Les arts de la mémoire et les images mentales. Réflexions comparatives
Despina Chatzivasiliou
https://books.openedition.org/cdf/5495
- Mnémosyne dans la mythologie grecque
- Mnémosyne et le sens des mots
- Fonctions de la mémoire dans les sources anciennes
- Quelques représentations
- L’art de la mémoire – ars memoriae
- Source et notes
- la Théogonie d’Hésiode
- Voir aussi
Mnémosyne dans la mythologie grecque
Mnémosyne dans la Théogonie d’Hésiode (v. 76-79 et 135-136) est une Titanide, fille de Gaïa (Terre) et d’Ouranos (Ciel), personnification de la Mnémé (Mémoire) et mère des Muses :
C’est en Piérie qu’unie au Cronide (Zeus), leur père, les enfanta Mnémosyne, reine des coteaux d’Éleuthère, pour être l’oubli des malheurs, la trêve aux soucis. À elle, neuf nuits durant, s’unissait le prudent Zeus, monté, loin des Immortels, dans sa couche sainte. Et quand vint la fin d’une année et le retour des saisons, elle enfanta neuf filles, aux cœurs pareils, qui n’ont en leur poitrine souci que de chant et gardent leur âme libre de chagrin, près de la plus haute cime de l’Olympe neigeux. Là sont leurs chœurs brillants et leur belle demeure. Les Grâces et Désir près d’elles ont leur séjour.
Mnémosyne, donc, en donnant naissance aux Muses, réussit à faire oublier les soucis et les malheurs. Ainsi, la production artistique est inspirée et l’ordre du monde est assuré. Avec la douceur de leur langage, les Muses rendent honneur à leur père et protègent les arts, dont l’astronomie fait partie :
| Muses | signification | domaine de compétence |
| Καλλιόπη Calliope | « qui a une belle voix » | éloquence, poésie épique |
| Κλειώ Clio | « qui est célèbre » | épopée, histoire |
| Ἐρατώ Érato | « l’aimable » | élégie, poésie lyrique et chorale |
| Εὐτέρπη Euterpe | « la toute réjouissante » | musique |
| Μελπομένη Melpomène | « la chanteuse » | chant et tragédie |
| Πολυμνία Polymnie | « celle qui dit de nombreux hymnes » | chants nuptiaux, funéraires, rhétorique |
| Τερψιχόρη Terpsichore | « celle qui charme le chœur » | danse, chant choral |
| Θάλεια Thalie | « la florissante, l’abondante » | poésie pastorale, comédie |
| Οὐρανία Uranie | « la céleste » | astrologie, astronomie |
Pausanias (IX, 29, 2-3) mentionne que les Muses « les plus anciennes » furent trois : Mélété (Étude), Mnémé (Mémoire), Aoidé (Ode, le chant) ; elles habitaient sur le mont Hélikôn en Béotie et recevaient un culte à Delphes et à Sicyone. Leurs noms symbolisent les trois moments de l’acte de création poétique : tout d’abord l’exercice mental, toujours accompagné d’une grande attention et d’une grande concentration, est une discipline indispensable à l’apprentissage du métier d’aède ; ensuite la capacité intellectuelle, qui permet la récitation et l’improvisation, et enfin, le produit du poète, le poème achevé. L’introduction de neuf Muses est attribuée à Piéros le Macédonien, venu à Thespies « à une époque plus tardive » (χρόνῳ ὕστερον), sans autre précision temporelle par Pausanias. Cicéron (De natura deorum, III, 54) introduit une autre tradition et cite quatre Muses : Arché (Début), Mélété (Étude ou Mémoire), Aoidé (Ode, le chant) et Thelxinoé (la séduction de l’esprit). De la réalité originale, en passant par la fonction psychologique qui permet la récitation et l’improvisation, on arrive au poème achevé et à l’enchantement que la parole chantée exerce sur autrui. Dans les deux cas, on peut associer les trois ou quatre Muses aux étapes de la production artistique du poète.
