Manet et Mallarmé

Manet, Portrait de Stéphane Mallarmé, 1876 
Huile sur toile, 27,5 x 36 cm. Paris, musée d’Orsay.

« Le portrait de Mallarmé par Manet est un chef-d’oeuvre de glissement subtil, de pensée saisie sur le vif », dit Sollers dans La Révolution Manet .

  1. Le portrait de Mallarmé
    1. SUR LE « MANET » DE BATAILLE
  2. Edouard Manet et Stéphane Mallarmé
  3. Le corbeau (1875)
  4. L’après-midi d’un faune (1876)
  5. Poèmes d’Edgar Poe Les dessins de Manet (1881)
  6. « La plus complète amitié »
  7. Edouard Manet par Stéphane Mallarmé
  8. Sources
  9. Lire
  10. Voir aussi
Le portrait de Mallarmé

Le Portrait de Stéphane Mallarmé est un tableau réalisé en 1876 par le peintre Édouard Manet et symbolisant l’amitié qui liait l’artiste au poète Stéphane Mallarmé.

La toile est restée célèbre, tant, comme l’a remarqué Georges Bataille, elle « rayonne l’amitié de deux grands esprits ». Les deux hommes, tout au long des dernières années de la vie de Manet, se verront quasiment tous les jours, et la mort du peintre plongera le poète dans une grande tristesse, au point que son absence lui paraîtra « invraisemblable ».

SUR LE « MANET » DE BATAILLE

Dans le livre qu’il a consacré à Manet en 1955, Georges Bataille écrivait :

[…] Et le Portrait de Mallarmé, de la même époque que Nana, est après l’Olympia le chef-d’oeuvre de Manet.

Je m’arrête à cette toile extraordinaire qui échappe en un sens au principe de silence dont je parle. L’éloquence de cette image est discrète, mais cette image est éloquente. Ce portrait signifie : il signifie ce que signifie Mallarmé. Malraux dit justement : « Pour que Manet puisse peindre le Portrait de Clemenceau, il faut qu’il ait résolu d’oser y être tout, et Clemenceau, presque rien. » Il n’en est pas de même du Portrait de Mallarmé.

Paul Jamot fut, à l’époque où Manet peignit ce portrait, l’élève du professeur d’anglais Mallarmé ; il fut frappé, quand il le vit, de la ressemblance. Il le dit dans l’ouvrage essentiel qu’avec G. Wildenstein et M.-L. Bataille, il a consacré à Manet. La question, néanmoins, n’est pas là. