- Présentation
- Vers des connaissances plus hautes
- Portraits d’artistes
- Célèbres et maladroits
- Un art collectif
- Un art des Belles-lettres
- Art inimitable d’une époque révolue
- Les salons poétiques ou vers un nouvel art de la conversation au XXIe siècle
- Voir aussi
Présentation
L’art de la conversation, considéré comme l’un des fleurons de la culture classique française, désigne une pratique développée en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, devenue un spectacle pour toute l’Europe et caractérisée par la recherche d’une dimension esthétique et hédoniste dans les échanges mondains. Dans les ouvrages traitant de l’art de la conversation dans la France classique, les auteurs ne délimitent pas cet art protéiforme dans ses formes ou ses codes. L’expression concerne originellement la conversation mondaine, mais ses pratiques et ses valeurs se sont répandues dans l’ensemble de la société cultivée, ont eu une influence importante dans la littérature, et le terme désigne plus généralement un art littéraire au sens classique de ce terme.
Pour des raisons culturelles et linguistiques, cet art a concerné essentiellement la France et son apparition a été favorisée par la libéralisation des mœurs à la mort de Richelieu. Il s’est développé grâce à l’émergence d’une société de Cour rassemblant une noblesse devenue oisive, en conservant ses caractéristiques originelles, issues du classicisme, dans le langage, la rhétorique et l’esthétisme, et sa diffusion dans l’ensemble du pays a été favorisée par le développement des Salons. Il a disparu rapidement lorsque la Révolution a bouleversé les conditions sociologiques qui l’avaient fait naître pour faire place à la « véhémence de l’orateur ».
Associant l’idéal de l’honnête homme et la culture du Courtisan, l’humanisme et la grâce, l’art de la conversation exige d’être galant, d’avoir esprit, goût, bel air et bon ton. Hommes et dames badinent en promenade ou dans les salons, échangent des flatteries, des pointes, dans la recherche d’un plaisir réciproque, se défiant de la rhétorique du débat. L’ensemble d’une société s’est reconnue dans cette pratique, et de nombreux contemporains en ont laissé un témoignage important à travers leurs mémoires, leur correspondance, ou des essais littéraires. Ils évoquent le plaisir qu’ils y trouvent, parfois les excès, et aussi ses codes et ses règles informelles. Ce sont ainsi de véritables portraits d’artistes qui nous sont parvenus.
La conversation orale représentait alors un modèle pour les différents genres littéraires, avec sa propre rhétorique et l’exigence formelle du classicisme, et s’inscrivait dans le courant esthétisant des Belles-lettres. Cette littérature de dialogues est devenue à son tour un modèle pour l’éducation sociale des aristocrates nobles et bourgeois, favorisant ainsi sa diffusion dans l’ensemble des cercles intellectuels, littéraires et mondains.

chevalier de Méré, De la Conversation
Dès le début du XIXe siècle, et aujourd’hui encore, des récits et des études expriment intérêt et nostalgie pour cet art disparu. Dans une époque où la communication rejette parfois dans l’indifférence la langue que l’on parle et le style dans lequel on s’adresse à autrui, cet article invite à « découvrir la passion que des temps moins éclairés mirent à disputer sur les qualités de leur langage, sur l’honneur qu’il pouvait faire à autrui et sur la faveur qu’il pouvait valoir au sujet parlant»
Article complet https://fr.wikipedia.org/wiki/Art_de_la_conversation#
Vers des connaissances plus hautes
- La création poétique
Quand elle est un art, la conversation est une création poétique, et l’émotion esthétique en est l’aboutissement, « l’esprit ne peut aller plus loin, et c’est le chef-d’œuvre de l’intelligence». Cette recherche esthétique explique aussi le rejet de l’expression savante (§ Les fâcheux) : le chevalier de Méré écrit ainsi, dans une lettre à Pascal, janséniste, et célèbre déjà chez ses contemporains pour ses travaux scientifiques :
« Il vous reste encore une habitude, que vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos démonstrations, qui, le plus souvent, sont fausses. Ces longs raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d’entrer d’abord dans des connaissances plus hautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage dans le monde… »
Sainte-Beuve, qui évoque cette lettre dans le portrait qu’il fait du chevalier, réprouve une attitude qu’il considère comme irrévérencieuse envers un mathématicien déjà célèbre. Malebranche souligne en la regrettant également, cette sensibilité esthétique des jeunes gens et des beaux esprits : « ils ont une parfaite intelligence des choses sensibles, parce qu’ils ont fait un usage continuel de leurs sens ; mais ils n’ont point la véritable intelligence des choses qui dépendent de la raison». L’un et l’autre ne partagent pas la posture esthétique revendiquée par le chevalier de Méré dans la conversation mondaine et il s’agit bien d’une différence d’attitude intellectuelle, « entre le génie sincère, géomètre, et le bel esprit façonné, butinant dans un univers dont le secret lui est indifférent » : on y retrouve la querelle littéraire des Anciens (rechercher le vrai et le beau dans l’expérience du sublime) et des Modernes (rationaliser la poétique).
- Valeur morale
La remarque du chevalier de Méré comporte également une dimension éthique, par référence à la Sancta simplicitas de la tradition chrétienne. Elle rejoint la position mystique de Fénelon et Madame Guyon, en opposant la recherche d’un indicible à l’affectation savante de la curiosité (au sens péjoratif de ce mot au XVIe siècle : recherche d’une connaissance illégitime ).La dimension esthétique de la conversation pratiquée comme un art pourrait avoir une dimension mystique : la beauté formelle exprimerait en elle-même une connaissance non savante (voir § Quand la conversation était un art / Éloge du sublime et clarté du discours). On retrouve encore l’idée d’une expression dans la forme plus que par les mots : le trait d’esprit révèlerait en un instant une connaissance poétique alors que les « raisonnements tirés ligne à ligne » indisposent les auditeurs par l’effort qu’ils nécessitent.
