucher aux monuments et aux siècles, sans jamais entrevoir au fond des massifs les fantômes de la tradition, les revenants de l’histoire ?

Je connais un pauvre rêveur, un savant, un poète, qui serait bien étonné, bien confus, bien indigné, s’il lisait l’Histoire des Forets que je viens de lire ; il ne manquerait pas de s’écrier, en jetant au feu un pareil livre, comme s’il y jetait une branche morte, une branche stérile : « Des végétaux de toutes les sortes, des voûtes de rameaux, des graminées gigantesques, des fourrés, des taillis, des futaies, luxuriante verdure et magnifiques arbres partout !… Mais aucun mort qui ressuscite dans ces forêts ; aucun brin de poussière humaine qui se soulève à votre approche ; aucun fantôme qui se glisse dans le feuillage ; aucune ombre qui traîne sa robe blanche à travers les gazons ! Des arbres, encore des arbres, toujours des arbres !… Mais ne faut-il pas bien autre chose que des arbres pour faire une forêt ? »

II

Le rêveur, et peut-être le fou dont il s’agit, se laisse vivre tout doucement dans le parc de Fontainebleau, dans une petite maison qui ressemble à une vaste bibliothèque, sur la lisière qui touche à l’église d’Avon. Fontainebleau est un séjour fort triste pour tout le monde, excepté pour lui : il s’y trouve à merveille, avec sa science, avec sa sagesse, ou plutôt avec sa folie.

Quand je dis qu’il n’a point de tristesse et qu’il se laisse vivre tout doucement, je me trompe : il pleure plus d’une fois ; lorsqu’une certaine image du passé voile ses yeux mouillés de larmes, il croit entrevoir sous ses pieds un abîme qui est une tombe. C’est là une grande intelligence qui arrive à la folie, en se plaisant dans une grande douleur. Ce poète naïf et désolé se nomme Pierre Marcou ; on l’a surnommé le Chasseur d’ombres. J’ai là, devant moi, une lettre qu’il m’adressait, il y a peu de jours. Voici cette lettre, qui laisse deviner déjà la singulière extravagance d’un homme intelligent, et qui explique le surnom étrange qu’on lui a donné :

« Venez donc visiter, dans un jour de peine, ce coin de terre qui est si beau ! Dieu lui a prêté des paysages, des décorations, des spectacles admirables ; l’homme lui a prêté des souvenirs, des monuments et des chefs d’œuvre. La poésie a chanté dans tous les temps avec l’amour, avec la gloire, avec l’infortune, avec le génie, dans ce palais, dans ce parc, dans cette forêt, dans cette immense zone de verdure, qui est un appendice historique à l’histoire de votre Paris !

« Venez donc admirer, dans un jour de désœuvrement, dans une matinée de paresse, le mystère, le bruit, le silence, la splendeur, l’obscurité, les arbres et l’herbe fraîche de ma forêt ! On y peut faire les plus aimables et les plus utiles rencontres : pas plus tard qu’hier, j’ai rencontré la Poésie, qui se moquait de la Henriade au pied de deux chênes que l’on appelle Henri IV et Sully ; j’ai rencontré l’Amour, qui batifolait dans la mare aux Èves ; j’ai rencontré l’Histoire, qui s’asseyait gravement à la table du roi ; j’ai rencontré la Chanson, la muse de Désaugiers, qui fredonnait en chancelant tout près de la grande treille ; j’ai rencontré le Roman, qui demandait à la vallée de Franchart ses secrets les plus terribles ; j’ai rencontré la Pénitence, qui pleurait sur le seuil de l’ermitage de la Madeleine ; enfin, j’ai rencontré la Peinture, qui s’arrêtait à chaque pas, dans cette forêt féerique, pour contempler des toiles mobiles, des tableaux prodigieux, qui ont passé par le pinceau de Dieu et par la palette du soleil.

« Voici l’automne : venez vite ! Voici la saison, le temps, le mois, qui conviennent le mieux à la forêt de Fontainebleau. Elle commence à perdre un peu de son orgueil, elle s’humanise, elle a déjà des feuilles mortes et des accès de mélancolie, elle se désole parfois, et l’on croirait qu’elle pleure, quoiqu’elle n’ait rien de commun avec les saules pleureurs. On y voit revenir des ombres que je connais bien, des ombres qui s’étaient enfuies pendant l’été, à cause du bruit et de la foule : elles s’y promènent de nouveau, elles glissent, elles jouent, elles dansent comme des nymphes, aux sons d’un orchestre invisible qui chante, avec les brises du soir, une belle symphonie inédite. Oui, voilà bien tous les génies familiers de la forêt, qui reparaissent au-dessus de leur grande tombe. J’ai reconnu mes glorieux fantômes, mes revenants illustres, que la lumière des étoiles couronnait d’une douce auréole ! On m’appelle un Chasseur d’ombres en riant, en se moquant de moi peut-être, parce qu’il me plaît de guetter, d’attendre ou de poursuivre à travers la forêt ces images mystérieuses, ces apparitions charmantes, ces voyageurs qui arrivent de si loin, ces absents qui reviennent de la mort, ces vivants d’autrefois qui sortent un instant de leur tombeau et de leur histoire ! Venez vite ; nous chasserons ensemble… La chasse aux ombres ! Je trouverai peut-être le fantôme que je cherche et que j’appelle en pleurant ; je ne vous l’ai pas dit encore… Mais voilà deux ans que je me désole à l’attendre ! Il y a donc des ingrats et des infidèles dans la mort comme dans la vie ! »

III

Pierre Marcou ne se sentait pas de joie, un soir de la semaine dernière, en me recevant dans sa jolie maisonnette, en me montrant ses livres, ses médailles, ses reliques, ses tableaux, ses meubles, sa servante et son lévrier. Il semblait bien heureux d’une visite qui flattait sa faiblesse. Il me remerciait à chaque instant d’avoir accepté son invitation, d’avoir donné au Chasseur d’ombres un compagnon crédule, qui daignait chasser avec lui.

Le temps était superbe, ce soir-là, pour la chasse aux ombres : un ciel doucement éclairé ; des nuages qui voilaient parfois les étoiles, pour leur prêter un peu de mystère ; des vapeurs légères, transparentes, qui passaient et s’agitaient dans toute la forêt ; une solitude attristante, presque terrible, et qui avait un charme secret ; un silence qui donnait des rêves à l’imagination ; de loin à loin, un murmure d’oiseaux qui n’avaient plus la force de chanter, pour avoir trop aimé pendant le jour, çà et là, des caquetages d’arbres encore tout verts, qui se moquaient des feuilles jaunes de leurs voisins ; dans les massifs, à travers la découpure du feuillage, des clartés capricieuses, qui ne faisaient que paraître et disparaître, comme si une puissance invisible avait voulu improviser des variations de lumière sur un rayon de la lune.

A sept heures, au seuil même de la forêt, Pierre Marcou me dit tout bas en ôtant son chapeau :

— Voici une ombre !

J’essayai de faire l’esprit fort et de railler ; je voulus rire… et, chose étrange ! je devins sérieux tout de suite ; je me laissai gagner par cette folie qui m’invitait gravement à devenir fou : à mon tour, j’ôtai mon chapeau, et je saluai.

— Quelle est cette ombre ? demandai-je à Pierre Marcou.

— Une femme spirituelle, me répondit-il en marchant ; une belle vieille dame, qui se nommait mademoiselle Thévenin. Elle passa plus de vingt ans à Fontainebleau ; elle y mourut l’an dernier. Depuis sa mort, je la rencontre ce soir pour la première fois ; elle s’ennuie déjà dans l’autre monde. Mademoiselle Thévenin nous a laissé le souvenir d’une vie brillante, incertaine et romanesque : elle personnifiait avec beaucoup d’agrément une variété galante de cette jolie famille que l’on pourrait appeler les éphémères. Elle était, par une équivoque alliance, la belle cousine de Sophie Arnould et de Guimard. ces terribles Danaïdes qui jetaient à pleines mains l’or, l’argent, l’esprit et le cœur dans des gouffres insatiables, dans le luxe, dans le caprice, dans le plaisir et dans l’orgueil !