Mnémosyne est également connue auprès des orphiques, et mentionnée sur une lamelle d’or datée du début du ive s. qui fait allusion aux mystes et aux bacchants :
[…] à la morte qui évitera de boire de l’eau de la fontaine de l’oubli, engagée par sa demande auprès des gardiens, de se désaltérer au lac de Mémoire (Mnémosyne) sont promises la miséricorde du souverain d’en bas et la félicité qu’apporte l’eau de ce lac et qui est d’aller longtemps sur la voie glorieuse où progressent les autres mystes et bacchants.
La défunte se libérera ainsi de la nécessité des palingénésies et des contingences de la vie terrestre : elle accédera à une vie supérieure, ayant choisi le lac de Mnémosyne et ayant évité la fontaine de l’Oubli.
6Au sanctuaire du héros légendaire Trophonios à Lébadée, il y avait deux sources dédiées l’une à Léthé (Oubli), l’autre à Mnémosyne (Mémoire). De la première buvaient les visiteurs qui descendaient dans la grotte afin d’oublier leurs soucis et de l’autre buvaient ceux qui remontaient de ce sanctuaire souterrain pour se souvenir de ce qu’ils avaient attendu.
Mnémosyne et le sens des mots
Μνήμη (mnémé) est apparenté au verbe μιμνήσκω (mimnḗskō), dérivé étymologiquement d’une racine signifiant « (faire) penser à quelqu’un ou à quelque chose ». D’où aussi μνηστήρ (mnēstḗr), « prétendant », « homme qui pense à une femme », « qui recherche une femme en mariage » ou la personne à qui l’on pense. Le sens du verbe a évolué pour signifier, « se souvenir, faire mention de ». Dans ce terme, il y a la notion de temporalité, la succession de l’absence d’un objet de pensée puis de sa présence : le rappel d’un souvenir. Μιμνήσκω (mimnḗskō) veut aussi dire « avoir la faculté de se souvenir ».
Μνῆμα (mnḗma) désigne l’objet ou l’instrument du souvenir, ce dont on se souvient ; ou ce par quoi on se souvient ; ou encore le moyen d’évoquer un souvenir. Mnéma, selon le contexte, est souvent traduit par « tombeau », c’est-à-dire le monument funéraire élevé sur une tombe pour commémorer le souvenir d’un ou de plusieurs morts. On a créé avec le même suffixe le mot ὄμμα (ómma) qui veut dire l’« œil », c’est-à-dire le moyen par lequel on voit et on se souvient.
Μνημοσύνη, de par sa terminaison en -σύνη, désigne la faculté de se souvenir et μνήμη l’action de se souvenir. Philon d’Alexandrie (De plantatione, 129), mentionne que Mnémosyne n’est qu’une altération nominale de Mnémé :
[…] n’était pas éloigné le temps où paraîtrait la race des Muses et des chants, issue d’une seule de ses puissances, la Mémoire (Mnémé) toujours vierge, dont la plupart des gens modifient un peu le nom, et qu’ils appellent « Mnémosyne ».
Enfin ὁ/ἡ μνήμων est celui qui se souvient, celui qui a la mémoire de quelque chose. Selon Benveniste, μνήμη (mnémé) peut désigner d’une part « le souvenir » en tant que réalité psychologique, distinct du μνῆμα (mnḗma), le souvenir objectif et matériel – ou même matérialisé –, et d’autre part « la mémoire » en tant que faculté. La mémoire est donc une faculté ; le souvenir est un objet de pensée. Par exemple, la mémoire d’un lieu consiste en l’ensemble des souvenirs attachés à un lieu comme si le lieu avait une faculté de mémoire qui lui permettait de se rappeler de toute son histoire, de son passé.
