Le 89, rue de Rome : à l’enseigne du secret

« Au fond, ma porte est ouverte, mais croyez que je sais faire les différences. « 

MALLARMÉ 

  1. Le 89, rue de Rome : à l’enseigne du secret. Une mise à profit moderne d’un mode de communication à caractère initiatique
  2. Du cénacle au « livre » : hôte fantôme et auteur fantasmatique
  3. Du cénacle au poème : adresse mythique et poétique de l’adresse
  4. Source et notes
  5. Voir aussi

Le 89, rue de Rome : à l’enseigne du secret. Une mise à profit moderne d’un mode de communication à caractère initiatique

Patrick Thériault

Source de l’article : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2012-4-page-69.htm?fbclid=IwAR0uYVXEt9-R04b2D01UCG7DQPMqGKaYUjnLcfRBGuJKAuzJtqqdOWTBnc0

Par là même où ils s’entourent de mystère, les Mardis de Mallarmé sont emblématiques de la réaction symboliste au paradigme dominant de la communication, et incidemment au mode de discours démocratique que soutient et suppose le développement considérable de l’enseignement et de la presse à grand tirage sous la Troisième République : il n’est pas exagéré de rapprocher certaines modalités de la communication propre à cette formation cénaculaire à celles d’une secte. Dans leurs rapports tant internes qu’externes, les Mardis semblent en effet obéir à un modèle communicationnel de type non seulement religieux, mais initiatique, où trouve à se satisfaire l’ethos « mystérique » de leur prestigieux animateur en même temps que s’étanche la « soif de transcendance  » de leurs jeunes participants, en particulier ceux qui, à partir du début des années 1890, en composeront la « deuxième vague  ». Autour de la présence charismatique de l’hôte et à la faveur d’une ritualité mondaine relativement bien définie, ils tissent les liens d’une formation intellectuelle et peut-être surtout d’une communauté émotionnelle jalousement électives, qui, longtemps après la mort du poète, conserveront d’ailleurs encore leur dimension initiatique – sous l’effet d’un travail plus ou moins concerté de mythification historiographique auquel participeront la plupart des anciens invités de Mallarmé en se gardant, comme s’ils étaient tenus par une « loi du silence » de témoigner trop ouvertement de leur expérience au 89, rue de Rome.

Mais on se tromperait si on se contentait de qualifier ce type de communication d’ésotérique : car si leur imaginaire procède bien du regain d’intérêt fin-de-siècle pour les doctrines ésotériques et si leur organisation effective approche bel et bien la religion de l’art rêvée par l’époque, les Mardis s’avèrent également et paradoxalement exemplaires de tout ce qui, dans le symbolisme même, s’ouvre à l’espace moderne de la communication publicitaire et à sa rumeur grouillante de possibilités sur le plan institutionnel. Tout autant qu’un groupe littéraire replié sur lui-même et séparé de l’extériorité sociale par une coupure symbolique apparemment profonde, les Mardis de Mallarmé décrivent un dispositif culturel en phase avec la réalité institutionnelle du champ littéraire contemporain et, qui plus est, singulièrement bien adapté aux luttes mouvementées pour la distinction dont il est le lieu. De même, tout autant qu’une certaine réponse, sous la forme d’une communauté d’appartenance et d’identification, à la « crise des valeurs symbolistes , ils offrent à son animateur et à ses participants des ressources d’autopromotion et de positionnement stratégiquement avantageuses à l’heure où s’affirme l’ »institutionnalisation de l’anomie   » dans le milieu artistique.

S’il est vrai, donc, que les Mardis se révèlent participer de l’agitation institutionnelle des « cymbalistes », selon l’expression de Verlaine , ils ne servent toutefois pas de chambre de résonance à un tintamarre de réclame. En réalité, l’intérêt qu’ils présentent sur le plan critique – une fois mis de côté les lieux communs de la réminiscence nostalgique et idéalisante auxquels l’histoire littéraire les a longtemps réduits – est bien d’articuler une stratégie communicationnelle fondée, non sur la multiplication et l’amplification, mais sur la raréfaction méticuleusement contrôlée de l’information : en d’autres mots, c’est d’abord en cultivant un certain secret, c’est-à-dire en jouant sur les ressorts tout à la fois individuels et sociaux, transférentiels et institutionnels, d’un certain désir de savoir, que les Mardis tirent leur force communicationnelle et publicitaire et s’imposent en dernière instance, à la lumière de l’analyse historique et sociologique, comme un dispositif de production de valeur symbolique particulièrement efficace.