IV

— Mademoiselle Thévenin n’est pas seule… J’aperçois l’ombre de son ombre… un fantôme désolé qui se souvient encore d’avoir été un amant malheureux. O pauvre amant, trahi et toujours fidèle, s’était réfugié à Fontainebleau, dans une grande résidence de la rue de Ferrare ; il était riche, millionnaire, et il vivait avec une servante dans une vaste et mystérieuse solitude. Il vit s’effondrer, sans sourciller, les étages de la maison qu’il habitait, et qui avait commencé par ressembler autrefois à une élégante et galante demeure. Il sciait chaque jour les plus beaux ormes de ses vastes jardins. Il jetait de la cendre sur les allées de son parc. Il voulait s’ensevelir tout vivant dans une véritable thébaïde. Quand il sortait de son désert, ce n’était jamais que pour aller au tribunal ; ces jours-là, il disait à sa vieille servante : « Je vais entendre les hommes se lamenter, se disputer et s’insulter pour quelques sous ; je vais renouveler ma petite provision de mépris et de haine contre les peuples civilisés ! »

Quand on est riche, opulent, millionnaire, instruit, spirituel, on ne se condamne à vivre ainsi tout seul, misérablement, que parce que l’on n’a point réussi peut-être à vivre deux ; l’avarice elle-même est quelquefois une généreuse passion rentrée.

Pendant plus de quarante ans, le malheureux original dont je parle ne cessa point un seul jour de lire et de commenter, sans doute pour la plus grande tristesse de son cœur qui savait se tourmenter, le Misanthrope de Molière ; il écrivait souvent des commentaires, avec de l’encre rouge, sur les marges d’une superbe édition de cette comédie, et parfois il montrait à sa servante la couleur de son encre, en s’écriant ; « Voilà mon sang ! »

Il m’est arrivé d’ouvrir et de feuilleter ce livre, cette brochure ; j’y ai trouvé des observations qui trahissent un cœur blessé, un cœur qui saigne encore en se souvenant, à l’ombre et dans le silence. Assurément, c’est un amour bien malheureux, bien désolé, qui a écrit les phrases suivantes sur les marges d’un exemplaire du Misanthrope :

« Le plus grand homme de ce monde ne pèse pas autant qu’une dentelle dans la main d’une femme.

« Les robes nouvelles d’une coquette sont les échantillons de son indifférence.

« Il y a des femmes qui poussent la coquetterie jusqu’à ne point aimer l’amour qu’elles nous inspirent ; elles dédaignent leur propre ouvrage.

« C’est surtout avec les femmes que la pauvreté est un vice ; je suis devenu riche trop tard.

« Les femmes ont quelquefois des larmes qui ne sont seulement pas salées ; on ne sait point où elles prennent ces larmes factices.

« Aux yeux de bien des femmes, les absents sont des morts qui peuvent revenir ; quand ils reviennent, elles leur en veulent beaucoup d’être revenus.. « J’ai connu un homme courageux, résolu, plein de force et d’esprit, qui avait une faiblesse bien singulière, une faiblesse qui touche terriblement à la niaiserie, à la lâcheté. Quand il souffrait, quand il se sentait malade, il attachait autour de son cou, en guise d’écharpe, un mouchoir bleu qui lui rappelait un amour d’autrefois ; en voyant et en touchant ce mouchoir, il se souvenait, bon gré, mal gré, de la femme qu’il avait aimée, et il lui semblait que ce souvenir devait porter bonheur à sa santé ! Triste ! triste ! triste !

« Est-ce qu’il n’y a point, çà et là, quelques niais, quelques misérables, quelques sublimes imbéciles, qui ont porté secrètement des amulettes d’amour entre leur peau et leur chemise ?… Demandez à ces idiots si le talisman les a défendus contre la femme qui le leur avait donné ?…

« Quand un homme amoureux s’avise de pleurer, ses larmes commencent par plaire à la femme qui le désole : on les prend pour une flatterie ; on les accepte comme un éloge ; si de pareilles larmes coulent trop souvent, elles déplaisent, elles finissent par inspirer de l’horreur à la femme qui les fait couler ; elles ne sont plus qu’un reproche, — qu’elle a sans doute mérité.

« Il y a des hommes amoureux et obstinés qui attendent, toute leur vie, le retour du cœur d’une femme. Quelle plaisante et misérable histoire que celle de ces pauvres amants dédaignés, qui attendent un cœur en voyage ! Alceste a dû attendre fort longtemps, dans son endroit écarté, le cœur de Célimène ; Vendroit écarté d’Alceste était sans doute le creux d’un orme.

« Après tout, pourquoi donc imiter Alceste ? Pourquoi donc haïr tout le monde, sous le prétexte de bien aimer une seule personne ? Alceste est vraiment trop bon : il passe sa vie à lutter contre la ruse et le mensonge ; il s’oublie, et il oublie tout, devant la beauté ; il ne songe qu’à triompher de l’esprit à force de cœur ; il se met en colère contre le sonnet à Philis ; il s’amuse à gronder, à sermonner, à maudire une pécheresse incorrigible ; au lieu de vivre, il a aimé ! Il faut peut-être lui pardonner : il s’agite, mais c’est un dieu caché qui le mène, — un dieu qui a deux petites ailes empoisonnées. Décidément, il faut ressembler à Philinte, un homme poli, froid, dur et brillant comme le marbre. »

Dans les petits commentaires dont il s’agit, le misanthrope de la rue de Ferrare paraît beaucoup se préoccuper de la fin probable de Célimène ; il se demande souvent comment a pu finir la coquetterie de cette femme, et il se répond à lui-même dans ces mots qu’il a écrits sur le dernier feuillet de la comédie : « Célimène a fini par épouser cet horrible Philinte, après la mort d’Éliante. »

La Célimène de ce pauvre philosophe, de ce commentateur sentimental, était mademoiselle Thévenin, et il adorait sa Célimène ! Oh ! gouffre du cœur humain, qui n’est peut-être qu’un ruisseau !

Chose étrange, — mademoiselle Thévenin, aux premiers jours, aux premiers soirs de la vieillesse, se réfugia précisément dans un hôtel de la rue de Ferrare, tout près de ces mystérieuses masures habitées par un homme qui l’avait autrefois adorée ! Alceste et Célimène se promenaient sans le savoir dans la même rue, presque dans les mêmes jardins, l’un maudissant toujours le passé, l’autre lui souriant encore !

Un mur chancelant, une tenture de charmille déchirée, séparaient le bourreau et la victime, la coquetterie et la passion du temps passé : si la passion avait frappé sur le mur avec le bout de sa canne, si la coquetterie avait frappé sur le rideau de verdure avec le bout de son éventail, — quelle surprise, quelle honte, quelle tristesse, et sans doute quelle joie secrète, de se retrouver ainsi, bon gré, mal gré, aux rayons du soleil couchant ! Que de reproches, de confidences, de questions, de plaintes, de soupirs ! Mademoiselle Thévenin aurait bien ri, peut-être, en voyant pleurer ce revenant, ce fantôme de sa jeunesse ; mais j’imagine que la coquetterie repentante aurait fini par prêter son plus beau mouchoir de dentelle à la passion, au regret, à la jalousie, pour essuyer les dernières larmes d’un vieillard.

Le vieux misanthrope et la vieille coquette moururent l’an dernier, presque en même temps, le même jour : le fantôme d’Alceste poursuit l’ombre de Céliméne !

V

Pierre Marcou m’entraîna par la main, avec une façon de mystère, à petits pas, en s’arrêtant parfois pour écouter, jusque dans une clairière où se trouve l’église d’Avon. Il se cacha derrière un grand arbre qui couronne le porche de l’église : sa main tremblait dans la mienne ; il s’agitait, il s’impatientait, en regardant tour à tour le ciel et la terre ; le Chasseur d’ombres se tenait à l’affût, et il attendait avec une secrète inquiétude quelque bel oiseau de la mort, un fantôme trop attendu I Je lui dis à voix basse, en souriant :

— Vous ne voyez rien, vous ne voyez personne ?

— Je l’attends depuis deux ans ! s’écria Marcou en continuant de regarder autour de lui avec de grands yeux effarés ; elle se plaît donc beaucoup là-bas, loin de moi, dans le silence, dans la poussière, dans la terre, dans la nuit ?

— De qui parlez-vous donc ?

— Vous le savez bien !… je parle de ma fille ! Elle m’avait pourtant promis de revenir… Mais, que voulez-vous ? une fille de quinze ans’… Cet âge est sans mémoire et sans pitié pour les pauvres pères ! Tout le monde l’adorait dans ce bon pays ; eh bien, elle a oublié tout le monde Je vais vous dire combien elle était adorée. Un soir elle tomba malade dans ma maison de Fontainebleau : le lendemain, des amitiés et des mains inconnues vinrent jeter sous les fenêtres de ma fille une immense jonchée fleurie, pour abriter son oreille contre le bruit des voitures et des passants ; et, tant que dura le mal, tant que dura la vie, la jonchée fleurie fut renouvelés chaque jour ! En pareil cas, chez les riches, on répand, à grands frais, une vilaine litière de paille ; ma fille, la fille d’un homme de rien, avait chaque matin, sous sa croisée, des gerbes éblouissantes, des tombereaux de gazon et de fleurs !…

Et quand mon enfant fut morte,
Un prêtre, au seuil de la porte,
Jeta de l’encens au feu ;
Et les anges, de leurs ailes,
Sur des palmes immortelles,
Portèrent son âme à Dieu !