- La connaissance par le badinage
Lorsque le ton reste dans une mesure raisonnable (voir § Au-delà d’une vertu honnête / La raillerie) le badinage, la plaisanterie, peuvent également être le moyen d’accéder à d’autres connaissances : « Pour badiner avec grâce et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets, il faut trop de manières, trop de politesse, et même trop de fécondité : c’est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose de rien ». Aux XVIe siècle et XVIIe siècle, le terme penser signifierait quelque chose proche de la saillie et de la pointe, loin donc de l’acception de ce mot chez Descartes, selon l’emploi qu’en fait le jésuite Bouhours dans deux de ses ouvrages. Ainsi Fontenelle dans un dialogue des morts fait-il dire à Sénèque s’adressant à Clément Marot : « je vous plains de ce qu’on n’a pas compris que vos Vers badins fussent faits pour mener les Gens à des réflexions si profondes. On vous eust respecté plus qu’on a fait, si l’on eust sçu combien vous estiez grand Philosophe ». Et Marot explique ainsi ce qu’il désigne comme les « perfections de la plaisanterie » : « toute sagesse y est renfermée. On peut tirer du ridicule de tout (…) cela ne veut-il pas dire que le ridicule domine par tout, & que les choses du monde ne sont pas faites pour estre traitées sérieusement ? (…) le magnifique & le ridicule sont si voisins qu’il se touchent ».
Portraits d’artistes
Les participants à ces échanges artistiques, dans la recherche collaborative d’une émotion esthétique, faisaient l’objet d’une cooptation, informelle, au sein de coteries sous la forme des Salons, des Cercles, ou de la Cour, car savoir l’art de converser, « c’est par où l’homme montre ce qu’il vaut (…) il y va de gagner, ou de perdre, beaucoup de réputation ». Certaines personnalités étaient ainsi reconnues pour leur contribution, selon leurs qualités personnelles, à l’émotion collective.

peint par Louis GallocheOn n’en fait plus de pareilss 61
Écrivain, artiste de la conversation, réputé pour son esprit et familier des salons, Fontenelle est ainsi décrit par un contemporain :
« On le regarde comme un de ces chefs d’œuvre de l’art, travaillés avec soin et délicatesse, qu’il faut prendre garde de détruire, parce qu’on n’en fait plus de pareils (…) Sa conversation est infiniment agréable, semée de traits plus fins que frappants, et d’anecdotes piquantes sans être méchantes. »
Des femmes sont également réputées et recherchées pour leurs talents. Madame du Deffand brosse le portrait de plusieurs de ses contemporaines, par exemple celui de Madame de Mirepoix, dont elle vante le naturel et le ton :
« Sa conversation est aisée et naturelle, elle ne cherche pas à briller, elle laisse prendre aux autres tout l’avantage qu’ils veulent sans empressement, sans dédain, sans véhémence, sans froideur ; sa contenance, ses expressions se ressentent de la justesse de son esprit et de la noblesse de ses sentiments. »

Autre portrait d’un artiste aussi brillant, mais en soliste, l’abbé Galiani :
« Je n’exagère point en disant qu’on oubliait tout pour l’entendre quelquefois des heures entières : mais son rôle joué, il n’était plus rien dans la société ; et, triste et muet, dans un coin, il avait l’air d’attendre impatiemment le mot du guet pour rentrer sur la scène. »
Jean-Jacques Rousseau dresse, à sa manière et avec sa sensibilité, un portrait où on retrouve en particulier le savoir-flatter et la légèreté du ton :
« La conversation de Madame de Luxembourg ne pétille pas d’esprit. Ce ne sont pas des saillies et ce n’est pas même proprement de la finesse : mais c’est une délicatesse exquise qui ne frappe jamais et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples : on diroit qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense, et que c’est son cœur qui s’épanche, uniquement parce qu’il est trop rempli. »
Les salons, cercles mondains et littéraires, recevaient de nombreux écrivains ou philosophes, recherchés pour leur conversation et s’exprimant selon leur personnalité propre :
« Dans Marivaux, l’impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçait visiblement. Montesquieu, avec plus de calme, attendait que la balle vînt à lui ; mais il l’attendait. Mairan guettait l’occasion. Astruc ne daignait pas d’attendre. Fontenelle seul la laissait venir sans la chercher ; et il usait si sobrement de l’attention qu’on donnait à l’entendre que ses mots fins, ses jolis contes, n’occupaient jamais qu’un moment. Helvétius, attentif et discret, recueillait pour semer un jour. L’abbé Morellet, avec plus d’ordre et de clarté était, pour la conversation, une source d’idées saines, pures, profondes, qui sans tarir, ne débordait jamais. Il se montrait à nos dîners avec une âme ouverte, un esprit juste et ferme, et dans le cœur autant de droiture que dans l’esprit. L’un de ses talents, et le plus distinctif, était un tour de plaisanterie finement ironique. »
La Cour doit naturellement fournir des exemples emblématiques, et Bossuet n’oublie pas de citer, parmi les qualités de l’esprit de Louis de Bourbon, le charme et l’intérêt de sa conversation, dans l’oraison funèbre du prince :
« sa conversation était un charme, parce qu’il savait parler à chacun selon ses talents ; et non seulement aux gens de guerre, de leurs entreprises, aux courtisans, de leurs intérêts, aux politiques, de leurs négociations, (…) et enfin aux savants de toutes les sortes, de ce qu’ils avaient trouvé de plus merveilleux»
Célèbres et maladroits
Certains hôtes des salons étaient de mauvais causeurs, et parmi eux des écrivains célèbres.
- Ainsi La Fontaine dont La Bruyère et Saint-Simon s’accordent à déplorer sa conversation : « si connu par ses fables et ses contes, et toutefois si pesant en conversation » et « il paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu’il vient de voir ».
- De même Pierre Corneille ne trouve pas grâce auprès de Fontenelle et La Bruyère : « simple, timide, d’une ennuyeuse conversation ; il prend un mot pour un autre et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l’argent qui lui en revient ».
- Racine, conscient de ses insuffisances, l’écrit lui-même en vers « Et l’on peut rarement m’écouter sans ennui, / Que quand je me produis par la bouche d’autrui ».
- Le cas de Molière est différent, c’est son caractère qui gâche sa conversation, ainsi qu’il le raconte dans la Critique de l’École des femmes : invité dans un salon et maladroitement annoncé par la maîtresse de maison comme faiseur de bons mots, « sa paresse naturelle lui fit garder le silence, et la dame fut aussi mal satisfaite de lui que lui d’elle ».
- Madame de Sévigné est dépeinte avec des nuances taquines par son cousin Bussy-Rabutin, ce qui provoquera une brouille : « elle parle et écrit avec une facilité surprenante, et le plus naturellement du monde ; elle est souvent distraite en conversation, et l’on ne peut guère lui dire de choses d’assez de conséquence, pour occuper toute son attention ; elle vous prie quelquefois de lui apprendre une nouvelle et comme vous commencez la narration, elle oublie sa curiosité, et le feu dont elle est pleine fait qu’elle vous interrompt pour parler d’autre choses »
« Quatre amis dont la connaissance avait commencé par la Parnasse lièrent une espèce de société que j’appellerais Académie si leur nombre eût été plus grand, et qu’ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu’ils firent, ce fut de bannir d’entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble et qu’ils avaient bien parlé de leurs divertissements (…) c’était toutefois sans s’arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L’envie, la malignité, ni la cabale n’avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues1. »
— La Fontaine, Les amours de Psyché et de Cupidon
L’étymologie rattache le mot français au latin conversatio, qui ne signifiait pas seulement un entretien à plusieurs, mais la société où l’on se sent parmi les siens, supposant une manière tacite d’être ensemble, incluant les paroles (auxquelles le terme français s’est réduit) mais aussi la fête du convivium.L’art de la conversation s’est développé dans différents contextes : les cours (Versailles, Sceaux…), les salons, les cercles bourgeois, ou les dîners. Son développement était favorisé par l’enseignement des Jésuites qui développait le goût pour la conversation philosophique. Les romans pouvaient également avoir une fonction d’apprentissage, en diffusant les codes reconnus, pour des conversations simplement amicales, comme les aimaient par exemple Diderot ou La Fontaine, ou plus intellectuelles chez Madame du Deffand, ou pour une recherche essentiellement esthétique avec le chevalier de Méré.Il n’y a évidemment pas eu d’Académie pour l’art de la Conversation, mais l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en propose à partir des années 1750 une définition et quelques bonnes pratiques. Depuis déjà un siècle, les œuvres du chevalier de Méré constituaient de véritables manuels de conversation courtoise, et les romans de Madame de Scudéry étaient utilisés pour l’éducation des jeunes filles. On peut ainsi identifier quelques traits communs, à travers les témoignages des contemporains ou avec le regard des historiens.
Le sublime et l’exacte clarté
Le sublime, ordre de beauté élevé et provoquant une émotion, est un stéréotype présent dans la réflexion de nombreux auteurs classiques (Marivaux, Boileau, Diderot…) sur les beaux-arts comme sur la conversation où il comporte également un caractère de surprise : plusieurs auteurs mondains reprennent, ou ont traduit les préceptes attribués à Longin. C’est le sublime qui met « presque hors de moi » le duc de Saint-Simon en écoutant la réponse diplomatique du roi Philippe V (voir § L’esthète et le virtuose / L’audience solennelle).
Le sublime apparaît plus souvent dans la figure du trait d’esprit, en raison de son caractère inattendu, s’opposant au discours « tiré ligne à ligne » caractérisant les raisonnements et l’attitude savante, que tous les auteurs condamnent dans la conversation, alors qu’un trait jeté en passant par un vrai savant peut mettre plus directement sur le chemin du vrai que de vastes ouvrages.
Le génie et l’esprit
Méfiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d’esprit et qui le sèment à tout propos. Ils n’ont pas le démon ; ils ne sont pas tristes, sombres, mélancoliques et muets ; ils ne sont jamais ni gauches, ni bêtes. Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin jasent et babillent tant que le soleil dure, le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit.
Diderot, Salon de 1765
Les « connaissances plus hautes » qu’évoque le chevalier de Méré en les opposant au discours savant sont celles de l’instinct, que Marivaux privilégie, parce qu’il « est à l’âme humaine un sentiment non déployé, qui lui prouve la réalité des choses qu’elle aperçoit nettement en lui montrant un mystère obscur ». Marivaux, professionnel du théâtre, met ainsi en avant une exposition du sujet sublime « tendu tel que l’esprit l’a vu, rendu dans l’audace et le feu de la perception» en l’opposant au sujet tel qu’il devient rendu par la pensée de l’homme : « son retardement à le saisir ; ou l’envie de briller ; ou des préjugés d’exactitude (…), de sorte qu’on voit la mécanique de son ouvrage ».
Dans une expression plus forte, Boileau exprime, en l’opposant à la persuasion, cette esthétique du sublime qui « ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader (…) Il donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible qui enlève l’âme de quiconque nous écoute (…) Quand le sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout comme un foudre et manifeste, concentrée, la force de l’orateur».
Diderot souhaite associer l’Inspiration (parfois désignée par le terme apparition), qui permet à l’artiste de dire « ce qu’il n’a jamais su » et l’Intelligibilité, qu’il faut préserver : « malgré l’impulsion qui me presse, je n’ose me suivre plus loin, de peur de m’enivrer et de tomber dans les choses tout à fait inintelligibles ».
Une synthèse entre la rhétorique persuasive et l’expression poétique révélatrice, sous la forme de la « clarté du discours », équilibre entre le sens et la force, doit donc être trouvée. Elle est ainsi proposée par Marivaux :
« Voyons donc ce qu’est l’exacte clarté dans le discours. (…) c’est l’exposition nette de notre pensée, au degré précis de force et de sens dans lequel nous l’avons conçue ; et si la pensée ou le sentiment trop vif, passe toute expression, ce qui peut arriver, ce sera pour lors l’expression nette de cette même pensée, dans un degré de sens propre à la fixer, et à faire entrevoir en même temps toute son étendue non exprimable de vivacité. »
Effleurer cent matières diverses
Madame de Staël indique que l’intérêt de la conversation est indépendant du thème discuté : « Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ». Le seul interdit dans un salon serait de parler de soi-même : « il sied bien de n’en parler que fort rarement, et d’y faire parler beaucoup de soi », car il est difficile de le faire sans ennuyer autrui : « se louer, c’est vanité ; se blâmer, c’est bassesse ». Ainsi, selon l’Abbé de Pure, les belles Dames ne peuvent dire le moindre mot de ce qu’elles ont de plus beau, « mais la Précieuse doit sçavoir en douze façons pour le moins dire qu’elle est belle, sans qu’on puisse imputer à orgueil ce qu’elle peut dire de soy mesme ».
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses :
Jusque là qu’en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n’en croit rien.
Laissons le monde, et sa croyance :
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens :
C’est un parterre, où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose,
Et fait du miel de toutes choses.
— La Fontaine, Fables, IX, Discours à Mme de la Sablière extrait
Tous les sujets, « cent matières diverses », peuvent donc être abordés (« tout est bon », et par exemple « demander s’il est plus avantageux aux belles femmes d’estre blondes que brunes »), mais pas par n’importe qui (ne pas parler de soi-même, ni de son métier) et pourvu que ce soit avec le ton qui convient (aux participants, aux circonstances…), c’est ainsi que la participation de tout est possible : « Je crois aussi qu’il n’y a rien qu’il faille entièrement bannir de la conversation, et qu’il faut que le jugement et les occasions y fasse entrer tour à tour ce qui est le plus à propos ».