Ainsi, jusque dans la mythologie qu’ils ont suscitée, on a des raisons de croire que les Mardis portent la signature non seulement d’un artiste du verbe prodigieusement doué pour la performance mondaine, mais aussi d’un organisateur, pour ne pas dire un « opérateur », assez avisé de la logique sociale du jeu littéraire pour savoir apprécier et exploiter, à leur plein rendement, les possibilités de profit symbolique offertes par l’investissement dans la formation cénaculaire. En quoi les Mardis semblent eux aussi refléter les traits les plus exemplaires de l’ingéniosité symbolique de Mallarmé – cette « ingéniosité » en laquelle les spécialistes tendent de plus en plus, aujourd’hui, à situer la source de son « génie ».

Plus encore, le mode paradoxal de communication qu’ils impliquent s’avère cohérent et congruent avec celui à l’œuvre – et faisant œuvre – dans d’autres constructions symboliques de Mallarmé, se déployant aussi bien au niveau du texte qu’au niveau de la scène littéraire. C’est ce que je me propose ici de démontrer : pour ce faire, je préciserai le fonctionnement communicationnel des Mardis de la dernière période en les mettant en parallèle avec deux autres dispositifs mallarméens : d’abord, le projet irréalisé et inlassablement évoqué du « Livre » ; ensuite, les poèmes réputés obscurs. Il s’agira par là de reconnaître comment les Mardis procèdent d’une stratégie générale de « retrait à caractère participatif » destinée à produire des bénéfices d’ordre doublement institutionnel et existentiel au poète et à ses disciples ; et comment, par cette stratégie qui semble avoir présidé à son investissement global dans le jeu littéraire, le poète donne à penser un mode de communication moderne agissant paradoxalement sous le motif ancien d’un certain secret à caractère initiatique.

Du cénacle au « livre » : hôte fantôme et auteur fantasmatique

C’est en 1884 que le cénacle mallarméen prend véritablement son élan. Jusqu’en 1890, à l’occasion de ce qui représente les Mardis de la « première époque [ », le poète prend l’habitude de recevoir, outre ses amis de longue date, une communauté d’écrivains ayant vingt ans de moins que lui : les Édouard Dujardin, Léo d’Orfer, Charles Morice, René Guil, Adolphe Retté, Stuart Merrill, Henri de Régnier, Rodolphe Darzens, Francis Viélé-Griffin et André Fontainas. Au 89 rue de Rome, en ce lieu qui deviendra une enclave mythique – et qui restera pendant toutes ces années, matériellement parlant, un salon/salle à manger sans grand éclat, assez classiquement petit-bourgeois, pouvant accueillir tout au plus une douzaine de personnes –, il semble qu’on ait préféré s’entretenir des questions du jour et partager des anecdotes amusantes sur des amis disparus ou absents plutôt que tenir des discussions purement littéraires. Mais l’arrivée de la deuxième vague de Mardistes, à partir de 1890-1891, vient quelque peu modifier le registre et la dynamique de ces échanges cordialement spirituels. À l’évidence, les nouveaux venus – des écrivains issus de la plus jeune génération : Pierre Louÿs, André Gide, Camille Mauclair, Paul Valéry et Paul Claudel – voient d’abord en Mallarmé un maître, si ce n’est un « Maître absolu». Et leur attitude à son égard porte la marque d’une profonde déférence, jusqu’à confiner, dans certains cas, à une forme de culte peu propice au débat et à la conversation.