Je laissai Pierre Marcou se souvenir et s’attendrir avec un chagrin mêlé d’orgueil. La chasse aux ombres dura trois heures, et il ne m’arriva plus une seule fois rie sourire.

— Emmenez-moi !… emmenez-moi ! reprit Marcou en me tondant les deux mains, en ayant presque l’air de me supplier ; je vois rôder autour de l’église une ombre indiscrète, un fantôme fâcheux, qui m’interpelle tous les soirs en riant à l’heure où je viens attendre ma fille. Cette ombre est incorrigible ; elle joue, elle s’amuse, elle rit toujours, absolument comme si elle était encore la fille du Régent !

— La comtesse d’Egmont peut-être ?

— Non… la duchesse de Charollais. Elle se souvient d’avoir fait ses premières dévotions à Fontainebleau : elle quitte volontiers son ancienne abbaye de Chelles pour venir folâtrer dans cette forêt. Elle fut, à coup sûr, l’abbesse la plus singulière de France et de Navarre : une abbesse jeune, jolie, originale, audacieuse, qui raffole de la musique et de la danse, qui adore les chiens et les chevaux, qui tire des feux d’artifice en plein couvent, qui joue aux bergeries de trumeau avec des danseuses de l’Opéra, qui chasse à pied et achevai dans tous les bois du voisinage, et qui réveille ses religieuses à coups de pistolet !

— Avouez du moins que voilà une abbesse dont la figure, le caractère et l’esprit ne vont pas trop mal au monde un peu hasardé de la Régence ?

— Taisez-vous… J’aperçois Christine de Suède ! Quoiqu’elle ait une grande tache de sang à sa robe, je la préfère presque à la duchesse de Charollais ! Christine souilla la majesté d’une résidence royale, en faisant assassiner son écuyer dans le palais de Fontainebleau, au fond de la galerie des cerfs. Mazarin osa reprocher celte mort, cet assassinat, à la reine de Suède, qui se contenta de lui répondre en le traitant de faquin, de faquin illustrissime ! Elle m’est apparue bien souvent dans la forêt : elle rôde autour d’un tombeau ; comme elle se croit seule devant Dieu, elle s’agenouille sans orgueil, et je crois qu’elle prie sans colère ! Mais elle a beau prier… il lui arrive de se souvenir, avec une joie féroce, du crime horrible qu’elle a commis. Je l’ai surprise plus d’une fois dépliant une petite feuille de papier, et lisant à haute voix sa fameuse lettre à Mazarin, une lettre qui commençait ainsi :

« Apprenez, tous tant que vous êtes, valets et maîtres, petits et grands, qu’il m’a plu de tuer un homme. Je ne dois aucun compte de mes actions à des fanfarons de votre sorte. Christine se soucie fort peu de votre cour, et encore moins de vous. Mon honneur l’a voulu : je me suis vengée. Ma volonté est une loi ; vous taire est votre devoir. Bien des gens, que je n’estime pas mieux que vous, feraient très-bien d’apprendre ce qu’ils me doivent avant de faire tant de bruit pour rien ! »

— N’avez-vous jamais rencontré l’ombre de Monaldeschi, l’amant de Christine ?

— Je la rencontre quelquefois dans les massifs d’Avon, tout près de l’église ; elle se cache de son mieux : elle a peur du fantôme de la reine ! Au moindre bruit dans le feuillage, Monaldeschi se réfugie dans la petite chapelle qui lui sert de tombeau.

En ce moment, les arbres s’agitèrent autour de nous ; il me sembla que l’on sautillait sur les feuilles mortes ; je crus entendre je ne sais quels murmures, des sons confus et doux, étranges et mélodieux ; on parlait à voix basse, ou plutôt on chantait du bout des lèvres, et je m’imaginai que ce pouvait être le chant ordinaire des fantômes. Pierre Marcou entendait comme moi, sans doute, cette agitation, ce sautillement, ces mélodies, ces demi-mots, ces demi-soupirs, ces demi-notes, ces murmures, qui babillaient et fredonnaient à la fois. Il me dit, en secouant avec sa canne les branches d’un arbre :

— Ce ne sont que des fées qui jouent avec les nymphes ; allons plus loin !

Les fées invisibles de Fontainebleau me rappelèrent le livre dont je parlais il y a un instant ; j’essayai de flatter l’imagination poétique du Chasseur d’ombres avec un peu de mémoire et de science.

— Vous avez peut-être raison, lui répondis-je, il y a des fées dans toutes les forêts : « Raymondin rencontra Mélusine dans celle du Colombier, en Poitou ; c’est dans celle de Léon, en Bretagne, que Gugemer trouva la fée qui joue un si grand rôle dans sa mystérieuse aventure ; c’est dans une autre forêt que Graelent vit la fée qui l’enleva de son séjour d’Avallon ; on connaît les féeries de la forêt de Brecheliande, où résidait l’enchanteur Merlin ; en Lorraine, un petit bois porte le nom de Haie des Fées ; la Roche aux Fées se trouvait jadis dans la forêt du Teil ; c’est au pied des arbres que les fées aiment surtout à se montrer. »

Pierre Marcon me remercia par un sourire qui avait de la joie et de l’étonnement ; ma crédule science l’avait étonné, sans doute, et ravi. Après les fées, les ombres arrivèrent en foule autour de nous.

VI

— Qui donc saluez-vous avec tant de respect autour de la table du roi ?

— Vous le voyez bien !… Je salue ce gracieux cortège de fantômes, ces ombres qui se préparent à s’asseoir sur l’herbe pour y parler encore de leur pouvoir, de leur noblesse, de leur courage, de leur génie et de leur beauté d’autrefois ; c’est la cour tout entière de François Ier ! Voilà d’abord le roi chevalier, et puis le connétable de Montmorency, le marquis de Mantoue, la duchesse d’Angoulème, Léonard de Vinci, Éléonore d’Autriche, madame de Chateaubriand, Clément Marot, Marguerite de Navarre, le Primatice, la duchesse d’Étampes, Diane de Poitiers, et bien d’autres illustres représentants de ce beau seizième siècle qui laissait voir, à ses horizons, Léon X et Luther, Henri VIII et Philippe II, François Ier et Charles-Quint !

— Il me semble que Charles-Quint est un grand souverain du palais de Fontainebleau ? Son ombre devrait être là, parmi les fantômes de la cour de François Ier.

— Ouvrez donc les yeux, et regardez ! Il n’est point difficile de reconnaître celui qui faisait dire aux peuples de son vaste empire : « Au moindre de ses mouvements, la terre tremble ! » L’ancien empereur et roi porte encore aujourd’hui son dernier vêtement de la vie, une robe de moine ! Quand il se croit bien seul dans la forêt, il se souvient de ses travaux monastiques, et il continue à fabriquer de petites horloges ; ces horloges, qui vont toujours mal, lui rappellent le divin horloger de ce monde qui marche toujours, et alors il s’incline, il se prosterne, il s’humilie ! En ce moment, le souverain oublie le moine : il fait de l’esprit, de la politique et de la galanterie avec la duchesse d’Étampes. J’imagine qu’il recommence à remercier la belle duchesse du service que ses beaux yeux daignèrent lui rendre, à la cour de François Ier, dans le palais de Fontainebleau. Vous savez que, sans madame d’Étampes, c’en était fait peut-être de ce colosse impérial, qui pesait sur l’Espagne et sur l’Allemagne, en écartant ses pieds par-dessus la France ! Un diamant tomba du doigt de l’empereur aux pieds de la duchesse, et Charles-Quint s’en alla combattre dans les Flandres, en se moquant de la faiblesse du roi. Mais laissons là les rois, les empereurs et les duchesses ; occupons-nous de cet homme… de cette ombre qui se donne la peine de raisonner avec Triboulet. Peintre, architecte, sculpteur tout a la fois, il fut le véritable créateur du palais de Fontainebleau !

— Le Primatice ?

