Introduction du petit traité de poésie française – Théodore de Banville

Extraits qui pourront être lus lors des séances du Salon Poétique Théodore de Banville et proposés pour nourrir la conversation.

  1. Se présenter avec l’esprit semblable à une page blanche
  2. Les caractères qui sont communs à la poésie de tous les pays et de tous les temps
  3. Longueur des vers
    1. Vers d’une syllabe
    2. Vers de deux syllabes
    3. Vers de trois syllabes
    4. Vers de quatre syllabes
    5. Vers de cinq syllabes
    6. Vers de six syllabes
    7. Vers de sept syllabes
    8. Vers de huit syllabes
    9. Vers de neuf syllabes, avec deux repos ou césures, l’une après la troisième syllabe, l’autre après la sixième.
    10. Vers de dix syllabes, avec repos ou césure après la quatrième syllabe
    11. Vers de dix syllabes, avec repos ou césure après la cinquième et sixième syllabe
    12. Vers de onze syllabes, avec un repos ou césure entre la cinquième et la sixième syllabe
    13. Vers de douze syllabes, avec un repos ou césure entre la sixième et septième syllabe
    14. Vers de treize syllabes, avec un repos ou césure entre la cinquième et la sixième syllabe
  4. Texte complet
  5. Voir aussi
Se présenter avec l’esprit semblable à une page blanche

Presque tous les traités de poésie ont été écrits au dix-septième et au dix-huitième siècle, c’est-à-dire aux époques où l’on a le plus mal connu et le plus mal su l’art de la Poésie. Aussi, pour étudier, même superficiellement, cet art, qui est le premier et le plus difficile de tous, faut-il commencer par faire table rase de tout ce qu’on a appris, et se présenter avec l’esprit semblable à une page blanche. (p.1)

[…] L’outil que nous avons à notre disposition est si bon, qu’un imbécile même, à qui on a appris à s’en servir, peu, en s’appliquant, faire de bon vers. Notre outil, c’est la versification du seizième siècle, perfectionnée par les grands poètes du dix-neuvième, versification dont toute la science se trouve réunie en un seul livre, La Légende des Siècles de Victor Hugo, qui doit être la Bible et l’Evangile de tout versificateur français. (p.2)

[…] Le vers est la parole humaine rythmée de façon à pouvoir être chantée, et, à proprement parler, il n’y a pas de poésie et de vers en dehors du chant. Tous les vers sont destinés à être chantés et n’existent à qu’à cette condition. (p.3)

[…] « A quoi donc servent les vers? A chanter. A chanter désormais une  musique dont l’expression est perdue mais que nous entendons en nous, et qui seule est le Chant. C’est-à-dire que l’homme en a besoin pour exprimer ce qu’il y a de divin et de surnaturel, et, s’il ne pouvait chanter, il mourrait. C’est pourquoi les vers sont aussi utiles que le pain que nous mangeons et que l’air que nous respirons ». (p.4)

[…] A quel caractère absolu et suprême reconnaîtrons-nous donc ce qui est ou ce qui n’est pas de la poésie? Le mot Poésie, du latin poesis (« poésie, art poétique, œuvre poétique »), lui-même issu du grec ancien ποίησιςpoíêsis (« action de faire, création »)..; un poème est donc ce qui est fait et qui par conséquent n’est plus à faire; _ c’est-à-dire une composition dont l’expression soit si absolue, si parfaite et si définitive qu’on n’y puisse faire aucun changement, quel qu’il soit, sans la rendre moins bonne et sans en atténuer le sens. (p.5)

Les caractères qui sont communs à la poésie de tous les pays et de tous les temps