Certains témoignages biographiques trahissent ce qui, dans l’engouement de ces disciples de la seconde génération, a pu représenter un intérêt symbolique non négligeable : à savoir la capacité qu’ils attribuaient aux Mardis – en vertu d’un consensus plus ou moins tacite – d’exclure les uns au profit de l’élection et de la singularisation des autres. Il semble d’autant plus pertinent de qualifier cette capacité d’exclusion et d’élection d’initiatique qu’elle révèle, en faisant comme la redoubler et l’exacerber, la logique institutionnelle de la distinction comme logique d’une lutte dont l’enjeu premier et fondamental pour l’agent est son passage au-delà de la « barrière invisible» qu’impose le champ littéraire au tout-venant ou, en d’autres mots, tout aussi évocateurs, son entrée dans le « cercle enchanté de la légitimité  », cercle que dessine en l’occurrence le champ restreint de l’avant-garde symboliste. Si elle ne reflétait qu’un fantasme né du désir de certains jeunes artistes de se placer sous une autorité légitimante, comme on l’admet habituellement, cette dimension initiatique resterait indépendante de la volonté de Mallarmé, donc extérieure à l’étude de son œuvre et de sa posture d’écrivain. Or, ce n’est pas le cas, et c’est là le plus intéressant : plusieurs signes montrent en effet que le poète lui-même a non seulement attisé, mais suscité le zèle religieux de ses disciples. Ces signes ne relèvent pas d’abord de la psychologie du poète, mais de la stratégie institutionnelle sur laquelle il apparaît avoir réglé sa trajectoire dans le champ des lettres. Pascal Durand a très bien vu le ressort paradoxal de cette stratégie, qui la décrit comme un « repli ostentatoire » : son analyse rend sensible au fait que, tout au long de sa carrière – et en particulier durant son « ère de publicité », qui commence autour de 1885 –, Mallarmé s’est appliqué à faire de ses interventions et de ses prises de position dans le monde des « vivants » (I, 789), selon son expression, autant d’occasions pour signifier son absence ou son abstention de ce même monde… Visiblement, le poète a eu très tôt conscience des bénéfices symboliques qu’était susceptible de lui assurer une revendication à l’isolement qui le plaçait, dans l’imaginaire de ses contemporains, tout à la fois en décalage et à l’abri des préoccupations intramondaines (donc dans l’élément fantasmatique de l’« art pur ») et dans la posture d’un objet désirable, car mystérieux. C’est précisément depuis cette posture que le « Sphinx des Batignolles » n’a cessé de faire question, de se poser et de se proposer à l’attention publique comme une question. Et c’est en procédant ainsi – en se glissant à la place du « sujet supposé savoir », comme dirait Lacan – qu’il paraît avoir réussi à bander les ressorts et à faire jouer, au plus grand bénéfice de la réception de ses écrits et du rayonnement de son nom et renom de poète, les forces d’une dynamique transférentielle particulièrement efficace.

Envisager les Mardis dans le cadre général d’une telle stratégie institutionnelle permet de mettre en évidence la fonction qui semble leur avoir incombé, sinon en premier lieu, du moins de manière fondamentale : celle d’introduire un manque ou, pour emprunter un mot très évocateur au vocabulaire mallarméen, celle d’opérer un « retranchement » (II, 23 ) dans la vie publique du poète.

Le plus fascinant, à ce titre, est sans doute de remarquer comment le poète semble avoir été conduit à modeler et destiner une formation sociologique comme les Mardis à la façon et à des fins semblables à celles d’un morceau des Poésies : c’est-à-dire comme un dispositif propre à susciter le désir, comme une machine ou une machination conçue paradoxalement pour faire sens en faisant secret, en faisant pli ou « repli ». Il est frappant en effet de constater comment le jeu mallarméen avec le symbole, qu’il s’articule dans l’espace de la page ou dans celui de l’histoire littéraire, semble fondamentalement décrire un seul et même geste : geste de prestidigitateur qui consiste à prélever et préserver un élément de la surface du texte ou de la continuité du réel pour en faire, illusoirement ou non, l’index de quelque chose de précieux – ce « trésor » qui, dans les termes mêmes du poète, « attire le soupçon » par une sorte de « miroitement, en dessous » (II, 229 )