— François Ier a besoin d’un grand artiste, d’un artiste qui n’ait point de rivaux à redouter dans ce siècle des grandes choses de l’art, et le Primatice arrive en France pour y improviser des tours de force, des merveilles, des chefs-d’œuvre, tout un monde rempli de lumière, de mouvement, d’invention, de hardiesse, de grâce, de vigueur, de noblesse, de génie ! Que vous dirai-je de cette tâche immense, si courageusement entreprise et si noblement achevée ? Les portes du palais vous sont ouvertes : vous y trouverez à chaque pas, à chaque regard, des statues, des meubles, des ornements, des tableaux, des mosaïques, des plafonds chargés d’or et de couleur, des fantaisies merveilleuses, des odyssées en peinture, des fables racontées par un pinceau, toutes les magnificences tombées de l’esprit et de la main du Primatice ! Ainsi métamorphosés par une collaboration glorieuse, par le génie et la royauté, les Déserts de Louis IX abritèrent pendant une belle partie du siècle de François Ier toutes les grandeurs qui régnaient en France et en Europe, les princes puissants, les soldats héroïques, les artistes célèbres, les savants illustres, les poëtes heureux et les femmes d’élite ! Je viens de nommer Louis IX : eh bien ! marchons encore nous irons saluer l’ombre du roi saint Louis au pied d’une petite colline que l’on appelle la Roche qui pleure.

VII

L’ombre de saint Louis se fit attendre. Pierre Mareou ne trouva rien de mieux à faire, en attendant la venue du royal fantôme, que de me raconter l’histoire d’une apparition et d’un miracle. Il commença par me dire et par me jurer que son histoire était vraiment historique ; il prit la peine de me citer textuellement deux ou trois pages d’un vieux livre qui n’a jamais été imprimé.

— Un jour de l’année 1239, Louis IX se promenait au bras de son fils dans cette forêt, qui n’était pas encore percée pour la chasse. Il voulut se reposer un instant ; il alla s’asseoir au pied d’une petite montagne, autour de laquelle il n’y avait que de la désolation et du silence. Il eut peur de ce coin de terre, dédaigné par les hommes, oublié par Pieu ; il se releva bien vite, et au même instant il crut entendre le bruit d’une goutte d’eau qui tombait sur le sable : il tourna les yeux vers le sommet de la montagne, et il aperçut un homme, un homme qui pleurait en chancelant. Une voix terrible, formidable, cria soudain à cet homme désolé, à ce voyageur épuisé : « Marche ! marche ! »

— Était-ce donc le Juif errant ? le Juif errant à Fontainebleau !…

— Le Juif du Calvaire marcha et disparut ; alors, « par un enchantement céleste, le rocher qu’il avait mouillé de ses pleurs laissa tomber une goutte d’eau qui devait être éternelle, une larme que l’on peut voir se détacher encore du sommet de la Roche qui pleure. Après une pareille rencontre et un pareil miracle. Louis IX se hâta de purifier la résidence d’un roi chrétien, en y fondant un hôpital et deux chapelles. Il daigna visiter avec toute sa cour la Roche qui pleure :

il s’agenouilla ; il écouta longtemps le bruit de cette goutte d’eau, qui était, pour son indulgence, une larme tombée des yeux d’un coupable ; il pria pour l’homme maudit en songeant que le pécheur qui avait pleuré s’était repenti. C’est peut-être le souvenir de ce prodige, de cette goutte d’eau, de cette larme, qui attire plus d’une fois l’ombre du roi saint Louis dans la solitude de ses Déserts.

Pierre Marcou poussa un cri de joie, à demi étouffé par un secret sentiment de respect ; il frappa légèrement sur mon épaule, et il me dit en me montrant du doigt la colline merveilleuse, le rocher du Juif errant :

— Vous jouez de bonheur… J’aperçois le fantôme de Louis IX ! Et, pour que rien ne manque à votre bonne fortune, saint Louis n’est pas seul : je reconnais, auprès du pieux monarque, des ombres qui n’ont pas la coutume de lui faire cortège, des hôtes du palais de Fontainebleau, des souverains qui ne personnifient pas précisément dans l’histoire la dévotion, la piété, l’enthousiasme religieux : Henri IV, Louis XIII, le cardinal de Richelieu, Louis XIV et Louis XV : suivez mon regard et ma main… les voyez-vous ?…

— Je les vois, et même je les entends ! Saint Louis murmure une prière pour le triomphe de la religion. Henri IV se rappelle tout haut sa dernière entrevue avec le duc de Biron, un serviteur équivoque dont il lit abattre la tête ; le cinquième acte du drame se joua presque tout entier dans le palais de Fontainebleau ; le bourreau ne frappa le traître que dans l’enceinte de la Bastille. Louis XIII se raconte à lui-même, assez tristement, le front incliné, avec un sourire mélancolique, une brillante cérémonie qui eut lieu dans cette résidence royale : la création de quarante-neuf chevaliers de Tordre du Saint-Esprit. Le cardinal de Richelieu improvise un cruel chapitre d’histoire, une impitoyable scène de comédie, sur les incidents comiques et sérieux de sa fameuse journée des dupes. Louis XIV se fait assez modeste pour se vanter d’avoir donné au palais de François Ier un appartement composé de cinq pièces, et tout rempli de ces petites merveilles que l’on appelle des meubles de Boule. Cet appartement était la profane retraite de madame de Maintenon. Enfin, le roi bien-aimé, Louis XV, oublie le Parc-aux-Cerfs, pour se souvenir d’avoir épousé à Fontainebleau Marie Leczinska, la fille de Stanislas, roi de Pologne.

— C’est bien ! me répondit sévèrement Pierre Marcou ; mais vous n’avez point parlé, ce me semble, à propos de Richelieu, d’une sombre apparition que fit un jour ce ministre dans la forêt de Fontainebleau. La forêt vit passer, en 1642, une espèce de chambre mobile, une immense litière portée par dix-huit gardes du corps. Cette chambre contenait un lit, une table, une chaise, un médecin et un ministre ; le médecin était assis, le ministre était couché : ce ministre n’était rien moins que le cardinal de Richelieu, qui s’en allait mourir à Paris.

Je m’inclinai, pour rendre hommage à la science historique de Pierre Marcou ; le Chasseur d’ombres oublia ma faute : il se reprit à me sourire, et la chasse continua.

VIII

— Marchez doucement, sur la pointe des pieds, me dit Pierre Marcou ; ne troublez point… n’effrayez point ce joli fantôme qui joue là-bas, devant nous, au milieu du sentier : c’est l’ombre d’une belle enfant que la mort a rendue raisonnable ; elle était folle dans la vie ! Quand elle m’aperçoit, le soir, dans la forêt, elle se cache, elle s’enfuit… Elle a honte de sa folie, la plus singulière et la plus poétique folie de ce monde !

— Comment se nommait cette folle ?

— Elle se nommait Jeanne ; elle était notre voisine dans le village d’Avon ; elle avait seize ans tout au plus ; au temps où elle avait encore sa raison, elle adorait ma fille.

— Puisqu’elle adorait votre fille, parlez-moi de Jeanne…

— C’est toute une histoire ; la voici bien simplement. Le premier peut-être dans le pays, je devinai la folie de Jeanne, une folie qui commença par être calme, chaste, réservée, sentimentale, presque muette, comme la mélancolie. Jeanne ne comptait plus dans la grande famille de ce monde ; elle n’était encore une créature humaine que pour les yeux et le cœur de sa mère. Les paysans se moquaient de Jeanne. Le chien du logis la regardait avec dédain. Les oiseaux eux-mêmes venaient la braver : ils avaient la confiante audace de se poser sur sa tête, avec un petit ramage de mépris.

On consulta un médecin célèbre ; le savant recommanda trois remèdes fort innocents, les seuls qui réussissent parfois en pareil cas : le temps, le grand air et la liberté. On permit donc à la folle de courir dans la forêt, de sourire, de se taire et de pleurer.

On espérait beaucoup, pour la jeune malade, de la douceur, de l’influence du printemps qui se faisait bien attendre ; le printemps fut de retour enfin, et la folie de Jeanne prit tout à coup un caractère nouveau : au lieu de sourire, la folle se mit à rire tout à fait, au lieu de se taire, elle se mit à babiller bien ou mal avec tout le monde ; au lieu de négliger sa parure, elle demanda chaque jour ses belles bardes du dimanche ; elle s’endimancha de son mieux ; elle devint coquette : sa coquetterie était presque raisonnable.

Un soir, elle dit à sa mère :

— J’ai vu le soleil !

Sa mère lui répondit en l’embrassant :

— Hélas ! Jeanne, le soleil s’est montré aujourd’hui assez beau, assez éclatant, pour que chacun ait pu le voir et l’admirer !

— Oui, répliqua la folle… mais je l’ai vu de près, comme je vous vois en ce moment… et il m’a parle !

— Et qu’a-t-il daigné te dire, ma pauvre fille ?

— Il m’a dit qu’il m’aimait… il m’a promis de se marier avec moi !

— A quand la noce, Jeanne ?