La Fontaine s’en félicite auprès de Madame de la Sablière dont il fréquentait le salon : ses vers (encadré ci-contre), dans leur légèreté, leur élégance, sont aussi un écho de ces conversations, et « la variété de ces mètres fait jouer la poésie au plus près de la prose d’une conversation brillante et enjouée ».
Tous les sujets sont possibles, et la variété des sujets abordés est bien la spécificité de ce divertissement culturel, loisir collectif : « Aussi nous faut-il toutes sortes de personnes pour pouvoir parler de toutes sortes de choses dans la conversation, qui, à votre goût et au mien, est le plus grand plaisir de la vie et presque le seul à mon gré ». Et si les sujets de conversation font défaut, qu’on a rien à dire, l’honnête homme saura cependant se tirer de ce mauvais pas : « Il n’y a point de sujet si stérile sur lequel on ne puisse trouver quelque chose de bien pris et bien imaginé ; mais, quand le sujet ne présenterait rien, on a toujours à coup sûr les façons de parler agréables dont on est le maître et qui ne peuvent jamais manquer ».
Il faut ne rien approfondir pour éviter la conversation savante, et « voltiger de fleur en fleur » sans s’attarder, et Madame de Scudéry rappelle cette règle de bienséance :
« Il n’y a rien de plus ennuyeux que de se trouver en conversation avec ces sortes de gens qui s’attachent à la première chose dont on parle et qui l’approfondissent tellement, que toute une après-dînée on ne change jamais de discours. Car comme la Conversation doit être libre et naturelle, et que tous ceux qui forment la Compagnie ont également droit de la changer comme bon leur semble, c’est une chose importune que de trouver des gens opiniâtres… »
Cet esprit de conversation qui est l’enjeu mondain des conversations, est également au cœur de l’activité littéraire du siècle : « badinage chez Voiture et La Fontaine, urbanité chez Guez de Balzac, Bel esprit chez Bouhours ou chez Méré ». Ce qui prévaut est l’enjouement et la variété, en glissant sur tout ce qui pourrait dégénérer en sérieux ou donner lieu à dispute, et c’est ainsi le passage, dans la conversation comme en littérature, de la rhétorique à la conversation.
La frivolité n’est pas absolument obligatoire, des conversations rationnelles peuvent être menées sur des questions morales et Rousseau évoque le plaisir des conversants qui peuvent repartir avec « des sujets dignes d’être médités en silence ». Cependant Pinot-Duclos évoque cette anecdote : pour égayer une conversation qui était une espèce de dissertation métaphysique, la maîtresse de maison « et ses favoris avaient soin de répandre sans leurs discours sçavans un grand nombre de traits, d’épigramme, & malheureusement de pointes assés trivialles ».
Voir aussi
- Le ton et le maintien
- Pointes, bons mots et traits d’esprit
- Éloges et compliments
- Rhétorique de la conversation
Un art collectif
« Tous les jours, sur le soir, il se faisait un certain concert d’amis, où toutes choses se passaient avec une telle harmonie, et avec tant de douceur et de discrétion, que je n’ai jamais eu de trouble en l’esprit qui ne se soit dissipé en cette compagnie. »
— Fortin de La Hoguette, Testament ou Conseils d’un père à ses enfants sur la manière dont il faut se conduire dans le monde (1648)
Éviter tintamarre et charivari
La réalisation de la conversation comme un art nécessite généralement une société amicale rassemblée dans un contexte privé (cour, salon, dîner, promenade…), souhaitant atteindre un plaisir esthétique et partageant les mêmes codes : elle doit en effet réunir des participants familiers, capables de réaliser l’harmonie nécessaire où chacun trouve sa place dans l’ensemble.

Lorsque ces conditions ne sont pas observées, en particulier lorsque les conversations se font au hasard des rencontres, dans des lieux publics, les intervenants peuvent être « saisis de la fureur d’avoir plus d’esprit que les autres » et les interventions n’avoir pas le caractère esthétique d’échanges policés, évoquant alors « tintamarre » et « charivari ».
Marivaux décrit une telle scène, dans l’un des cafés ouverts à Paris au XVIIIe siècle sous la Régence au Palais-Royal (ainsi le café de la Régence, celui-là même où Diderot converse avec le Neveu de Rameau), où s’assemblent pourtant « de forts honnêtes gens, la plupart amateurs de belles-lettres ou savants, pourtant la plus aimable société du monde », lorsque s’établit un tel charivari spirituel :
« Il confie la supériorité de ses lumières à son voisin paisible qui approuve l’idée de celui qui parle, sans savoir presque de quoi il s’agit (…) quelques autres personnes se répandent en petits pelotons dans la salle, agitent à l’écart la question, et se régalent incognito du plaisir de la décider (…) cependant la question qui a causé la dispute a disparu, il en a succédé vingt autres qui ont pris furtivement sa place et qu’on agite toutes à la fois ; il ne reste plus rien sur le tapis, qu’une masse d’idées subtiles et bizarres, qui se croisent, qui ne signifient rien, et que l’emportement et l’orgueil de primer ont férocement entassées les unes sur les autres (…) »
Compéter [entrer en compétence, en compétition] conduit sûrement à l’impétuosité, qui constitue un péril à éviter absolument car les codes de la sociabilité de cour et de l’Honnête homme ne sont alors plus respectés « l’émulation découvre les défauts, que la courtoisie cachait auparavant. (…) La compétence commence par un manifeste d’invectives, s’aidant de tout ce qu’elle peut, et ne doit pas ». Le charivari s’installe « l’âme en ce tumulte ne trouve rien qui la soutienne », et c’est l’emportement, associé à « l’orgueil de primer des disputants », qui amènent ce constat de Marivaux : « que reste-t-il de la dispute ? rien que des leçons de brusqueries [insultes] et qu’un exemple bruyant de la misère de nos avantages».