Fonctions de la mémoire dans les sources anciennes
Platon, dans le Philèbe (ou Sur le plaisir, 34a-b), fait une distinction claire entre μνήμη (mnémé) et ἀνάμνησις (anámnēsis), la mémoire et le souvenir. Aristote consacre un traité sur le sujet : De la mémoire et la réminiscence, qui constitue un appendice de l’ouvrage De l’âme. Ces textes nous permettent de regrouper les cinq propriétés de la mémoire :
- La faculté de l’impression, c’est-à-dire la capacité de la mémoire à saisir et à retenir ce que l’on apprend.
- La durée : le temps de conservation des informations.
- La fidélité, la justesse avec laquelle la mémoire évoque les souvenirs.
Ces trois premières propriétés amènent à deux autres :
- La disponibilité, la vitesse avec laquelle le rappel peut se faire.
- L’amplitude, la quantité des souvenirs que la mémoire peut retenir.
La pensée antique n’ignore pas que les traits physiologiques de l’individu sont une condition pour le développement de ses capacités intellectuelles : la mémoire, plus ou moins grande, dépend de la nature de nos cellules, ainsi que de la force de nos sens, surtout la vue et l’ouïe. La forme des écrits a aussi une influence sur la mémorisation : les hymnes, les récits, les leçons philosophiques sont plus faciles à apprendre quand ils sont en forme métrique. La compréhension contribue à l’impression et à la conservation des souvenirs ; la répétition à la consolidation de l’apprentissage.
L’état d’âme contribue également aux capacités de la mémoire. La peur, la colère, la joie figent les souvenirs et conditionnent la mémoire. Thucydide (IV, 18) écrit : φόβος μνήμην ἐκπλήσσει (« la peur surprend / interdit la mémoire »). D’autres facteurs sont également déterminants, comme l’attention, l’âge, l’intelligence ainsi que les techniques de mémorisation. Pendant l’enfance on peut facilement apprendre par cœur et conserver ses souvenirs longtemps.
La mémoire et l’oubli sont complémentaires et interdépendants pour le bon fonctionnement de l’esprit. Plutarque (Sur l’E de Delphes, 394A) les décrit comme deux fonctions intellectuelles et psychologiques contraires, aussi importantes que le contraste manifeste entre Apollon délien, porteur des lumières, et Pluton sombre, venant d’Hadès :
[…] comme cela est immédiatement manifeste dans leurs noms, qui sont pour ainsi dire contraires et symétriques. L’un est en effet appelé « Apollon », l’autre « Pluton » ; l’un « Délien », l’autre « Aidonée » ; l’un « Phoibos », l’autre « Skotios » ; et auprès de l’un se trouvent les Muses et Mnémosyne, auprès de l’autre Léthé (l’Oubli) et le Silence.
Un autre passage d’Aristote (Seconds analytiques, II, 19, 100a 3-9) nous éclaire également sur le sujet :
Ainsi donc la mémoire, comme nous le disons, vient de la sensation, et de la mémoire plusieurs fois répétée d’une même chose vient l’expérience ; car les souvenirs peuvent être numériquement très multipliés, mais l’expérience qu’ils forment est toujours une. De l’expérience, ou bien de tout l’universel qui s’est arrêté dans l’âme, unité, qui, outre les objets multiples subsiste toujours, et qui est une et identique dans tous ces objets, vient le principe de l’art et de la science : de l’art, s’il s’agit de produire des choses ; de la science, s’il s’agit de connaître les choses qui sont.
On arrive donc à un schéma de la forme ci-dessous dans lequel le savoir résulte de l’expérience, un ensemble de souvenirs dus à la mémoire, elle-même produit de nos sens :
sensation ⇒ mémoire ⇒ expérience (ensemble de souvenirs) ⇒ savoir artistique ou scientifique
La mémoire est finalement identifiée à la pensée, au savoir.
Enfin, dans un autre passage de Platon (Théétète, 191c-e), la mémoire est comparée à un bloc de cire :
SOCRATE. Est-il possible, quand on ne sait pas d’abord une chose, de l’apprendre dans la suite ?
THÉÉTÈTE. Oui, certainement.
SOCRATE. Puis une autre, et une autre encore ?