— Dès que ma corbeille de mariée sera faite… Et c’est le printemps qui la fera !

N’était-ce point là une ravissante folle ? Il semblait à Jeanne que le radieux fiancé, l’éblouissant époux rêvé par sa folie, avait commandé à la nature entière l’écrin magnifique et les superbes présents de la mariée ; elle se plaisait à regarder tous les biens de la terre, toutes les beautés du ciel, tous les trésors naturels de ce monde, comme une richesse qui devait lui appartenir : à ses yeux, le printemps était un artiste admirable, un magicien infaillible, que le soleil avait chargé de lui fournir une merveilleuse corbeille de mariage !

Une pareille hallucination, qui me parait, à vrai dire, une extravagance bien douce et bien consolante, servit à rendre Jeanne un peu plus folle, mais aussi un peu plus heureuse. Elle vivait joyeusement, orgueilleusement, dans l’attente de ce qu’elle appelait, comme toutes les demoiselles à marier, le plus beau jour de la vie ; elle rêvait délicieusement de son amour, de son bonheur, de sa puissance, de son futur époux qui était encore occupé dans le ciel.

La folie de Jeanne avait des caprices charmants, des traits de caractère incroyables. Quand elle avait ramassé le matin de l’herbe, des fleurs, de petites branches, — c’était le soleil qui lui avait envoyé un bouquet ; lorsqu’elle entendait le chant des oiseaux, — c’était le soleil qui lui faisait donner une sérénade ; si un rayon de lumière pénétrait dans sa petite chambre à travers les rideaux, — c’était le soleil qui lui adressait un regard et une caresse ! Un jour, de grand matin, on trouva cette bienheureuse Jeanne, qui posait sa jolie bouche sur des fleurs encore mouillées de rosée ; on l’interrogea : elle répondit qu’elle recueillait les larmes du soleil…Le soleil venait de la quitter, en pleurant, pour aller éclairer le monde ! Si le soleil l’avait écoutée, le monde n’aurait pas vu clair, ce jour-là.

Jeanne, qui était l’amoureuse bien-aimée du soleil, imagina, sans le vouloir, sans le savoir de célébrer son bonheur, ses espérances, son avenir et son amour ; elle procéda à la façon des simples amoureux d’ici-bas, des poètes sensibles de la terre, et, un jour qu’elle se croyait seule dans sa chambre, au coucher du soleil, elle se prit à chanter les paroles suivantes sur un air qui avait quelque chose de vraiment céleste :

Moi, la pauvre délaissée,
Que le monde a repoussée,
Oui, je suis la fiancée
Du soleil qui m’aime tant !
Chaque rayon de lumière,
Qui vient du ciel à la terre.
M’apporte avec du mystère
Un baiser de mon amant !
Chaque feuille, chaque rose.
Chaque fleur nouvelle, éclose
Sous les caresses du jour,
Jusqu’au papillon qui vole.
Tout est pour moi sa parole,
Son regard et son amour !

Et je m’endors, encensée
Par Dieu même, et sa pensée

Me berce jusqu’au réveil…
Car me voilà fiancée,
Oui, fiancée au soleil !

Quand la nuit est moins profonde,
Il me quitte pour le monde
Qu’il réveille et qu’il inonde
A grands flots d’or éclatant !
Et moi, la bouche posée
Sur les fleurs de ma croisée.
Je cueille et bois la rosée…
Pleurs qu’il verse en me quittant I
Et de sa part, pour me plaire,
Les oiseaux viennent me faire
Des chants qui ne cessent pas,
Jusqu’au soir où dans ma couche
Le soleil revient, se couche,
M’embrasse et dort dans mes bras !

Et puis, je rêve, encensée
Par Dieu même, et sa pensée
Me berce jusqu’au réveil..
Car me voilà fiancée,
Oui, fiancée au soleil !

Jeanne mourut avec toute sa belle folie, en souriant à son fiancé, dans un jardin, sur un véritable lit de fleurs ; elle mourut bien (fière et bien heureuse, les yeux fixés sur le soleil couchant, qui venait, disaite-elle, à sa rencontre !

Au moment où ma fille lui ferma les yeux, il n’y avait plus de soleil. Un petit enfant, qui connaissait la folie de Jeanne, se prit à dire en regardant la morte : « Les voilà mariés Ils sont ensemble ! »

IX

« Tenez, me dit le Chasseur d’ombres, voici une autre belle folie d’amour Regardez bien ce fantôme qui joue avec un couteau ensanglanté ! Il a beau essuyer ce couteau avec sa bouche le sang reparait toujours ! Ce petit malheureux a commis un grand crime, un crime abominable Mais, vous le dirai-je bien bas ? je ne peux m’empêcher de lui sourire et de lui pardonner presque ! L’histoire de Maclou Gérard est romanesque, poétique et touchante ; je m’en vais vous la raconter. Oh ! oh ! il me salue encore comme tous les soirs ! Je lui rends son salut, parce qu’il a aimé !

« Ce Maclou Gérard, reprit le Chasseur, n’était qu’un simple villageois ; mais ce villageois n’avait pas toujours vécu dans la petite ferme de son père : rien en lui n’appartenait aux coutumes, à l’ignorance, à la grossièreté du village.

« A l’âge de dix ans, Maclou Gérard fut installé dans l’opulente demeure d’un homme très-charitable, dans le château de M. de Laborde, un des plus riches propriétaires du département. D’abord, le protecteur résolut de faire de son petit protégé une créature utile et fidèle, un de ces hommes de confiance qui s’attachent pour toujours aux intérêts et aux affections d’une famille, un de ces domestiques si rares, si précieux, qui naissent, qui vivent et qui meurent dans l’intimité officieuse, dans la servitude paternelle du logis ; un peu plus tard, l’excellent M. de Laborde eut pitié de cet enfant qu’il aimait déjà d’une douce affection, d’une tendresse véritable, et il se promit, la main sur le cœur, de laisser tomber sur son avenir les bienfaits de l’éducation, de l’intelligence mondaine et de la fortune.

« Maclou Gérard devint l’enfant gâté de la maison, c’est-à-dire un grand personnage qui marchait avec orgueil, en commandant à tout le monde, bras dessus, bras dessous avec mademoiselle de Laborde, la jolie fille de son bienfaiteur.

« Mademoiselle Marie de Laborde avait justement le même âge que Maclou Gérard ; ils furent élevés ensemble dans le château, avec les mêmes soins, sous la surveillance des mêmes maîtres, et ils s’aimèrent tout de suite comme un frère et une sœur, en attendant le jour de leur majorité amoureuse.

« A seize ans, mademoiselle Marie de Laborde était une personne charmante, et Maclou Gérard était, sans contredit, un jeune homme plein d’esprit, un jeune homme vraiment distingué : le paysan avait cédé la place à un fils de famille bien élevé ; Maclou savait parler le grec et le latin beaucoup mieux que le curé du village lui-même ; il connaissait la peinture et la musique ; il dansait aussi bien que danseur du monde, et il tournait les vers badins à la manière des poètes d’autrefois.

« M. de Laborde devina, un peu tard, la faute qu’il avait commise en élevant si haut un pauvre diable, et il essaya de réparer sa sottise avec une sottise nouvelle, qui avait quelque chose d’étrange et de passablement odieux… — L’amour mutuel des deux enfants n’était plus un mystère pour personne ; déjà les commères donnaient à mademoiselle Marie le nom et le litre do madame Maclou Gérard ; le magister, le médecin, le bedeau, le percepteur, tous les esprits forts de l’endroit, s’amusaient à marier, de confiance et par anticipation, la fille d’un opulent propriétaire avec le fils d’un misérable fermier ; hélas ! ces bonnes gens allaient trop vite : leurs secrètes pensées, leurs sympathies, leurs espérances, avaient compté sans la fortune, sans l’injustice et sans l’orgueil de M. de Laborde !

« Au lieu de sourire et de tendre la main à son élève, à son ami, à son protégé, M. de Laborde se prit à crier, à jurer, à tempêter contre Maclou Gérard ; il lui rappela son humble origine, son installation au château, son enfance, son éducation gratuite, et il osa lui reprocher son ingratitude. De l’ingratitude ! mon Dieu !… parce qu’il rendait hommage à la beauté, à la sagesse et au mérite d’une jolie fille de seize ans ! Enfin. M. de Laborde insulta Maclou Gérard comme l’on insulte d’ordinaire un faquin ou un vagabond, et puis il le chassa du logis comme l’on chasse un valet insolent ou un serviteur infidèle !