Voir aussi
Musique de chambre de la parole

musique de chambre de la parole
Entends comment la corde, en sa tendre famille,
Résonne avec les autres, en ordre accordées,
Comme le père, l’enfant et l’heureuse mère
Chantent, tous en un, une note agréable,
Et dont l’air sans paroles, multiple mais un,
Chante pour toi : « Seul, tu ne seras rien »
L’abbé Bourdelot, qui avait fondé une Académie en 1664, en faisait préluder les séances par un concert d’instruments et de voix qui devait établir le climat d’harmonie souhaitable à la fois pour le débat qui allait suivre et pour la convergence des esprits. Marc Fumaroli, qui rapporte cette anecdote, inscrit très précisément la conversation dans un espace musical : « la conversation française est un espace de jeu qui rend possible les repons entre voix flûtées et voix de basse, et qui fait de l’esprit leur point d’accord parfait. Il est fort probable que ce chef-d’œuvre de nature alliée à la culture doit son harmonie à l’élément musical qui entre dans sa composition et l’adoucit». Les commentateurs reprennent fréquemment cette métaphore, en soulignant la place de chacun dans l’exécution d’ensemble : interlocuteurs, auditeurs, animatrice du salon…
- Ainsi la métaphore de l’instrument : « Monsieur l’abbé, vous avez été d’une excellente conversation. – Madame, je ne suis qu’un instrument dont vous avez bien joué».
- ou celle du chef d’orchestre : « Savoir, pour l’hôtesse d’un salon, mettre en valeur les qualités de ses hôtes en les guidant vers les sujets qui leur étaient familiers ».
- Marivaux invoque la métaphore d’un duo d’instrumentistes : « Mme Dorsin, qui avait bien plus d’esprit que ceux qui en ont beaucoup, ne s’avisait point d’observer si vous en manquiez avec elle, et n’en désirait jamais plus que vous n’en aviez ; et c’est qu’en effet elle n’en avait elle-même alors pas plus qu’il vous en fallait (…) et ne sentait rapidement votre esprit que pour s’y conformer sans s’en apercevoir ».
- La Rochefoucauld également fait appel à une exécution avec chœur et orchestre : « On peut prendre des routes diverses, n’avoir pas les mêmes vues ni les mêmes talents, pourvu qu’on aide au plaisir de la société, et qu’on y observe la même justesse que les différentes voix et les divers instruments doivent observer dans la musique».
- L’« auditeur », dans cette métaphore du concert, a un rôle positif et contribue à la réussite de l’ensemble : converser avec art, c’est aussi savoir écouter et savoir se taire. La Rochefoucauld explique ce rôle : « Il faut écouter ceux qui parlent, si on en veut être écouté ; il faut leur laisser la liberté de se faire entendre, et même de dire des choses inutiles (…) On doit entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, leur parler de ce qui les touche, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et montrer que c’est plutôt par choix qu’on le loue que par complaisance ».
Et pour l’auditeur aussi, comme pour l’« exécutant », le maintien, la posture, contribuent à l’expression. La Rochefoucauld complète donc ce portrait :
L’auditeur, rossignol muet
Il gazouille, il éclate, il s’égosille, et cet autre rossignol, sans rompre le silence, s’égosille en apparence comme lui ; et trompe l’âme avec tant de charmes qu’on se figure qu’il ne chante que pour se faire ouïr de nos yeux ; je pense même qu’il gazouille du geste, et ne pousse aucun son dans l’oreille pour n’enfreindre pas les lois du pays qu’il habite…
Cyrano de Bergerac, Sur l’ombre que faisaient des arbres dans l’eau.
« S’il y a beaucoup d’art à savoir parler à propos, il n’y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent : il sert quelquefois à approuver et à condamner ; il y a un silence moqueur ; il y a un silence respectueux ; il y a enfin des airs, des tons et des manières qui font souvent ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation ; le secret de s’en bien servir est donné à peu de personnes (…) Écouter, ne parler guère, ne se forcer jamais à parler. »
- Lorsque l’inspiration fait défaut aux instrumentistes, chacun connaît et joue pourtant sa partition. Madame du Deffand raconte une telle soirée :
« J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi : hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude : madame la duchesse d’Aiguillon crevait de rire, madame de Forcalquier dédaignait tout, madame de la Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires (…) »
Théâtre et coin de l’âtre
Si la métaphore de l’orchestre permet bien d’évoquer une conversation dans un salon, celle du théâtre, qui pourrait paraître plus intuitive, est au contraire inadaptée, alors qu’il existe naturellement des échanges entre ces deux formes littéraires.
- Le ton de la conversation n’est pas celui du théâtre
Au coin de votre âtre
Vous faites un récit en société ; vos entrailles s’émeuvent, votre voix s’entrecoupe, vous pleurez. (…) Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez, vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet (…) Croyez-vous que les scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare, puissent se débiter avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre ? Pas plus que l’histoire du coin de votre âtre avec l’emphase et l’ouverture de bouche du théâtre.
Diderot, Paradoxe sur le comédien. L’art de narrer vivement et brièvement pour un public peu nombreux et intime d’un salon joue un rôle majeur dans la conversation mondaine. Il suppose simplicité et rapidité, privilégiant le style coupé. Il s’oppose à la véhémence orale de l’orateur ou de l’acteur. Diderot souligne ainsi que l’expression, le ton, ne peuvent être les mêmes dans une conversation et au théâtre : « portez au théâtre votre ton familier, votre expression simple, votre maintien domestique, votre geste naturel, et vous verrez combien vous serez pauvre et faible ; inversement, les acteurs feraient mauvaise figure au coin de l’âtre : « on se demanderait à l’oreille : Est-ce qu’il est en délire ? D’où vient ce Don Quichotte-là ? Où fait-on ces contes-là ! Quelle est la planète où l’on parle ainsi ? ».Et le chevalier de Méré confirme que le ton doit rester modéré « Il faut que les mouvements de l’ame soient moderez dans la Conversation ; et comme on fait bien d’en éloigner le plus qu’on peut tout ce qui la rend triste et sombre, il me semble aussi que le rire excessif y sied mal», au contraire de l’expression théâtrale.
- Causeur sensible mais courtisan comédien
Dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot évoque la nécessaire sensibilité du causeur, qui doit être acteur pour émouvoir une société au coin de l’âtre, en ne se révélant qu’à propos, imitant l’acteur au théâtre, qui pour émouvoir son public, ne doit pas ressentir ce qu’il veut exprimer. Par contre le courtisan, qui doit plaire à tout le monde et masquer ce qu’il ressent, peut être comparé à un comédien « dans le rôle d’un pantin merveilleux » Marc Fumaroli reprend et développe cette comparaison « l’ostentation du comédien et du courtisan, toute d’extérieur, de paraître, de façade, de logorrhée, de vanité, d’affectation et de cérémonie, est une caricature creuse, palliatif d’une insuffisance d’être». Dans ces conditions, la simulation comédienne et courtisane est vite démasquée « l’entrée sent le palais et le logement la cabane».