THÉÉTÈTE. Sans contredit.
SOCRATE. Suppose donc avec moi, pour le besoin de l’argument, qu’il y a dans nos âmes un bloc de cire, plus grand chez celui-ci, plus petit chez celui-là, d’une cire plus pure chez l’un, plus impure et plus dure chez l’autre, plus molle chez quelques-uns, et chez d’autres exactement conditionnée.
THÉÉTÈTE. Je le suppose.
SOCRATE. Disons maintenant que c’est un présent de la mère des Muses, Mnémosyne, et que, toutes les fois que nous voulons nous souvenir de quelque chose que nous avons vu, ou entendu, ou conçu nous-mêmes, nous tenons ce bloc sous nos sensations et nos conceptions et les y imprimons, comme nous gravons le sceau d’un anneau, et que ce qui a été imprimé ainsi, nous nous le rappelons et le savons, tant que l’image reste sur la cire, tandis que ce qui s’est effacé ou qu’il a été impossible de graver, nous l’oublions et ne le savons pas.
Mnémosyne a donné un cadeau précieux à l’homme : un bloc de cire où l’âme humaine imprime tout ce qu’elle veut conserver. Si la cire est profonde, abondante et lisse, les impressions persistent, sinon elles s’effacent.
Invoquée par le poète au début d’un chant, la Muse doit faire connaître les événements passés et assure la mémoire dont l’aède a besoin pour chanter l’épopée. Les premières lignes de l’Iliade et de l’Odyssée sont inoubliables.
Homère, Odyssée, I, 1-10 :
C’est l’Homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, Celui qui sur les mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens. […]
Viens, ô fille de Zeus, nous dire, à nous aussi, quelqu’un de ses exploits.
Homère, Iliade, I, 1 :
Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée […].
De façon générale, dans la poésie épique, l’invocation porte sur une seule muse. En revanche, à la fin de l’Odyssée (XXIV, 60-62), les neuf Muses chantent ensemble le deuil d’Achille :
Puis de leur belle voix, les neuf Muses ensemble te chantèrent un thrène en couplets alternés : parmi les Achéens, tu n’aurais vu personne qui n’eût les yeux en larmes, tant leur allaient au cœur ces sanglots de la Muse.
La mémoire fournie par la Muse consiste alors non seulement dans la capacité intellectuelle du rhapsode (l’artiste qui récite les œuvres composées par un autre) à réciter un très long passage en vers, mais aussi dans un certain accès à la vérité d’un passé historique. Par cette puissance divine de la Muse ou des Muses, l’auteur, avec l’intermédiaire de l’aède et du rhapsode, peut remonter à la vérité poétique dont la Muse est garante. Socrate (Platon, Ion, 533d-e) décrit ce transfert de savoir par la métaphore de l’aimant, comme une chaîne dont chaque anneau correspondrait à l’auditeur, au rhapsode, à l’aède et à la Muse :
C’est une puissance divine qui te met en mouvement, comme cela se produit dans la pierre qu’Euripide a nommée magnétis (aimant) […]. Cette pierre n’attire pas seulement les anneaux qui sont eux-mêmes en fer, mais elle fait passer en ces anneaux une force qui leur donne le pouvoir d’exercer à leur tour le même pouvoir que la pierre […]. [C]’est de cette pierre, à laquelle ils sont tous suspendus, que dépend la force mise en ces anneaux. C’est de la même façon que la Muse, à elle seule, transforme les hommes en inspirés du dieu.
La trajectoire poétique amorcée par la Muse permet ainsi à l’homme d’acquérir une mémoire, c’est-à-dire le savoir des événements passés. Pour qu’elle devienne vérité, la parole poétique est indissociable de la Muse et de la mémoire. L’aède, souvent représenté aveugle, peut se permettre de déchiffrer l’invisible et la présence de la Muse, dont il est le porte-parole, est nécessaire pour garantir la beauté et la vérité de l’expression poétique.