« Ce n’est pas tout ; M. de Laborde lui imposa les conditions suivantes, que Maclou Gérard accepta sans protester-, sans murmurer, sans avoir le courage de se plaindre :

« — Monsieur, lui dit le maître impérieux, vous irez habiter, dès ce soir, la nouvelle ferme que je donne à votre père, bien loin d’ici, à trois grandes lieues du château.

« — Oui ! répondit aussitôt le malheureux Maclou Gérard.

« —Vous ne chercherez jamais à revoir ma fille. « — Jamais.

« — Vous ne remettrez jamais le pied dans ce village. « — Jamais.

« — J’exige plus encore de votre repentir et de votre soumission…

« — Vous plaît-il que je meure ?

« — Non, vous vivrez… c’est votre affaire ! seulement vous ne dépasserez jamais la lisière de la forêt.

« — Jamais.

« — S’il vous arrive, tôt ou tard, de rencontrer Marie mademoiselle de Laborde, vous me promettez de ne point lui parler, de ne point la regarder !

« —Je serai aveugle, je serai muet.

« — Allez donc je vous pardonne.

« Le soir même, Maclou Gérard se dépouilla de ses beaux habits d’emprunt, qu’il devait à l’orgueilleuse générosité de M. de Laborde ; il se hâta de revêtir le grossier accoutrement de son village, et le lendemain le jeune poëte du château se réveilla paysan, dans la triste et obscure habitation de son pauvre père.

X

« Durant le premier mois de son séjour dans la ferme, Maclou Gérard s’efforça de suivre les modestes conseils de sa conscience : il se condamna, de gaieté de cœur, à toutes les privations, à tous les travaux, à toute la rudesse de la besogne villageoise. Il avait le talent de manier une plume : il se mit, sans hésiter, à manier une bêche. Il avait appris à labourer, jusque là le domaine de l’histoire et de la poésie : il se mit bravement à pousser la charrue dans le désert stérile des bruyères. Il s’était assis autrefois à la table des bienheureux de ce monde : il daigna s’asseoir sur un escabeau, et il consentit à manger à la gamelle avec ses camarades, avec ses égaux. Il avait vu de près le bonheur, et il ne craignit point de sourire à l’infortune ; il avait fait les songes les plus magnifiques, et il se consola des tristesses du réveil en attendant des jours meilleurs et en espérant de nouveaux rêves !

« Il n’en fut pas ainsi bien longtemps : malgré toute sa résolution, malgré tout son courage, Maclou Gérard se laissa vaincre, et il mourut en vivant toujours, si je puis le dire, dans cette lutte des regrets contre les devoirs, de l’amour contre la pauvreté et de l’imagination contre la conscience ! — Bientôt sa force et sa volonté s’épuisèrent à la peine et à la fatigue ; son père commença à s’inquiéter du repos et de la vie de ce malheureux enfant. Maclou Gérard devint inquiet, morose et chagrin ; il était abattu jusqu’à la faiblesse ; il se troublait sans raison ; il tremblait sans motif ; il parlait aux arbres, aux animaux et aux fleurs ; souvent il s’avisait de rire et de pleurer tout à la fois ! —Un jour, Maclou Gérard trouva qu’il était plus facile de mourir que de souffrir, et il résolut de se brûler la cervelle : par bonheur, un souffle mystérieux glissa tout doucement sur la poudre, et la poudre mortelle s’envola ; une main invisible poussa l’arme qu’il tenait dans ses mains, et l’arme roula sous ses pieds : Gérard était fou, — et la folie empêcha le suicide

« Certes, la folie de Maclou Gérard n’était point une démence furieuse, une de ces monomanies homicides qui en veulent, à chaque instant, à la sûreté et à la vie des personnes. Non ! l’extravagance de ce jeune homme était calme, tranquille, douce, triste et résignée. Il se mit à babiller tout seul, à babiller peut-être avec un interlocuteur invisible, avec un ange, avec un dieu ou avec une charmante femme qu’il avait adorée ; il se mit à s’éloigner, en secret, de la maison de son père, et il s’enfonçait le jour et la nuit dans ces sombres forêts qui couvrent, j’allais dire qui peuplent l’immensité de cet admirable pays. Maclou Gérard était fou à la façon des maniaques et des mélancoliques ; chez lui, les sentiments parlaient plus haut que les idées ; le cœur avait absorbé l’esprit ; enfin, le malheureux ou le bienheureux fou puisait dans son malheur assez de raison pour être libre, assez de folie pour sentir encore et ne plus penser ! — Il était si peu ce que l’on appelle un homme raisonnable, que les jeunes filles de l’endroit l’embrassaient en souriant, sans rien désirer et sans rien craindre de ses innocentes caresses ; il était si bien ce que l’on appelle un fou, qu’il se vantait d’entendre tous les matins des oiseaux qui parlaient la langue latine : ces oiseaux arrivaient, à tire-d’aile, du beau siècle d’Auguste, et ils gazouillaient les plus jolis vers d’Horace et de Virgile ; il était si bien ce que l’on appelle un insensé, que les enfants, les vilains enfants du village, le poursuivaient sans cesse de leurs clameurs, de leurs injures et de leurs frondes. On lui disait de valser à la mode de la ville, et le pauvre malade se prenait à tournoyer en cadence, en avant l’air d’entraîner dans ses bras, le presser sur son cœur, une belle valseuse absente pour tout le monde, présente pour lui seul ; on lui disait de chanter, et soudain il se prenait à fredonner une chanson qu’il avait composée dans un accès de folie qui était sans doute un doux souvenir, un doux reflet de ses anciennes rêveries de poète !…

« Voici cette chanson :

Qui, le matin, à la chasse,
De son nid s’il voit sortir
Un petit oiseau qui passe,
Dans sa main le fait venir ?…
Oui, c’est Maclou l’innocent,
Maclou, le fou du village,
Oui, c’est Maclou le sauvage,
Qui pleure et rit en chantant !

Et le soir, dans nos familles,
Qui sait faire, à ses chansons,
Pleurer les petites filles,
Rire les petits garçons ?…
Oui, c’est Maclou l’innocent,
Maclou, le fou du village,
Oui, c’est Maclou le sauvage,
Qui pleure et rit en chantant !


Quand, de son aile brillante,
Un papillon fuit tout fier,
Ainsi qu’une fleur volante,
Qui va le cueillir dans l’air ?…
Oui, c’est Maclou l’innocent,
Maclou, le fou du village,
Oui, c’est Maclou le sauvage,
Qui pleure et rit en chantant !

« Un insensé qui déraisonne en prose et qui écrit des vers à peu près raisonnables, n’est-ce point là le spectacle mystérieux d’un phénomène fort étrange?

« Eh, mon Dieu ! l’inspiration poétique n’est-elle pas un accès de lièvre, une ivresse, un véritable délire? — Les songes ne viennent-ils point du ciel, à l’insu de l’homme qui s’endort et qui rêve? Pourquoi la poésie ne viendrait-elle pas de la même façon aux malheureux qui ressemblent à Maclou Gérard, à ces infortunés dont l’esprit s’affaisse tout à coup, et dont la raison sommeille ? — Une école religieuse a voulu voir dans la folie un éblouissement causé par le mirage de quelque vision céleste : en pareil cas, nous a-t-on dit, c’est Dieu lui-même qui daigne visiter un homme, et qui l’aveugle en l’inondant des flots de son étincelante lumière… Eh bien ! Maclou Gérard, visité par Dieu peut-être, avait conservé, des splendeurs et des harmonies de la visite divine, un peu de sentiment, d’enthousiasme, d’extase et de poésie !

XI

La folie de Maclou Gérard dura deux ans.

Un jour, mademoiselle Marie de Laborde, que vous n’avez point oubliée, apparut tout à coup dans la maison de Maclou Gérard : sans doute, elle eut bien de la peine à reconnaître son ami, son frère, son amoureux d’autrefois, dans ce jeune homme si faible et presque mourant, dans ce pauvre diable qui la regardait bouche close, avec toute l’apparence de l’ébahissement et de l’idiotisme. Mademoiselle de Laborde n’avait ignoré ni le désespoir, ni la douleur, ni la folie de Maclou Gérard ; mais jamais elle n’avait deviné le désolant spectacle qui l’épouvantait en ce moment. Pâle, chancelante, éperdue, à force d’émotion et de terreur, Marie s’agenouilla sur le carreau de la chambre, et, comme une coupable qui s’humilie, qui demande grâce, elle baissa tristement la tète, et se prit à pleurer !… Alors, Gérard se leva en souriant ; il s’approcha de la jeune fille ; à son tour, il se prosterna devant elle, et, du bout de ses lèvres émues, de ses lèvres tremblantes, il s’efforça d’essuyer ou de recueillir quelques larmes !…

« — Vous me reconnaissez donc ? lui demanda vivement mademoiselle de Laborde ; eh bien, tant mieux !… car je viens vous voir, vous parler et vous sauver, entendez-vous?… Mais d’abord, viens ça, près de moi… que je t’embrasse et que je te gronde ! Je t’embrasserai parce que je t’aime, et je te gronderai parce que je te déteste !…

— Pourquoi ? répondit Gérard à voix basse et en se laissant embrasser.