En son Abrégé de l’Art poétique français, à Alphonse Delbène, abbé de Haute-Combe en Savoie, Ronsard dit éloquemment : « Tu en auras en premier lieu les conceptions hautes, grandes, belles et non trainantes à terre. Car le principal point est l’invention, laquelle vient tant de bonne nature, que par la leçon des bons et anciens auteurs. Et si tu entreprends quelque grand oeuvre, tu te montreras religieux et craignant Dieu, commençant par son nom, ou par un autre qui représentera quelque effect de sa Majesté,  l’exemple des poètes grecs et romains. Car les Muses, Apollon, Mercure, Pallas est autres déités ne nous représentent pas autre chose que les puissances de Dieu, auquel les premiers hommes avaient donné plusieurs noms pour les divers effects de son incompréhensible Majesté. Et c’est aussi pour le monstrer que rien ne peut estre ny bon ny parfait, si le commencement ne vient de Dieu. »

Le vers est nécessairement religieux, c’est-à-dire qu’il suppose un certain nombre de croyances et d’idées communes au poète et à ceux qui l’écoutent. Chez les peuples dont la religion est vivante, la poésie est comprise de tous; elle n’est plus qu’un amusement d’esprit et un jeu d’érudit chez les peuples dont la religion est morte. (p.7)

[…] La poésie doit toujours être noble, c’est-à-dire intense, exquise et achevée dans la forme, puisqu’elle s’adresse à ce qu’il y a de plus noble en nous, à l’Âme, qui peut directement être en contact avec Dieu. Elle est à la fois Musique, Statuaire, Peinture, Éloquence; elle doit charmer l’oreille, enchanter l’esprit, représenter les sons, imiter les couleurs, rendre les objets visibles, et exciter en nous les mouvements qu’il lui plaît d’y produire, et qui contienne tous les autres, comme elle préexiste à tous les autres. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps d’existence que les peuples inventent les autres arts plastiques; mais, dès qu’un groupe d’hommes est réuni, la Poésie lui est révélée d’une manière extra-humaine et surnaturelle, sans quoi il ne pourrait vivre.

Longueur des vers
Vers d’une syllabe

Fort

Belle,

Elle

.

Dort.

Sort

Frêle!

Quelle

Mort!

Vers de deux syllabes

Murs, ville

Et port,

Asile

De Mort,

Mer grise,

Où brise

La brise;

Tout dort.

.

Victor Hugo, Les Djinns. Les Orientales

Vers de trois syllabes

Cette ville

Aux longs cris

Qui profile

Son front gris,

Des trois frêles

Cent tourelles,

Clochers grêles,

C’est Paris.

.

Victor Hugo. Le pas d’armes du roi Jean. Odes et Ballades

Vers de quatre syllabes

Sur la colline,

quand la splendeur

Du ciel en fleur

Au soir décline,

.

L’air illumine

Ce front rêveur

D’une lueur

triste et divine.

.

Théodore de Banville

Vers de cinq syllabes

Gothique donjon

Et flèche gothique,

Dans un ciel d’optique,

Là-bas, c’est Dijon.

Ses joyeuses treilles

N’ont point leurs pareilles

Ses clochers jadis

Se comptaient par dix.

.

Louis Bertrand. Gaspard de la Nuit

Vers de six syllabes

Nulle humaine prière

Ne repousse en arrière

Le bateau de Charon,

Quand l’âme nue arrive

De Styx ou d’Achéron.

.

Ronsard, Ode V. Quatrième livre

Vers de sept syllabes

J’étais couché mollement

Et, contre mon ordinaire,

Je dormois tranquillement;

Quand un enfant s’en vint faire

A ma porte quelque bruit.

Il pleuvoit fort cette nuit :

Le vent, le froid et l’orage

Contre l’enfant faisoient rage.

.

La Fontaine. L’Amour Mouillé.

Vers de huit syllabes

A travers la folle risée

Que Saint-Marc renvoie au Lido,

Une gamme monte en fusée,

Comme au clair de lune un jet d’eau…

.

A l’air qui jase d’un ton bouffe

Et secoue au vent ses grelots,

Un regret, ramier qu’on étouffe,

Par instant mêle ses sanglots.

