
DU PAYSAGE HISTORIQUE
La forêt de Fontainebleau a, de tout temps, inspiré les peintres du paysage historique. Quoiqu’il soit de mode aujourd’hui de décrier leur école, nous avouerons tout d’abord notre prédilection pour cette grave et noble forme de l’art. Nous préférons le lucus sacré où voyagent les faunes à la forêt où travaillent les bûcherons, la source grecque où se baignent les nymphes à la mare flamande où barbotent les canards, et le pâtre demi-nu qui pousse de sa houlette virgilienne ses béliers et ses chèvres dans les voies géorgiques du Poussin au paysan qui monte, en fumant sa pipe, dans le petit chemin de Ruysdael.
On a reproché au paysage historique de guinder pédantesquement la nature, de corriger avec le pédantisme d’un scoliaste son texte libre et sublimement confus ; on l’a accusé d’être quelque chose comme un jardin de racines grecques en peinture : ceci regarde le paysage académique, que personne n’abhorre plus que nous, et qui n’a aucun rapport avec le paysage historique. Poussin, le Guaspre et Aligny n’ont rien de commun avec Valencienne, Bidault et M. Desgoffes.
Je pose en fait qu’il n’est pas un seul des paysages du Poussin ou du Guaspre qui n’ait son type exact dans la réalité, sinon dans son ensemble, du moins dans chacune des parties qui le composent. Ces chênes, aux attitudes sculpturales, qui semblent faire des gestes avec leurs branches, comme si la Dryade antique respirait dans leur tronc et se mouvait dans leur feuillage, je me suis assis à leur ombre dans la campagne romaine ; ces montagnes qui couronnent l’horizon comme une harmonieuse architecture, ce sont celles que les voyageurs prennent de loin, en Grèce, pour des ébauches colossales de temples ou de théâtres ; ces grandes cascades qui tombent à flots égaux comme de la bouche arrondie d’un vase, les Apennins et les Alpes en recèlent de pareilles dans leurs profondeurs. Il est certain que cette convocation des formes les plus solennelles et les plus rares de la nature ne se rencontre pas tous les jours, et que le hasard rassemble rarement dans le même horizon l’élite des arbres, des eaux et des montagnes ; mais, si l’on admet que l’art est l’interprétation et non pas la simple reproduction de la réalité, de quel droit interdirait-on au paysagiste la recherche du style, de la beauté, de l’idéal ? Pourquoi donc lui défendrait-on de Composer un massif comme un peintre d’histoire compose un groupe et de choisir ses arbres dans la forêt comme un sculpteur choisit ses modèles dans la foule ? Mais si nous reconnaissons la légitimité, et même, jusqu’à un certain point, la prééminence du paysage historique, c’est à la condition qu’il ne serait pas idéal au point de n’être pas réel. Quelque épique que soit la tournure d’un chêne, encore faut-il qu’il soit fait de sève, d’écorce et de feuillage, et l’eau qui tombe de l’urne penchée d’une naïade n’est pas dispensée pour cela d’être fluide, limpide, transparente, aquatique enfin ; sans quoi je lui préférerais celle que versent les manne-ken-piss ou les tuyaux de bois des lavoirs.
Poussin, le Guaspre et tous les grands paysagistes historiques sont aussi vrais que les peintres réalistes de l’école flamande. Ils restaient peut-être dans leurs ateliers tant qu’il ne s’agissait que de coordonner les lignes, de balancer les plans, de tracer en quelque sorte la géométrie de leurs paysages ; mais c’était de la contemplation intime et assidue d’une campagne qu’ils rapportaient la couleur, la vie, la chaleur, l’air, la lumière qui les remplissent. Ils inventaient la pensée de leurs tableaux ; mais c’était à la nature qu’ils allaient en demander la métaphore. Aussi, pour ne parler que des deux grands maîtres que nous venons de citer, les paysages du Poussin sont d’une précision de vérité aussi littérale que ceux de Wynants, et Guaspre est souvent aussi fin que Hobbéma.
Les paysages académiques, eux, au contraire, s’interdisent comme une hérésie toute espèce de rapports avec la nature qu’ils ne connaissent que par les gravures des maîtres qu’ils parodient en les pastichant. Écrire une feuillée, peindre un terrain, donner aux eaux de la transparence et au ciel de la profondeur, tout cela est pour eux chose triviale et incongrue, contraire au grand style et aux saines traditions de l’école. Un paysage mythologique qui se respecte et qui tient à garder son décorum doit être monochrone, gris pneumatique, et n’admettre la nature qu’en grande tenue d’académie.
PAUL DE SAINT-VICTOR.
121 https://fr.wikisource.org/wiki/Fontainebleau_(1855,_Hachette)
Paul-Jacques-Raymond Binsse de Saint-Victor, plus connu sous le nom de Paul de Saint-Victor, est un essayiste et critique littéraire français, né le 11 juillet 1827 à Paris où il est mort le 9 juillet 1881.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_de_Saint-Victor
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