- La conversation, modèle pour le théâtre
Marivaux écrit pour son théâtre des dialogues utilisant un registre de langue familier, et s’inspire des conversations réelles, mais qui seront dites, sur la scène, avec « l’ouverture de bouche du théâtre ». Et le comédien, pour devenir l’acteur d’un rôle, doit imiter les expressions qu’il aura observées au coin de l’âtre. Malgré tout, « encore une fois, que ce soit un bien ou un mal, le comédien ne dit rien, ne fait rien dans la société précisément comme sur la scène ; c’est un autre monde».
Un art des Belles-lettres
« Je serai trop payé de ma course, si je puis jouir à mon aise de sa conversation. Nous autres pauvres chroniqueurs serions bien heureux d’attraper quelque chose de la délicatesse de ses pensées, du tour fin et noble de ses expressions, et d’écrire comme il parle (…) je n’ai vu encore personne s’expliquer avec tant d’esprit et de dignité. Un si beau naturel est la mortification de l’étude et d’une pénible réflexion »
— Abbé Vertot, Mme de Staal-Delaunay De l’esprit de conversation
Au centre de la littérature

– Non, mais que vous ne la prissiez pas..
La conversation classique doit être regardée comme une forme littéraire au sens que ce terme avait au XVIIe siècle, désignant l’ensemble des disciplines de l’esprit, au même titre que les formes écrites (roman, théâtre…), dont elle partage les critères grammaticaux et esthétiques, et avec lesquelles les échanges sont constants. Fontenelle n’acquiert réellement sa réputation dans les salons littéraires, où il sera un causeur très apprécié, qu’après la publication de ses Nouveaux dialogues des morts.
L’enseignement dans les collèges jésuites (qui ont accueilli Fontenelle, Voltaire, Corneille…) préparait à l’art du dialogue : la pédagogie accordait une grande importance à la concertation, en invitant les élèves à disputer entre eux et les maîtres proposaient de nombreux exercices sous forme de dialogues littéraires.
La conversation prend place dans les romans de façon naturelle, elle aurait également constitué la matrice de la poésie mondaine, infléchi l’art du dialogue au théâtre, et contribué au charme des correspondances (Madame de Sévigné ou des Mémoires (cardinal de Retz). La conversation donne le ton à tous les genres littéraires, qui adoptent ses valeurs de naturel et de négligence élégante : romans, essais, théâtre, critique littéraire s’inscrivent dans la culture d’une « conversation ininterrompue ». Ainsi, à la suite de la parution en 1678 de la Princesse de Clèves, un premier critique contemporain (Valincour) en publie une critique dialoguée ; un second critique (Charnes) publie à son tour une critique de la première critique, également sous forme dialoguée et l’un des protagonistes se réjouit d’en faire profiter ses amis… au cours de conversations à venir. La conversation s’intègre ainsi à la littérature, en prenant en compte l’attitude mondaine des auteurs.
Échanges entre les formes écrites et orales
Delphine Denis souligne que le dialogue littéraire est une réécriture, un remodelage du dialogue réel. Mais à leur tour, les conversations littéraires deviennent un modèle pour la pratique réelle : « Elles élaborent leur propre système de signification, elles proposent, chacune pour son compte, une poétique de leur pratique », et « on ne saurait devenir habile ni agréable si l’on n’aime la lecture ».
Marc Fumaroli résume l’interaction entre les deux formes de conversations, réelle et littéraire : « [les œuvres littéraires] sont autant d’interventions écrites dans cette vaste délibération orale qui les a fait naître et qui, à son tour, va les évaluer, les commenter, les critiquer, les faire rebondir ».
Le chevalier de Méré, qui qualifie de Conversations des discours développant ses thèses sur ce sujet, tire les conséquences de cette interaction entre les formes parlées et écrites de la conversation : « Il est bon, lorsqu’on écrit, de s’imaginer en quelque sorte qu’on parle, pour ne rien mettre qui ne soit naturel et qu’on ne pût dire dans le monde ; et de même quand on parle, de se persuader qu’on écrit, pour ne rien dire qui ne soit noble et qui n’ait un peu de justesse ».
Diderot, dans l’Encyclopédie, attire cependant l’attention sur les risques qu’il y aurait à utiliser le même ton pour les conversations et l’écriture des romans. En effet, il recherche les conversations familières, avec des amis dans plutôt que les salons ou à la Cour, alors que les lecteurs des romans ne constituent pas un public a priori amical : « On ne sauroit être trop sur ses gardes quand on parle au public, & trop à son aise avec ceux qu’on fréquente ».

Ceux qui savent que cela a commencé par une conversation qui m’a donné lieu d’imaginer cette carte en un instant, ne trouveront pas cette galanterie chimérique ni extravagante…
La connivence entre la conversation et la littérature, dans le cadre des salons, a été à l’origine de la mode de la cartographie littéraire des sentiments : une conversation entre Pellisson inspire à Madame de Scudéry la Carte de Tendre ; cette carte a un tel succès dans les salons (« elle servit de sujet (…) à des conversations si divertissantes (…) que l’on ne voyait alors personne à qui l’on ne demandât s’il voulait aller à Tendre. En effet cela fournit durant quelque temps d’un si agréable sujet de s’entretenir qu’il n’y eut jamais rien de plus divertissant ») que d’autres écrivains (Sorel, Tristan l’Hermite…) produisent à leur tour la cartes des Prétieuses, de la Coquetterie, de l’Amour, qui alimentent à nouveau la conversation des salons. La carte allégorique, comme le Pays de Tendre est un dispositif qui brouille la différence entre le texte et les échanges d’une conversation orale.
L’ensemble de l’esthétique littéraire est influencée par les règles de la conversation mondaine : affectation de naturel, recherche de la simplicité élégante, principe de plaisir. Selon Marc Fumaroli, « le plaisir de l’écoute, dans une société de gourmets de la parole, prime pour eux sur le plaisir du texte. Le texte littéraire français, pour durer, doit emprunter l’apparente facilité orale, le bonheur de la parole vive adressée à quelqu’un, et que le lecteur entend comme s’il était convié à un intense entretien oral». Et Diderot lui-même aurait été influencé, dans sa correspondance surtout, mais aussi dans ses dialogues, par le style de la conversation : connivence, liberté, discontinuité, réciprocité, etc.