— Je vais te le dire : l’autre jour, je m’étais égarée ; j’avais tant couru que j’arrivai, sans m’en apercevoir, sur la limite de la forêt ; bientôt j’aperçus un jeune homme au beau milieu d’une prairie, de ce côté du village : autour de lui, sur sa tête, à ses pieds, partout, voltigeaient des oiseaux qui n’avaient point peur et qui chantaient ! J’appelai aussitôt : « Maclou ! Maclou ! » Mais l’ingrat me regarda sans mot dire ; les oiseaux s’envolèrent, et il disparut avec eux !…

— C’est vrai !…

— Écoute-moi bien, ami ; tu ne sais pas ?… l’on veut me marier ! Oui. l’on veut m’obliger à devenir la femme d’un grand seigneur que j’ai vu deux ou trois fois seulement dans les réunions de la ville ; c’est un homme très poli, très empressé, très galant ; il me regarde, il me salue et m’admire ; il m’adresse à chaque instant des flatteries qu’il appelle des éloges ; il me dit qu’il m’aime, qu’il m’adore, qu’il se meurt d’amour pour moi… enfin, c’est un homme tout à fait ridicule, tout à fait insupportable, et je le hais! Es-tu content ?…

Maclou Gérard ne répondait rien à toutes ces charmantes paroles ; il se contentait de regarder Marie, de l’écouter, de lui sourire, et mademoiselle de Laborde continuait toujours à parler :

 — Sois tranquille, va ! mon père veut me marier le plus tôt possible ; mais je ne suis pas sûre de le vouloir, et tout n’est pas dit sur l’époque probable de mon mariage avec M. de Lachapelle. D’ici là je tâcherai de mettre à profit un grand projet, qui intéresse notre bonheur, et qui réussira, je l’espère ! Désormais je viendrai te voir en secret, souvent, très-souvent ; un de nos amis, un médecin célèbre, te visitera chaque jour, par mon ordre ; grâce à lui, grâce à son dévouement et à ses lumières, tu ne souffriras plus ; tu recouvreras ta force, ton courage, ton esprit et ta raison d’autrefois ; bon gré, mal gré, il faudra que mon père consente à te recevoir au château ; il te pardonnera, il te rendra son estime, son amitié, toute sa bienveillante protection ; je t’aimerai, tu m’aimeras toujours n’est-il pas vrai ? Et nous serons heureux ! — Il est déjà tard, ami : séparons-nous ; adieu, à revoir, à demain ! Et moi qui allais oublier… Vraiment, je suis folle ! Tiens, Maclou, voici un petit présent, un petit souvenir, que j’ai acheté à ton intention

— C’est un couteau ! balbutia Gérard.

— Oui, un joli couteau, avec ton chiffre et le mien ; tu vois ; il a une chaîne d’argent, et, de cette façon, tu pourras l’attacher à ta boutonnière

— Hélas ! répondit le pauvre fou, un pareil présent, c’est une chose terrible, à ce que l’on assure, pour toutes les affections de ce monde ; quand on nous le donne, un couteau ne manque jamais de porter malheur !… Il ne faut pas me le donner : il faut me le vendre… Prenez donc cette petite pièce de monnaie ; vous m’avez vendu un couteau : je vous l’ai payé, et nous sommes quittes !

 — A la bonne heure ! on me disait qu’il était fou… mais je le trouve tout à fait raisonnable !

— Vous plaît-il que je vous accompagne… à distance ?

— A distance ?… A mon bras, Maclou, au bras de ton amie et de ta femme ! Viens vite, et que le ciel nous conduise toujours ensemble !

XII

Il était environ six heures du soir ; Maclou Gérard et Marie se mirent en route, et bientôt ils arrivèrent bras dessus, bras dessous, au petit sentier de la Gaffe : la Gaffe est une espèce de torrent qui roule dans un vallon. Le petit sentier dont je parle est si étroit, si étroit, que deux personnes pourraient à peine y marcher de face, et Maclou Gérard eut le soin de faire passer devant lui mademoiselle Marie de Laborde.

« — Halte-là ! s’écria tout à coup l’insensé en s’arrêtant au milieu de ce difficile passage ; quel est cet homme qui a nom M. de Lachapelle ?

— Vous le savez bien, Maclou, c’est le mari que mon père me destine !

— Comme votre main tremble ! Est-ce que vous avez peur ?

— Moi ?… Quelle idée !… J’ai froid, voilà tout.

— Vous voulez donc épouser ce misérable millionnaire ?

 — Je vous l’ai déjà dit : jamais !

— Vous mentez ! vous l’épouserez demain, ce soir, cette nuit s’il me plaît de vous accorder mon consentement Et, par malheur, je le refuse ! Vous n’épouserez pas M. de Lachapelle !

— Je l’espère bien !

— Et même vous ne le verrez plus !

— Vous vous trompez, Maclou : il habite le château depuis quelques jours, et je le verrai sans doute avant une heure.

— Vous ne rentrerez plus au château !

— Qu’est-ce à dire, mon ami ?…

— Vous m’avez trompé, vous m’avez abandonné, et je suis forcé de vous punir !

— Mon Dieu ! mon Dieu !… laissez-moi !…

— Vous m’avez apporté un rouleau. et je suis forcé de m’en servir !

 — Maclou ! Maclou ! laissez-moi… ou je crie !

— Personne ici pour vous entendre.

— Au secours !… mon père, au secours !…

— Vous secourir !

—A moi ! à moi !… je suis perdue… l’on m’assassine… je me meurs !

— Oui, oui, criez toujours, et mourez !

Au même instant, Maclou Gérard frappa d’un coup de couteau mademoiselle Marie de Laborde ; il la poussa ensuite sur le bord du sentier, et la jeune fille alla rouler et disparaître dans le torrent.

Voici le comble de la folie : le meurtrier se prosterna aussitôt la face contre terre ; il regarda bien attentivement au fond de la vallée, au fond du précipice ; il se mit à ramasser de petites pierres, à cueillir de petites fleurs, et il les jeta, une à une, dans les eaux de la Gaffe, en murmurant d’une voix sourde :

— Marie ! voulez-vous encore épouser M. de Lachapelle ! Voilà déjà votre bouquet de mariée !

« — Marie ! à quand la noce ? Voilà déjà les perles de votre parure I

« — Marie ! voilà des bijoux, des colliers, des étoffes précieuses, des parfums, tous les trésors de votre corbeille de mariage…..

« Et le malheureux continuait à jeter, dans le gouffre du torrent, de l’herbe, des cailloux et de la poussière I

« Par bonheur, un homme, un ange gardien, avait suivi les deux amoureux : c’était le brave Gérard, précisément le père de l’assassin ; Gérard se précipita dans la Gaffe… et, Dieu merci ! mademoiselle Marie de Laborde vit encore. Elle se porte bien ; elle a tout oublié ; elle a épousé le grand personnage qui lui faisait horreur. Quant à Maclou, vous le voyez : c’est un mort qui se souvient d’avoir voulu tuer une femme avec un petit couteau. Jamais je ne l’ai vu babiller avec les ombres de la forêt… Je me trompe, il babille quelquefois avec un autre fou, un autre idiot, un autre innocent du pays. Bon ! les voilà tous deux Ils se tendent la main ! Je me demande ce qu’ils peuvent se dire… Ils ont pourtant l’air de se comprendre ! »

XIII

Cet autre fou n’avait qu’un seul nom que lui avait donné sa mère : l’Innocent. La pauvre mère disait de son fils que c’était un joli enfant, âgé de trente ans.

L’Innocent était grand, élancé, bien fait : il avait le corps d’un beau jeune homme. Son intelligence était mal venue, faible, chancelante : c’était l’esprit d’un enfant malade. Chez lui l’idiotisme avait tué les sentiments et les idées de son âge : il vieillissait comme tout le monde ; mais son caractère, ses goûts, ses habitudes, avaient gardé toute la simplicité, toute l’innocence de la vie enfantine. La folie avait dit à l’enfant : « Tu n’iras pas plus loin ! » L’enfant avait obéi, sans le savoir, à cette voix impérieuse, et le pauvre idiot donnait chaque jour, suivant une expression de sa mère, le triste et plaisant spectacle des enfantillages d’un homme.