À preuve, au-delà du poème, au niveau de l’histoire littéraire où s’inscrivent plus précisément les Mardis, on remarque que ce geste symbolique semble avoir aussi déterminé l’existence – presque nulle matériellement, mais combien efficace et décisive sur les plans imaginaire et institutionnel – du fameux « Livre » mallarméen. En effet, ce que le poète évoquait sous le titre du « jeu littéraire par excellence » (I, 788) dans sa lettre autobiographique à Verlaine, ce qu’il s’efforçait d’y décrire en des termes tout à la fois elliptiques et hyperboliques, comme s’il s’agissait d’abord, là aussi, de faire scintiller l’objet de son propos « avec l’éclat captivant d’un secret qui se montre et ne se livre pas » (II, 539), semble avoir obéi à une stratégie de mise à profit de l’absence, en parfaite continuité et congruité avec ses dispositions symboliques les plus fondamentales. Pendant plus de trente ans, comme le montre sa correspondance (qui, à cet égard et à bien d’autres, et jusque dans ses séquences apparemment les plus intimes et tourmentées, se révèle infléchie par un souci d’autopromotion, le poète n’a eu de cesse d’annoncer à ses pairs et amis ce qu’il concevait ou feignait de concevoir comme l’incarnation historique de tous les livres, l’Œuvre totale et définitive. Il s’y appliqua si bien, en fait, qu’avant même son arrivée à Paris, alors qu’il n’avait aucune publication véritablement significative à son actif, Mallarmé se sera recommandé à l’attention du public littéraire comme l’auteur (virtuel) du « Livre ». En dépit ou plutôt en raison même de sa matière et de ses contours imprécis, son évanescent « Livre » aura rapidement atteint le statut d’« objet obsessionnel de discussion  » et l’aura auréolé d’une gloire à la luminosité toute particulière, à la fois tamisée et pourtant prégnante.

Dans la mesure où il semble ainsi avoir servi d’« instrument d’hypnotisation collective », le projet du « Livre » offre une base comparative particulièrement intéressante par rapport à laquelle on peut confirmer et spécifier le mécanisme des Mardis en tant que dispositif mallarméen de production de valeur symbolique inspiré par un modèle communicationnel à motif de secret. On gagne d’autant plus à tracer le parallèle entre ces deux phénomènes culturels que la période où intervient le plus décisivement le motif du « Livre », à savoir celle du milieu des années 1880, au cours de laquelle se gravent les traits légendaires de la persona sociale de Mallarmé, correspond aussi à la période où les Mardis commencent à se constituer en cénacle, ce qui accuse un peu plus leur vocation institutionnelle. Si c’est à cette époque que le poète élargit l’orbe de sa notoriété – grâce surtout à la publication en revue des Poètes maudits (1884) où Verlaine le fait figurer à côté de Corbière et de Rimbaud et aux pages flatteuses que Huysmans vient de lui consacrer dans À rebours (1884) –, l’emploi à quelque degré mystifiant qu’il fait alors du motif du « Livre », notamment en le présentant comme l’« explication orphique de la terre » (I, 788) dans la lettre autobiographique, suggère que c’est aussi à cette époque qu’il essaie le plus de se dérober au regard du public ou, pour être plus exact, de se donner une « invisibilité supérieure », selon l’heureuse formule de Bertrand Marchand :

[…] au moment où le public accède enfin à son œuvre, où celle-ci se rend visible, sinon lisible, Mallarmé, dans un geste à la Frenhofer, choisit de déplacer le regard en désignant, derrière cette visibilité toute neuve, l’invisibilité d’un chef-d’œuvre inconnu : « J’ai toujours rêvé et tenté autre chose… ». Au moment où le poète sort à peine de son invisibilité, il se donne en somme une invisibilité supérieure.

L’exemple du « Livre » induit à penser que les Mardis, s’ils ont pu servir de laboratoire à la « manière de religion [qui] eût pu naître » à l’époque, ont eux aussi été mobilisés aux fins d’une semblable stratégie de diversion. De même, il suggère que leur importance ne résidait pas moins dans l’intériorité présumée de l’expérience esthétique et interpersonnelle à laquelle on les associe habituellement que dans l’extériorité du « mur » symbolique qu’ils servaient ainsi à construire et à maintenir aux fins du « retranchement » stratégique de l’artiste. D’un dispositif à l’autre, un même « geste à la Frenhofer » semble en effet avoir donné le branle et présidé à cette stratégie par laquelle Mallarmé – qui se profile d’autant plus nettement, sous cet angle, comme un « homo totus ambiguus[» – aura pu se réserver, c’est-à-dire se raréfier et se bonifier sur le plan symbolique.