La parole du poète permet à l’homme d’échapper au silence et à la mort. Elle lutte contre la force d’oubli que représentent, par exemple, les Sirènes, figures antithétiques des Muses mais qui, comme elles, savent « tout ce qui advient sur la terre féconde» (Odyssée, XII, 191). Parfois considérées comme les filles de Melpomène, de Terpsichore ou de Calliope, les Sirènes, remarquables musiciennes, auraient perdu leurs ailes à la suite d’un concours de chant avec les Muses : ces dernières auraient arraché leurs plumes pour s’en faire des couronnes. Honteuses de leur déchéance, elles se seraient alors réfugiées dans les rochers méditerranéens, où elles attirent les navigateurs avec leurs beaux chants. Elles chantent aussi à Ulysse et lui promettent de lui donner le pouvoir de connaître à l’avance tous les événements à venir. Le héros résiste, car il sait par Circé que leur chant est signe de mort (Odyssée, XII, 192-193). Malgré son désir, il réussit à résister aux Sirènes, attaché au mât de son navire. Ulysse, par cette force, refuse l’oubli de soi et devient le héros de l’épopée par excellence. Les Sirènes, par l’oubli, auraient entraîné la mort du héros, tandis que la Muse, en maintenant la mémoire des hommes par le chant de l’aède, porte une identité et insuffle la vie. La Muse et la Mémoire sont finalement deux puissances en une qui donnent à la vérité poétique sa signification réelle et profonde :
Il n’est homme ici-bas qui ne doive aux aèdes l’estime et le respect : car n’apprennent-ils pas de la Muse leurs pièces ? La Muse qui chérit la race des chanteurs ! (Odyssée, VIII, 479-481)
Quelques représentations
Les Muses, sur les vases, accompagnent souvent l’aède et sont l’objet de nombreuses représentations, comme sur le bas-relief d’un piédestal en marbre daté du milieu du ive s. av. J.-C., provenant de Mantinée en Arcadie (fig. 1). Sur ce décor de la base d’un groupe statuaire de la trinité délienne Léto, Apollon et Artémis, ou d’un autel, les Muses sont représentées tenant des instruments de musique et des rouleaux de parchemin. Les images de la mémoire – Mnémosyne ou Mnémé – sont plus rares et nous citons seulement quelques exemples.

Une mosaïque d’Antioche datée du IIe-IVe siècle (fig. 2) fut trouvée dans une tombe à chambre de la nécropole au sud de la ville et représente six figures féminines lors d’un banquet, probablement funéraire, comme l’indique l’inscription AIOXIA (banquet). MNHMOCYNH (Mnémosyne), l’inscription située au-dessus du deuxième personnage depuis la droite, n’indique pas la mère des Muses, selon Kondoleon: elle peut soit désigner la défunte qui portait ce nom, soit être interprétée comme le souvenir de la personne à conserver.

Un relief votif en marbre daté de la fin du IIIe s. av. J.-C. raconte l’apothéose d’Homère. Sur le registre inférieur, Mnémé, identifiée par l’inscription ΜΝΗΜΗ, avec chiton et himation, des sandales et une coiffure avec diadème, ferme, avec d’autres personnifications, Arété (Vertu), Pistis (Foi), Sophia (Sagesse) et Physis (Nature), la petite procession en l’honneur d’Homère. Homère est assis sur un trône ; derrière lui, Oikouménè (Arsinoé III ?) et Kronos (Ptolémée IV ?) ; accroupis à côté du trône, l’Iliade et l’Odyssée ; à gauche de l’autel, le Mythe (enfant). Sur le registre supérieur est représenté Zeus et sur les registres intermédiaires, les Muses. Et voilà comment la généalogie des personnages ainsi que leur importance dans la fonction poétique sont mis en exergue.
Sur un autre relief en marbre d’Aphrodisias on voit la personnification de Mnémé, identifiée par une inscription, conservée debout, sans tête, avec chiton ; la partie inférieure du corps manque. À gauche, au second plan, apparaissent le buste et la tête d’un éphèbe.