.

Théophile Gauthier. Clair de lune sentimental. Emaux et Camées

Vers de neuf syllabes, avec deux repos ou césures, l’une après la troisième syllabe, l’autre après la sixième.

Oui! c’est Dieu _ qui t’appelle _ et t’éclaire!

A tes yeux _ a brillé _ sa lumière,

En tes mains _ il remet _ sa bannière.

Avec elle _ apparait _ dans nos rangs,

Et des grands _ cette fou _ le si fière

Va par toi _ se réduire _ en poussière,

Car le ciel _ t’a choisi _ sur la terre

Pour frapper _ et punir _ les tyrans!

Scribe. Le Prophète. Acte 4

Vers de dix syllabes, avec repos ou césure après la quatrième syllabe

L’amour forgeait. _ Au bruit de son enclume,

Tous les oiseaux, _ troublés, rouvraient les yeux;

Car c’était l’heure _ où se répand la brume,

Où sur les monts, _ comme un feu qui s’allume,

Brille Vénus, _  l’escarboucle des cieux.

.

Victor Hugo

Vers de dix syllabes, avec repos ou césure après la cinquième et sixième syllabe

J’ai dit à mon cœur, _ à mon faible cœur :

N’est-ce point assez _ de tant de tristesse?

Et ne vois-tu pas _ que changer sans cesse

C’est à chaque pas _ trouver la douleur?

.

Il m’a répondu : _ ce n’est point assez,

Ce n’est point assez _ de tant de tristesse;

Et ne vois-tu pas _ que changer sans cesse

Nous rend doux et chers _ les chagrins passés?

.

Alfred de Musset. Chanson. (Poésies diverses)

Vers de onze syllabes, avec un repos ou césure entre la cinquième et la sixième syllabe

Les sylphes légers _ s’en vont dans la nuit brune

Courir sur les flots _ des ruisseaux querelleurs,

Et, jouant parmi _ les blancs rayons de lune,

Voltigent riants _ sur la cime des fleurs.

.

Les zéphyrs sont pleins _ de leur voix étouffée,

Et parfois un pâtre _ attiré par le cor,

Aperçoit au loin _ Viviane la fée

Sur le vert coteau _ peignant ses cheveux d’or.

Vers de douze syllabes, avec un repos ou césure entre la sixième et septième syllabe

L’aurore apparaissait; _ quelle aurore? Un abîme

D’éblouissement, vaste, _ insondable, sublime;

Une ardente lueur _ de paix et de bonté.

C’était aux premiers temps _ du globe; et la clarté

Brillait sereine au front _ du ciel inaccessible,

Etant tout ce que Dieu _ peut avoir de visible;

Tout s’illuminait, l’ombre _ et le brouillard obscur;

Des avalanches d’or _ s’écroulaient dans l’azur;

.

Le jours en flamme, au fond _ de la terre ravie

Embrasaient les lointains _ splendides de la vie;

Les horizons plein d’ombre _ et de rocs chevelus,

Et d’arbres effrayants _ que l’homme ne voit plus,

Luisaient comme le songe _ et comme le vertige,

Dans une profondeur _ d’éclair et de prodige.

.

Victor Hugo. Le Sacre de la Femme. (La Légende des Siècles)

Vers de treize syllabes, avec un repos ou césure entre la cinquième et la sixième syllabe

Le chant de l’Orgie _ avec des cris au loin proclame

Le beau Lyoeus, _ le Dieu paré comme une femme,

Qui, le thyrse en main,_ passe rêveur, triomphant,

A demi couché _ sur le dos nu d’un éléphant.

.

Après eux Silène _ embrassant d’une lèvre avide

Le museau vermeil  _ d’une grande urne déjà vide,

Use sans pitié _ les flancs de son âne en retard,

Trop lent à servir _ la valeur du divin vieillard.

Texte complet
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