Du cénacle au poème : adresse mythique et poétique de l’adresse

Pointer le jeu « sectaire » que décrivent les Mardis, mettre en relief la manière dont leur logique « initiatique » suit, amplifie et reproduit comme en abîme la logique de la distinction à l’œuvre dans le champ littéraire, n’équivaut pas à récuser l’efficace existentielle qu’ils ont pu recouvrir, comme toute formation sectaire et processus initiatique, chez leur animateur et leurs participants. En fait, ce n’est pas le moindre intérêt que ce jeu social présente sur le plan critique que de réfléchir et donner à réfléchir certaines modalités essentielles du rapport général de Mallarmé au jeu institutionnel de la littérature : or, comme en témoignent les travaux que cette problématique a récemment suscités autour de la notion bourdieusienne d’illusio, il ressort que chez le poète l’investissement subjectif dans le jeu littéraire implique tout à la fois l’adhésion au nomos des lettres normalement attendue de tout acteur littéraire, en somme la croyance au credo sacralisant de la Littérature, et une certaine conscience du caractère factice et fictionnel, ou humain trop humain, de ce discours idéalisant – machination institutionnelle que Mallarmé énonce et dénonce d’ailleurs lui-même en la rapportant structurellement au « mécanisme littéraire » (II, 67). Autrement dit, la participation au jeu littéraire ne semble pas exclure chez lui un certain regard lucide sur la logique de ce même jeu en tant que jeu institutionnel ; elle semble même bien s’en accommoder et conditionner un rapport subjectif au jeu prenant la forme d’une « adhésion réflexive » et échappant, comme tel, à l’accusation de cynisme. Au demeurant, c’est bien aussi ce que suggère – entre autres avantages critiques qu’elle présente – la référence au modèle initiatique : même au cœur des rites d’initiation les mieux et les plus fortement institués, en effet, il appert que la conscience du sujet initié ne soit jamais tout à fait pure d’une interrogation quant au sérieux de l’opération.

Pour le poète des années 1880, l’effet du jeu littéraire dont il convient de souligner la dimension existentielle peut plus précisément être conçu, avec Pierre Bourdieu, comme un « effet de caste », à savoir comme « l’assurance, au moins subjective, d’une supériorité d’essence par rapport à tous les autres écrivains, le dernier des poètes (symbolistes notamment) se percevant comme supérieur au premier des romanciers (naturalistes)  ». Voilà ce que la logique initiatique des Mardis semble avoir eu pour vocation expresse de renforcer, en offrant le lieu, sinon d’un passage et d’une intégration à l’ordre d’une Loi dûment constituée, du moins d’un processus d’intégration, de subjectivation ou d’« individuation littéraire» produisant chez celui qui y est engagé des transformations sensibles, en encourageant par exemple l’assimilation d’un habitus lettré caractéristiquement élitiste et en approfondissant l’incorporation du credo sacralisant de l’Art. Intégration, subjectivation, individuation : ce sont là des effets d’ordre existentiel qui semblent aussi bien avoir caractérisé la réception historique de certains poèmes de Mallarmé et qui permettent analogiquement d’entrevoir, dans le cadre et au-delà du jeu social des Mardis, la puissante détermination pragmatique qui paraît commander de manière générale l’emploi mallarméen du symbole. De fait, l’isomorphie qu’on a évoqué entre le fonctionnement sémiotique du poème mallarméen et celui des Mardis (ce sont deux constructions symboliques laissant à désirer) se prolonge et se distingue encore plus nettement sur le plan pragmatique, où ces dispositifs symboliques apparaissent tous deux produire, et semblent constitutivement destinés à produire, le même type d’effets. C’est sur ce plan pragmatique que le poème mallarméen, en mettant à profit la dimension intersubjective ou la fonction symbolique du langage s’avère lui aussi procéder d’un modèle initiatique de communication très prégnant sur le plan existentiel et structuralement très proche, comme j’en ferai l’hypothèse, de celui qui est impliqué dans la formation sociale des Mardis.