Photographie : RMN-Grand Palais (Louvre) : Hervé Lewandowski.
À ces objets, on ajoute également le sarcophage des Muses du musée du Louvre, en marbre, daté de la première moitié du IIe s. apr. J.-C. (fig. 3). Au début de ce siècle, l’usage se répand à Rome de sarcophages décorés de reliefs. Le décor de ce sarcophage illustrerait l’idéal de l’homme cultivé, le mousikos aner, incarné sur les petits côtés par les portraits de Socrate et du poète Hésiode (ou Homère ?). La pratique des arts et des lettres, autrement dit le rapport quotidien avec les Muses, assurait le salut de l’âme et l’immortalité, favorisait le passage des morts dans l’Au-Delà. Les neuf Muses sont représentées sur la cuve. Chacune est dotée d’un attribut qui la distingue : de gauche à droite, Calliope, muse de la poésie épique, tient un rouleau et Thalie, muse de la comédie, un masque comique ; Terpsichore, muse de la danse, serait la troisième jeune femme ; Euterpe, muse de la poésie lyrique, tient une double flûte ; Polymnie, muse des hymnes, est accoudée à un rocher ; Clio, muse de l’histoire, tient une tablette ; Érato, muse de la poésie amoureuse, une cithare ; Uranie, muse de l’astronomie, est figurée un globe à ses pieds ; enfin Melpomène, muse de la tragédie, est coiffée d’un masque tragique.
Rares sont les informations des sources écrites sur des représentations de Mnémosyne. À Tégée, Pausanias (VIII, 47, 3) mentionne une statue de Mnémosyne et des Muses. Encore Pausanias (I, 2, 5), en entrant dans la ville d’Athènes du côté du Céramique, décrit les bâtiments parmi lesquels un portique où se trouvent des statues d’Athéna Paiônia (Secourable), de Zeus, de Mnémosyne et des Muses ainsi qu’un Apollon, consécration et œuvre d’Euboulidès, et Acratos (Vin pur), un génie du cercle de Dionysos. À Paros, un autel daté du milieu du IIIe s. porte une dédicace aux Muses, à Apollon Musagète et à Mnémosyne. À Thespies, dans le sanctuaire des Muses, une base porterait trois statues avec inscription mentionnant Zeus, Mnémosyne et Apollon.
Mnémosyne apparaît donc souvent à côté de ses filles, et celles-ci avec Apollon, dieu protecteur de la musique et des arts, ou avec leur père Zeus, dans une configuration poétique. Cet ensemble des représentations nous amène à l’idée que l’homme a besoin des qualités artistiques des Muses pour se construire en tant que tel et assurer sa mémoire.
L’art de la mémoire – ars memoriae
Au cours d’un banquet donné par un noble de Thessalie qui s’appelait Skopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Mesquinement, Scopas dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait demander la différence aux Dieux jumeaux auxquels il avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on avertit Simonide que deux jeunes gens l’attendaient à l’extérieur et désiraient le voir. Il quitta le banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant son absence, le toit de la salle du banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres ; les cadavres étaient à ce point broyés que les parents venus pour les emporter et leur faire des funérailles étaient incapables de les identifier. Mais Simonide se rappelait des places qu’ils occupaient à table et il put ainsi indiquer aux parents quels étaient leurs morts. Castor et Pollux, les jeunes gens invisibles qui avaient appelé Simonide, avaient généreusement payé leur part du panégyrique en attirant Simonide hors du banquet juste avant l’effondrement du toit. Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur. Remarquant que c’était grâce au souvenir des places où les invités s’étaient installés qu’il avait pu identifier les corps, il comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire.
Aussi pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses eux-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace.