L’esprit des Belles-lettres
Parmi l’ensemble des disciplines de l’esprit que recouvre le terme littérature avant que Madame de Staël lui donne son sens moderne, l’art de la conversation, privilégiant l’esthétique plutôt que la rhétorique, s’inscrit dans les Belles-lettres qui allient l’utile et l’agréable, l’instruction et le plaisir. Au début du XVIIe siècle, conversation et littérature française sont ainsi devenues indissociables, et la conversation mondaine est un genre à la fois oral et écrit, associés dans l’évolution linguistique et littéraire. Les portraits et les caractères, les maximes et les pensées participent de l’une et de l’autre, et vont de l’une à l’autre alternativement, les mémoires et les lettres, à plus forte raison, pourraient être considérées tour à tour comme une littérature parlée ou comme une conversation écrite.
La conversation, pour éviter l’ennui, s’interdisant la conversation savante et l’approfondissement des idées, doit être variée dans le ton, dans les sujets, mais aussi dans les formes : fleurettes, rondeaux, bouts-rimés, triolets, bons mots et contes agréables se succèdent en affectant le naturel spontané. Dans cette même recherche esthétisante des Belles-lettres, la poésie elle aussi adopte les apparences de la conversation mondaine (spontanéité, naturel, négligence…) par l’alliance de différents genres écrits et composés (poésie, musique, roman…) associés dans une même œuvre, comme dans les comédies-ballets de Molière, ou encore les contes de La Fontaine et la correspondance de Saint-Évremond qui associent prose et vers. À la cour du château de Sceaux, les conversations mondaines se mêlent à la poésie de Vincent Voiture, au théâtre de Madame de Staal.
La culture mondaine qui s’élabore dans les Salons entre 1620 et 1650 se méfie de la science et des savoirs traditionnels, le plaisir prend le pas sur l’érudition savante, préfigurant le classicisme littéraire. L’esprit de la conversation mondaine condamne cependant l’art de la mémoire pédante (celle des florilèges et lieux communs), préfère l’invention plutôt que l’imitation, et substitue la surprise à la reconnaissance, sous la forme du concetto et dans la recherche du sublime.
Les formes littéraires de la conversation
- Les romans

La Fontaine met en scène une conversation entre les quatre amis des Amours de Psyché, comme une « dispute » autour de la question : vaut-il mieux rire que pleurer ? « Quand il n’y aurait que le plaisir de contredire, vous le trouverez assez grand pour nous engager en une très longue et très opiniâtre dispute ».Madeleine de Scudéry écrit de nombreuses conversations portant généralement sur des thèmes galants dans le Grand Cyruset Clélie, reprenant les critères de politesse et d’honnêteté de la conversation mondaine. Ses Conversations morales sont un recueil de conversations portant sur divers thèmes, mettant en scène les codes de cet art.
- Les conversations philosophiques ou savantes
Si les conversations littéraires adoptent le même ton léger et badin que les conversations orales, elles peuvent néanmoins aborder des sujets savants ou philosophiques, qui ne seraient pas toujours acceptés dans les salons. Fontenelle utilise en 1686 la forme d’une conversation pour rédiger ses Entretiens sur la pluralité des mondes sur la cosmologie et l’astronomie, afin de bénéficier de la « liberté naturelle de la conversation » : la pédagogie savante, sur le mode du badinage, y est agrémentée de paroles galantes. Les premières Provinciales de Pascal sont écrites sous la forme de conversations théologiques.
- Les dialogues
Ils peuvent être eux aussi philosophiques, mais alors sous une forme beaucoup plus brève (quelques pages) que les conversations, ou galants.
- Dialogues des morts : faisant converser deux personnages anciens, c’est un exercice de style à la mode, et Fontenelle (Nouveaux dialogues des morts) puis Fénelon (Dialogues des morts), en ont publié, Boileau avait également songé à en écrire.
On y retrouve les mêmes caractères que dans les conversations orales : « simplicité fine et enjouement naïf ».
- Philosophiques : Fénelon a publié des Dialogues sur le silence, Boileau a écrit des Dialogues des Héros de Romans (jamais édités).
- Galants (au sens de libertins) : Crébillon fils met en scène, par exemple dans la Nuit et le Moment et le Hasard du coin du feu, des dialogues de « libéralisme amoureux » entre aristocrates, caractérisés par la gaieté, la politesse, le goût et la finesse. Dans ces dialogues, le mot conversation peut désigner aussi bien l’entretien lui-même que l’acte amoureux (voir § Le libertinage amoureux encadré Aphasie provisoire des amants).
- La critique d’art
Les Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves de Valincour et de Charnes se présentent chacune sous forme d’un dialogue. Diderot a rédigé ses Salons sur le ton de la causerie amicale ; il a ainsi créé le genre de la critique d’art et Jean Seznec les décrit ainsi : « Les Salons tout entier sont des conversations. Il les a parlés avant de les écrire ; il continue, en écrivant, de parler. L’écho de la discussion vibre encore ; les interlocuteurs sont partis, mais Diderot réplique, argumente, interpelle toujours, comme si Grimm était toujours là, ou l’abbé Galiani, ou le prince Galitzin. Le frémissement, l’accent, les inflexions de la parole vivante (…). »
- Le théâtre
Dans ses premières comédies, Pierre Corneille met en scène des dialogues dont la vivacité ironique, joueuse ou grave, reste urbaine, et représentent une conversation civile, qui s’inscrit dans les règles de la civilité entre hommes, et de la galanterie entre hommes et femmes. Marivaux emprunte le ton de la conversation des Salons dans ses dialogues : « (Arlequin) Mais parlons d’autres choses, ma belle demoiselle ; qu’est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards ? (Cléanthis) Eh! mais, la belle conversation. » et défend le « style vrai » au théâtre.
- La correspondance
Une lettre est une conversation par écrit et Marc Fumaroli estime que, pendant la période classique, « la correspondance, pour les gens d’esprit, c’est la conversation continuée par d’autres moyens, mais sur le même ton est dans le même style». Diderot l’exprime clairement dans une lettre à une amie, la correspondance est un substitut à la présence de l’autre, poursuivant une conversation : « je parle, comme vous le voyez, comme si j’étois réellement près de vous, juste come j’avois l’habitude de le faire, tandis que vous vous teniez debout, le coude appuyé sur le chambranle de la cheminée, et examinant ma physionomie pour découvrir si j’étois sincère. »Dans des genres différents, en 1656, les Lettres I et II des Provinciales de Pascal sont une correspondance sur le ton de la conversation ; et la correspondance familière, telle celle de Madame de Sévigné, adopte l’aisance, la fluidité et la familiarité des conversations.