S’il est vrai que les poèmes mallarméens – en particulier ceux qu’on qualifie traditionnellement de « philosophiques », comme le sonnet en « -yx », Hérodiade ou le Triptyque – se caractérisent par leur obscurité et leur intransitivité, il peut d’abord sembler paradoxal d’insister sur leur dimension symbolique, voire aberrant d’inviter à reconnaître en eux les ressorts formels d’un acte de communication singulièrement « agissant » chez leurs destinataires. Pourtant, il n’y a pas lieu de se récrier : quoi qu’on soutienne habituellement, ces poèmes ne sont pas repliés sur eux-mêmes et n’obéissent pas à un mode de discursivité en quelque sorte autiste. De même, le style impersonnel que Mallarmé y promeut n’est pas une négation de l’intersubjectivité. Du moins s’il y prétend en principe, il ne l’est pas en pratique. Une chose est de considérer ce que le poète dit, énonce (par exemple que le Livre « ne réclame approche de lecteur », qu’« il a lieu tout seul » [II, 217]), et une autre d’enregistrer ce que son dire produit en termes d’effets, au plan de l’énonciation où agit la fonction symbolique. En vérité, loin de sceller l’exclusion du lecteur et de consacrer l’autonomie de l’œuvre, le style obscur et impersonnel des poèmes mallarméens étaye d’une manière remarquablement efficace un rapport au texte et à son auteur qu’on a plusieurs raisons de qualifier de transférentiel.

Un témoignage de Valéry permet de préciser certaines modalités de l’efficace communicationnelle propre à l’obscurité :

En cette œuvre étrange, et comme absolue, résidait un pouvoir magique. Par le seul fait de son existence, elle agissait comme charme et comme glaive. Elle divisait d’un seul coup tout le peuple des humains qui savent lire. Son apparence d’énigme irritait instantanément le nœud vital des intelligences lettrées. Elle semblait immédiatement, infailliblement atteindre le point le plus sensible des consciences cultivées, surexciter le centre même où existe et se réserve je ne sais quelle charge prodigieuse d’amour-propre, et où réside ce qui ne peut pas souffrir de ne pas comprendre.

Même si elle renvoie à un certain état de fait historico-sociologique, la réalité que décrit Valéry s’ancre dans la dimension imaginaire où naît et s’épanouit tout rapport transférentiel, comme l’indique le ton en quelque sorte fasciné du témoignage : elle reflète la « division » qu’institue imaginairement l’œuvre de Mallarmé et, par suite, l’émergence virtuelle du sous-domaine d’interprètes qui se définissent par leur croyance ou leur prétention de participer charismatiquement à cette œuvre. De manière tacite, Valéry confère à ce sous-domaine d’interprètes un caractère sacré, en l’opposant de l’intérieur au « peuple des humains qui savent lire », soit, autrement dit, en suivant le fil assez visible de l’étymologie, à l’ensemble des lecteurs en tant que laïcat. Comme il y va des paraboles de l’Écriture qu’on tient traditionnellement pour obscures (en particulier celles qui s’adressent à ceux qui ont « des oreilles pour entendre »), le mystère du texte mallarméen, son « apparence d’énigme », s’avère ainsi donner prise chez certains de ses interprètes – Valéry au premier chef – à une prétention de savoir qui les place en insiders par rapport à lui et en vertu de laquelle ils croient eux-mêmes se singulariser par contraste avec le uulgum pecus des outsiders[32][32]J’emprunte ces catégories à Frank KERMODE, The Genesis of….

20L’obscurité mallarméenne s’érige sous cet angle comme une épreuve représentant pour certains lecteurs la possibilité, sinon la chance, de se singulariser en tant que lecteurs, c’est-à-dire non seulement dans la lecture et les diverses médiations littéraires, mais aussi par la lecture, grâce à elle. L’obscurité est au principe d’une logique d’identification et d’individuation avec le texte qui peut être très intégrante parce qu’elle donne l’impression en même temps d’être très discriminante. Intégrer et discriminer, soulignons-le, sont les faces positive et négative d’une même action, celle à laquelle Jankélévitch identifiait précisément le secret, sur la base qu’il « rapproche dans l’acte même par lequel il tranche », qu’il ne « dit non à l’un que pour dire oui à l’autre » et qu’il est ainsi comparable à un « grand amour jaloux qui aime contre quelqu’un, qui a besoin de refus, de relief et de contrastes.