Ce récit de la façon dont le poète grec Simonide a inventé l’art de la mémoire est cité par Cicéron dans De oratore (II, 86, 351-354). La mémoire est considérée comme l’une des cinq parties de la rhétorique, généralement la quatrième, après l’invention, la disposition, l’élocution et avant l’action. L’art de la mémoire est donc une technique de la rhétorique qui permettait à l’orateur d’améliorer sa mémoire et le rendait capable de prononcer de longs discours de mémoire, avec une précision impeccable. La mnémonique consistait à imprimer dans la mémoire une série de loci, de lieux, de type architectural surtout. Cicéron (De oratore, II, 87, 357) souligne que l’invention de l’art de la mémoire par Simonide ne reposait pas seulement sur la découverte de l’importance de l’ordre dans la mémoire, mais aussi sur la découverte que le sens de la vue est le plus fort de tous les sens.
L’autre source latine qui donne la description la plus claire du procédé est Quintilien (Institution oratoire, XI, 2, 17-22) : pour former une série de lieux dans la mémoire, il faut se rappeler un bâtiment, aussi spacieux et varié que possible, avec l’atrium, la salle de séjour, les chambres à coucher, les salons, sans omettre les statues et les autres ornements qui décorent les pièces. Les images qui doivent rappeler le discours – comme exemple, on peut utiliser une ancre ou une arme – sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés à l’intérieur du bâtiment. Puis, dès qu’il s’agit de raviver la mémoire des faits, on parcourt tous les lieux tour à tour et on demande à leur gardien ce qu’on y a déposé. L’orateur antique voit alors en imagination son palais de mémoire pendant qu’il fait son discours et tire des lieux mémorisés les images qu’il y a placées. La méthode garantit qu’on se rappelle les différents points dans le bon ordre, puisque l’ordre est déterminé par la succession des lieux dans le bâtiment.
Dans la Rhétorique à Hérennius (III, 16-24), un manuel pratique sur la mémoire daté de 86-82 av. J.-C., dont on ne connaît pas l’auteur, les mots à mémoriser doivent être traités comme des choses, et on ne doit prendre en considération que leur matière phonique. Ainsi, le signifiant des mots devient le signifié des images enregistrées. Il aurait aussi existé des sortes de codes donnant des images toutes faites pour un grand nombre de mots, des sortes de dessins, dont « la vue, par les yeux de la mémoire », devait rappeler les mots (op. cit., III, 38). L’auteur de ce manuel distingue deux sortes de mémoire ; la première naturelle et la seconde artificielle. La mémoire naturelle est celle qui est gravée dans notre esprit, née en même temps que la pensée. La mémoire artificielle est une mémoire renforcée ou consolidée par l’exercice. Une bonne mémoire naturelle peut être renforcée par cet entraînement et les gens moins bien doués peuvent remédier à leur déficience de mémoire grâce à cet art. La mémoire artificielle est fondée sur des lieux et des images. Un locus est un lieu aisément retenu par la mémoire, comme une maison, un entrecolonnement, un angle, un arc, etc. Les images sont des formes, des signes distinctifs ou des symboles (formae, notae, simulacra) de ce dont nous désirons nous souvenir. Par exemple, si nous voulons nous rappeler le genre d’un cheval, d’un lion ou d’un aigle, nous devons placer leurs images dans des loci définis. L’art de la mémoire peut être comparé à une forme d’écriture, les lieux ressemblant à des tablettes enduites de cire ou à des papyrus, les images à des lettres, l’arrangement et la disposition des images à l’écriture et le fait de prononcer un discours à la lecture. Dans ce traité, l’importance de la lumière est également soulignée : si notre image est trop illuminée ou trop sombre, elle ne fournira pas les détails nécessaires. Il est aussi important de choisir des lieux irréguliers à la différence des lieux symétriques, d’éviter par exemple l’entrecolonnement d’un portique et de préférer un autel sculpté. Il y a forcément aussi des raisons psychologiques au choix des images mnémoniques. Pourquoi certaines images sont-elles si fortes, si précises et si aptes à éveiller la mémoire, alors que d’autres sont si faibles et si fragiles qu’elles ne peuvent pratiquement pas la stimuler ?