- La poésie
La conversation peut également inclure la poésie, sous forme de poésie fugitive, pièces virtuoses, bouts-rimés, portant sur l’actualité ou les circonstances de la conversation. Ces pièces, souvent improvisées, peuvent ensuite être réunies en guirlande et publiées.
Art inimitable d’une époque révolue
« Cet idéal d’une conversation sachant conjuguer légèreté et profondeur, élégance et plaisir, recherche de la vérité et respect de l’opinion d’autrui n’a pas cessé de nous séduire ; et plus la réalité nous en éloigne, plus nous en sentons le manque. Il n’est plus l’idéal de toute une société, il est devenu un lieu de mémoire et aucun rite propitiatoire ne saurait le ramener parmi nous dans un contexte inapte à l’accueillir ; il mène désormais une existence clandestine, apanage d’un petit nombre. Mais qui sait ? Il se peut que quelque jour il renaisse pour notre plus grand bonheur. »
— Benedetta Craveri, L’âge de la Conversation
Art définitivement mort

Dès le début du XIXe siècle, Madame de Staël soulignait que l’art de la conversation « réunit toutes les qualités imaginables mais n’a qu’un défaut, c’est qu’il est mort», et ce diagnostic est confirmé par Chateaubriand qui traduit dans une image sa disparition définitive : « La civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même ; le vase qui la contient n’a pas versé la liqueur dans un autre vase ; c’est le vase qui s’est brisé».
Marc Fumaroli propose en synthèse une vision historique (et occidentale) de cet art et de sa disparition :
« La conversation de la bonne compagnie dans la France d’Ancien Régime, est, dans le temps historique, une échappée aussi miraculeuse que celle de l’Athènes classique (…) Cette légende est celle d’artistes du loisir, de très grands artistes, dont les chefs-d’œuvre éphémères, la conversation spirituelle, ont disparu avec eux, ne laissant que des épaves, plus résistantes, elles-mêmes chefs-d’œuvre : mobiliers et tableaux (voir § Voir aussi), dessins et partitions, correspondances et mémoires mais dont la magie est faite pour beaucoup de la forme en creux qu’ils portent jusqu’à nous d’un gazouillis de paroles heureuses à jamais envolées. »
Bientôt la sombre et triste liberté
Vint tout détruire en parlant d’espérance.
Plus de plaisir, de paix ni de gaîté;
L’esprit surtout gênait l’égalité;
Il fut suspect : en cercles politiques
On transforma nos salons attristés.
Comme Madame de Staël, Philippine de Sivry, dite Madame de Vannoz, est nostalgique d’une pratique en passe de disparaître dans un monde en évolution après les bouleversements de l’époque, et s’attarde, dans une épître, sur l’heureux temps du siècle de Louis XIV « brillant et frivole » où régnaient « les carrousels et la galanterie », regrettant les soupers et les salons « cercles joyeux (…) d’un lustre brillant (…) Lorsque l’esprit quittait en liberté // Les soins du jour et l’ennui des affaires ».
De nos jours, au XXIe siècle, cet art n’est plus compatible avec le rythme de vie et les mentalités actuelles. Louis van Delft souligne ce changement d’environnement : « l’accélération du tempo de la vie, l’ubiquité, la communication électronique, les quick books, le speed-dating et le zapping institué en règle de vie » sont incompatibles avec la « civilisation de la conversation » disparue, « fleuron de la culture classique ».
Les salons poétiques ou vers un nouvel art de la conversation au XXIe siècle
Pour ceux qui auront lu cet article très fouillé et montrant la richesse inouïe qu’a pu représenter cet art de la conversation, ils se diront qu’en effet, les temps actuels ne se prêtent plus du tout à cette pratique. Sans doute, pour que les choses puissent s’épanouir, elles ont besoin d’un contexte, et celui de notre civilisation post- littéraire envahie par les écrans et les algorithmes des réseaux sociaux – qui détruisent en profondeur le langage et ainsi la communication – s’oppose ainsi en tout point à la « civilisation de la conversation » disparue, « fleuron de la culture classique ».
Mais, tout ce qui meurt n’est-il pas appelé à renaître?
Certes nous voyons ici que pour qu’une conversation intéressante puisse naître il faut que ce soient des esprits cultivés qui s’en emparent, donc des personnes qui ont beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et de ce fait ont quelque chose à dire. On notera cependant, comme dit dans cet article, que ce n’est pas toujours vrai et que de grands écrivains avaient une « conversation pitoyable ». Il n’en demeure pas moins que toute discussion nécessite un matériau à développer, et si, par nature, elle s’écarte ou s’oppose à l’écrit, elle le trouvera cependant dans l’écriture.
La question qui se pose est de savoir comment faire pour que l’art de la conversation puisse à nouveau voir le jour, et par là être un outil puissant de rétablissement de la communication, c’est-à-dire des relations humaines, toujours plus menacées?
En y allant doucement pourrait-on dire, comme lors qu’il ‘agit de traiter un malade.
Ma courte expérience en ce domaine au sein des salons poétiques montre qu’il faut bien distinguer, comme nous le dit Mallarmé, entre les salons à bavarder et les salons à dire. Et dans un monde où la culture personnelle – ce qu’on appelle aussi culture générale – fait de plus en plus défaut, le bavardage s’impose très rapidement. Pour ne pas perdre son temps il convient donc toujours de s’orienter vers « un salon à dire quelque chose d’intéressant », et qui puisse aussi nous permettre de découvrir et d’apprendre. Pour cela il faut donc proposer un propos réfléchi et étayé (donc écrit) et introduire des pauses afin de laisser la discussion s’imposer autour des idées fortes du texte. Ce qu’on peut appeler « les mots-clefs ouvreurs de conversations ». Puis un maître de conversation (l’animateur) veillera à recentrer les propos, ou à les limiter dans le temps pour éviter que cela parte dans tous les sens ou deviennent sources de conflits. Cependant, si le sujet choisi demande une démonstration plus importante, il faudra laisser à l’orateur toute la liberté de le mener à bon port, sans être cassé par des interventions qui, n’ayant pas connaissance de la totalité du propos, pourront être facilement hors sujet, et ouvrir la discussion uniquement à la fin. Nous sommes ici dans le principe de la petite conférence à l’issue de laquelle chacun est invité à poser des questions ou à faire son commentaire qui pourra lui-même nourrir une conversation.
Mais, comme nous le voyons dans cet article, de nombreuses autres approches sont susceptibles d’être utilisées et celles-ci pourront ainsi faire l’objet de « salons de conversation à part entière ».
Les personnes intéressées pour participer à cette entreprise de restauration des salons de conversation sont invitées à me contacter.