Dans le village d’Avon, où on l’avait placé chez une vieille parente, l’Innocent faisait la chasse aux oiseaux avec un peu de sel dans la main ; il découpait sérieusement des images ; il cherchait des nids ; il inventait des jeux pour les filles, et il jouait bravement au soldat avec les garçons. Il sautait à la corde ; il gambadait avec les petits chiens ; il dessinait des bonshommes sur tous les murs du village ; il s’attelait, dans la campagne, à la ficelle d’un cerf-volant ; parfois il allait à l’école avec des écoliers qui avaient l’âge de son esprit ; il fallait souvent l’arracher aux amusements des bambins pour lui faire la barbe.

L’Innocent avait une grande passion bien innocente : il adorait la musique ! Une petite mendiante, une petite musicienne, venait tous les dimanches dans le pays pour chanter, en s’accompagnant de la guitare, à la porte des guinguettes. Dès qu’elle prenait son instrument, l’idiot s’asseyait devant elle : il écoutait la guitariste en rougissant, en tremblant de plaisir ; il songeait à peine à essuyer ses grosses larmes ; il tressaillait, il s’agitait, il avait la fièvre ; il se pendait, si on peut le dire, aux cordes de la guitare et aux doigts qui les faisait chanter ; enfin, au dernier son de l’instrument, il se relevait tout d’un coup, sur la pointe des pieds, les regards tournés vers le ciel, comme s’il eut essayé d’atteindre la note disparue en la suivant des yeux, du geste, de l’oreille et du cœur.

Lorsque l’Innocent fut mort, tous les petits garçons et toutes les petites filles du village voulurent l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. Ces petits êtres n’avaient rien encore de la cruelle petitesse des hommes : on devinait aisément qu’ils savaient regretter un ami, un enfant, un de leurs semblables ; ils étaient bien tristes, ils ne disaient mot, ils ne songeaient plus à jouer.

XIV

Marcou me précédait silencieusement dans un petit sentier qui conduit au massif d’Avon ; il rêvait assurément au fantôme bien-aimé de sa fille, à cette ombre charmante qui fuyait le monde, à cette âme oublieuse qui dédaignait la folie de son père. Le bruit lointain d’une fanfare fit tressaillir tout à coup ce pauvre rêveur ; il s’arrêta, baissa la tête comme pour mieux écouter, et me dit en se tournant vers moi :

— Je n’entends que le bruit des trompettes ; le vent aura sans doute emporté le bruit des tambours ! Chaque soir, à la même heure, tambours et trompettes annoncent aux fantômes de la forêt l’apparition d’une ombre glorieuse, l’ombre du premier empereur ! Venez çà, sur ce tertre nous la verrons passer.

L’ombre de l’empereur passa probablement tout près de nous. Pierre Marcou agita son chapeau au-dessus de sa tête ; ses yeux étincelaient ; sa bouche, qui ne disait mot, avait l’air de pousser des cris d’enthousiasme.

— Où peut aller ainsi l’empereur ? demandai-je à Pierre Marcou ? où va-t-il, chaque soir, à la même heure, à travers cette forêt ?

— Il s’en va secrètement dans le palais de Fontainebleau : il prend sans doute quelque plaisir à revoir la galerie de François Ier, où il épousa, dans tout l’éclat de sa puissance et de sa gloire, une archiduchesse d’Autriche ; l’allée de l’étang, où il se promena avec un pape ; le jardin anglais, qu’il fit dessiner par l’architecte Hurtaut ; la petite chambre où il signa son abdication, et cette cour du Cheval-Blanc, où il salua la grande armée, pleura sur son drapeau, baisa l’aigle impériale, embrassa le général Petit, et légua au monde entier le souvenir des adieux de Fontainebleau. J’ai vu tomber et s’abîmer dans les gouffres de l’histoire bien des grandeurs souveraines ; j’ai vu, çà et là dans l’étude et dans la contemplation des siècles, bien des chutes profondes, des infortunes éclatantes, des douleurs infinies ; j’ai aperçu des rois écrasés sous les débris du trône, des grands hommes de guerre qui succombaient dans la bataille en devinant la victoire, d’illustres innocents qui mouraient de la main du bourreau, des princes exilés par leurs peuples, des martyrs qui s’en allaient vers Dieu par la route de l’échafaud ; mais rien dans les livres, rien de solennel, de douloureux et de terrible ne m’a plus ému, plus effrayé, plus remué, que le spectacle de ce dénouement d’une tragédie impériale !

Pierre Marcou ne songeait plus à sa fille : il vivait tout entier dans l’histoire et dans la mémoire de l’empereur ; il ne pensait qu’à ce demi-dieu tombé, qui avait été une des grandes impressions de son enfance, et qui était encore une des grandes émotions de sa vie.

— J’étais bien jeune, reprit-il en essuyant une larme… Je n’étais qu’un enfant à l’heure suprême dont je parle ; eh bien ! je sentis au fond de mon cœur le retentissement de ce baiser que la gloire attristée venait de donner à un drapeau, à une aigle, à une armée, à une nation. Aussi, jugez de ma joie lorsqu’un beau matin, à mon réveil, j’entendis parler de la résurrection de l’empereur. Oui, l’empereur avait brisé son sépulcre de l’île d’Elbe ; il avait trompé la vigilance de ses gardes ; il avait retrouvé ses apôtres… ses amis fidèles ; il s’était de nouveau montré au peuple ; il avait traversé la France : il avait frappé, la veille encore, à la porte du palais de Fontainebleau ! —-El le jour où l’on parlait de la sorte, l’empereur était déjà aux Tuileries, sur son trône !… Plus tard, je me suis demandé bien souvent si c’était là une fable, un roman, un poème ou une histoire !

Singulier rapprochement dans les idées, dans les souvenirs, dans les illusions d’un pauvre visionnaire… Nous avions fait à peine trente pas dans le sentier, après le passage de l’empereur, lorsque Pierre Marcou s’avisa de reconnaître deux ombres qu’il rencontrait rarement dans la forêt….

— Allons ! s’écria-t-il en me donnant l’exemple de la justice et du respect, saluez deux grands noms et deux grandes infortunes ; saluez un roi qui se nommait Louis-Philippe et un prince qui se nommait le duc d’Orléans ! C’est véritablement Louis-Philippe qui a ressuscité l’admirable création de François Ier et du Primatice ; c’est la Royauté de 1830 qui a rendu au palais de Fontainebleau, avec une prodigalité patiente et habile, tous les caprices, toutes les fantaisies poétiques du seizième siècle, et la sévère majesté de la cour de Henri IV, et l’élégance du règne de Louis XIII, et la noblesse de Louis XIV, et jusqu’aux brillantes ferrures forgées par les mains de Louis XVI ! Tout a repris sa place d’autrefois : les portes, les plafonds, les parquets, les meubles, les vitraux, les chefs-d’œuvre, l’or, le marbre, la pierre, la couleur, l’écaille, l’argent, l’émail, l’ivoire, les richesses et les merveilles de trois siècles sont là, devant vous, pour les menus plaisirs de la royauté de tout le monde ! Ne soyez pas injuste, et saluons encore ces deux ombres malheureuses !

XV

Nous reprîmes le chemin d’Avon. En s’avançant vers la petite église dont j’ai déjà parlé, Pierre Marcou semblait oublier à chaque pas les empereurs, les rois, les princes, tous ces fantômes illustres qu’il appelait les revenants de l’histoire. Il recommençait visiblement à se souvenir de sa fille et à ne chercher que son ombre. Il voulut s’arrêter, pour la seconde fois, sous le porche de l’église ; il s’agenouilla, il se prosterna, il colla sa bouche sur la fente d’une dalle, comme pour mieux appeler ou embrasser son enfant.

— Je me trompe, murmura-t-il en relevant la tête, ce n’est point à la terre qu’il me la faut demander… c’est au ciel !…

Il tourna les yeux vers le ciel, en adressant à Dieu une prière muette, une secrète prière qui avait pour moi un langage merveilleux, des regrets qui suppliaient dans les regards, des paroles navrantes qui s’échappaient en larmes.

Quand il eut cessé de prier ainsi, Marcou s’appuya sur ma main pour se relever. Une fois debout, il regarda longtemps l’église, les pierres et les arbres ; il se remit à marcher, en disant à l’ombre de sa fille que le ciel ne lui envoyait pas encore :

— A demain !

Je ne m’étonne plus que Pierre Marcou s’imagine entrevoir tant de fantômes autour de lui : il porte au fond de son cœur une tombe entrouverte, et il y regarde toujours son enfant.

LOUIS LURINE.

> 183 https://fr.wikisource.org/wiki/Fontainebleau_(1855,_Hachette)

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