Il faut donc admettre que l’hermétisme mallarméen constitue non seulement une option esthétique riche d’effets sur le plan pragmatique, mais aussi une stratégie textuelle de portée éthique, dans la mesure où « elle vise à recréer un lien interpersonnel et intime, par-delà le texte, entre les deux acteurs de la communication littéraire ». Et ce constat pourrait sans doute être universalisé à toute énonciation à caractère hermétique. De fait, le mode de communication que décrit le poème de Mallarmé n’est pas sans rappeler les procédés rhétorico-poétiques et l’imaginaire mystérique de l’antique initiation. Comme dans les mystères grecs, il s’avère que le mode de communication y importe davantage que la lettre de la communication . L’acte de langage n’y est pas tant motivé par la volonté de transmettre un contenu de sens que par un désir d’« exalter le sens , comme dirait Mallarmé, et par là d’intégrer affectivement le lecteur à la communauté symbolique issue de l’économie interprétative du poème. La trame textuelle dans lequel il se réalise offre au lecteur qui vient s’y prendre un maillage non pas d’abord conceptuel mais existentiel. Là comme ailleurs, l’hermétisme a pour effet caractéristique de redoubler la communication d’une « surcharge existentielle [» et d’ouvrir à une connaissance d’ordre affectif (tout en recelant, dans le cas du poème philosophique de Mallarmé, des implications épistémologiques indéniables : implications à la fois fondamentales et triviales, notons-le au passage, dans la mesure où il y va de la révélation d’une Vérité ne renvoyant à rien… sinon précisément au « Rien » matérialiste de l’être de la représentation, de l’Être énoncé et dénoncé dans sa structure de représentation : « Rien, cette écume, vierge vers »). Cette « co-naissance » poétique surdétermine la dimension intersubjective du langage en ce qu’elle se décline en même temps comme un acte de reconnaissance imaginaire : elle s’effectue en scellant une relation de complicité fantasmatique entre l’auteur et le lecteur, détenteurs privilégiés des tessons du symbole, partenaires choisis de l’échange littéraire. L’inintelligibilité s’avère ainsi une promesse d’intelligence complice.

Tout « ancien » qu’il paraisse dans sa forme et ses motifs, l’hermétisme mallarméen est pourtant bien le fils de son époque. Non seulement parce que l’inspiration mystagogique à laquelle il puise est chère au symbolisme (Les grands initiés de Schuré paraissent en 1889), mais aussi, et plus fondamentalement, parce qu’il fournit l’exemple, une fois dissipées les apparences de paradoxe, d’un type de discursivité ingénieusement adapté aux paramètres communicationnels de la littérature moderne. Comme il ressort des travaux d’Alain Vaillant, le XIXe siècle enregistre un changement fondamental de la communication littéraire, qui transforme le modèle jusque-là dominant d’une discursivité orientée imaginairement sur l’échange de la parole en une forme de discursivité plus étroitement associée à la textualité, où les instances discursives, par voie de conséquence, ne se définissent plus tant comme les interlocuteurs d’une conversation « vivante » que comme les auteurs et les lecteurs, sinon les exégètes, d’un texte. À l’époque où, sous la double pression de la démocratisation de l’éducation et du développement prodigieux des industries médiatiques, l’ensemble de l’univers du discours tend à s’uniformiser, la vertu individuante et particularisante du « “geste” littéraire» comme acte d’identification et de reconnaissance imaginaires entre auteur et lecteur est menacée. L’opacification de l’écriture littéraire par voie de surinvestissement stylistique, qui s’atteste assez tôt avec Hugo notamment, veut conjurer cette menace et préserver, en la déplaçant sur le plan de la lecture et du commentaire, la possibilité d’un lien symbolique un tant soit peu électif entre les instances discursives. En ce sens, on peut considérer que la poétique initiatique de Mallarmé offre la version la plus radicale de ce nouveau type de communication littéraire . Elle semble toute commandée par le désir d’adresser, en contrepoint du salut « poli » qu’elle lance au lecteur « oisif » pour mieux le « détourner » de son horizon herméneutique (II, 229), un initiatique salut à ses bons entendeurs ou lecteurs – sotériologie textuelle dont le sonnet liminaire des Poésies encrypte d’ailleurs le programme.