Dans cette technique, les lieux sont les images-moyens de mémoriser un discours. À l’inverse, un lieu porte en lui de la mémoire. Dans un sens collectif, un ensemble de souvenirs est attaché à un lieu comme si le lieu avait une faculté de mémoire qui lui permettait de se rappeler tout son passé. Par l’étude de Mnémé-Mnémosyne, on entend donc d’une part la mémoire identifiée à la pensée, à l’existence humaine, et d’autre part la mémoire gravée dans l’espace par le paysage raconté (par les mythes et les légendes) et les monuments qui lui sont associés, revêtus de récits. De la même manière qu’on peut reconstruire un discours par l’image des objets répartis dans une chambre, on peut se promener dans la ville antique et devant chaque monument, se raconter son histoire, ou parcourir le territoire et permettre à chaque lieu de construire le paysage, qui devient porteur de nos croyances, de notre passé. La mémoire topographique, ou culturelle si l’on préfère, est à la communication sociale ce que la mémoire individuelle est à la conscience. Ainsi on comprend mieux comment l’accomplissement correct des rites pratiqués sur un lieu précis dépend du savoir qui leur est attaché : le rite est un officium memoriae, un service de mémoire cultuel qui met en pratique des connaissances ancestrales. La mémoire de l’identité collective est transmise par les textes (épopées homériques, poésie, tragédies, etc.), par le déroulement des fêtes civiques et par toute pratique justifiée par un récit mythique.
Source et notes
la Théogonie d’Hésiode
Hésiode en fait référence dans la Théogonie entre les vers126-136 – texte grec ancien.
126 Γαῖα δέ τοι πρῶτον μὲν ἐγείνατο ἶσον ἑωυτῇ
Οὐρανὸν ἀστερόενθ᾽, ἵνα μιν περὶ πάντα καλύπτοι,
ὄφρ᾽ εἴη μακάρεσσι θεοῖς ἕδος ἀσφαλὲς αἰεί,
γείνατο δ᾽ οὔρεα μακρά, θεᾶν χαρίεντας ἐναύλους
130Νυμφέων, αἳ ναίουσιν ἀν᾽ οὔρεα βησσήεντα,
ἠδὲ καὶ ἀτρύγετον πέλαγος τέκεν οἴδματι θυῖον,
Πόντον, ἄτερ φιλότητος ἐφιμέρου· αὐτὰρ ἔπειτα
Οὐρανῷ εὐνηθεῖσα τέκ᾽ Ὠκεανὸν βαθυδίνην
Κοῖόν τε Κρεῖόν θ᾽ Ὑπερίονά τ᾽ Ἰαπετόν τε
135Θείαν τε Ῥείαν τε Θέμιν τε Μνημοσύνην τε
Φοίβην τε χρυσοστέφανον Τηθύν τ᾽ ἐρατεινήν.
La Théogonie (traduction Leconte de Lisle) https://fr.wikisource.org/wiki/La_Th%C3%A9ogonie_(traduction_Leconte_de_Lisle)?fbclid=IwAR0XEyiGeLD463TlMyAmkERUuodudapmrdQG2Z-d_eMf1U_V55uqsMtpzM8
Et, d’abord, Gaia enfanta son égal en grandeur, l’Ouranos étoilé, afin qu’il la couvrit tout entière et qu’il fût une demeure sûre pour les Dieux heureux.
Et puis, elle enfante les hautes montagnes, fraîches retraites des divines [130] Nymphes qui habitent les montagnes coupées de gorges, et puis la mer stérile qui bout furieuse, Pontos ; mais pour cela, ne s’étant point unie d’amour. Et puis, unie à Ouranos : elle enfante Okéanos aux tourbillons profonds, et Koios, et Kréios, et Hypériôn, et Iapétos, et Théia, et Rhéia, et Thémis, et Mnèmosynè, et Phoibè couronnée d’or, et l’aimable Téthys.