Tout autant que l’auteur des poèmes hermétiques, l’animateur des Mardis semble manifestement avoir pressenti que l’« étalage» moderne de la littérature encouragé par la librairie commerciale, la presse de masse et l’enseignement démocratique constituait une menace pour l’intimité ou l’exclusivité imaginaire que réclame, à quelque degré, la communication littéraire perçue comme authentique . Aussi importe-t-il d’inscrire les Mardis dans la continuité et comme à la fine pointe de l’évolution des diverses formations littéraires du XIXe siècle qui, des cénacles de l’âge romantique jusqu’aux cafés et aux cabarets de l’école décadente, en passant par l’influent salon de Nina Villard, ont voulu préserver et rejouer la socialité restreinte associée traditionnellement à l’art littéraire et mise en danger par la donne socioculturelle de la modernité ; là plus qu’ailleurs, les écrivains de la fin du siècle (qui, sans être nécessairement et vitalement liés au journalisme, devaient tous composer avec les nouvelles exigences imposées par le développement des industries médiatiques) pouvaient espérer trouver l’occasion compensatoire de s’adouber et de se reconnaître par diverses formes de complicité, de constituer des sociétés secrètes à l’intérieur de l’espace public de la culture. Et si du cénacle de Nodier à celui de Mallarmé la dimension secrète de ces sociétés semble s’être considérablement épaissie, jusqu’à rappeler, par certains côtés, l’isolement symbolique de la secte ancienne, eh bien ce semble être à proportion de l’intensité grandissante de la lumière que la publicité moderne projetait sur l’espace à la fois réel (institutionnel) et fantasmatique (imaginaire) de la communication littéraire.

La fermeture sociale dont les Mardis témoignent en cette tapageuse fin de siècle ne consacre pas le retrait de l’écrivain de la sphère de la communication moderne ; loin d’être purement défensive ou réactive, elle traduit l’active et paradoxale participation de Mallarmé à la sphère de la publicité, et la perméabilité déniée mais bien réelle de son groupe aux luttes symboliques qui agitent le champ littéraire. Car si la posture sociale du poète décrit bien une forme de repli et si l’économie sémiotique de son œuvre procède d’une forme de repliement, c’est dans la mesure et la mesure seulement où, comme nous l’avons suggéré, toutes deux revêtent en même temps et paradoxalement une dimension ostentatoire. Tant et si bien que la stratégie institutionnelle à laquelle le « stratège qu’est Stéphane » semble avoir suspendu son investissement dans le jeu littéraire, et incidemment les destins croisés de son œuvre et de sa persona littéraires, apparaît à l’examen comme une mise hors jeu de ce même jeu, une séparation et une mise au secret institutionnelles dont il pouvait escompter, comme on peut le faire de toute séparation et de tout secret , des effets sacralisants et fétichisants. De même que la comparaison avec le « Livre » a permis de voir en quoi les Mardis procèdent d’une stratégie de communication globale et savamment concertée, le parallèle avec les poèmes hermétiques de Mallarmé a permis de les penser comme le prolongement social de sa poétique de l’adresse à caractère initiatique, et par là de prendre acte de la visée existentielle à laquelle semble répondre, de manière générale, son geste symbolique. Sous ces deux angles, le fonctionnement et l’organisation des Mardis manifestent une compréhension singulièrement aiguë du monde symbolique et, ce qui est plus exceptionnel encore, la reconnaissance même de la symbolicité du monde social : en même temps qu’il refusait d’ignorer l’inconsistance ontologique de ce monde, le poète a lucidement pris acte de son armature conventionnelle, fictionnelle. À l’évidence, il a également et corrélativement compris que – dans l’univers plus restreint mais représentatif qu’est le champ institutionnel de la littérature – « exister, c’est différer », selon le constat directeur de la sociologie bourdieusienne. La valeur initiatique, au double sens existentiel et institutionnel du terme, que Mallarmé et ses disciples ont pu associer explicitement ou non à leur cénacle ne s’explique vraiment que dans les paramètres de cette appréhension symbolique de l’espace social et, plus spécifiquement, littéraire, où il en allait et va toujours, pour l’artiste, de l’affirmation de son originalité comme d’une condition de vie ou de mort.

Source et notes

https://www.cairn.info/revue-romantisme-2012-4-page-69.htm?fbclid=IwAR0uYVXEt9-R04b2D01UCG7DQPMqGKaYUjnLcfRBGuJKAuzJtqqdOWTBnc0

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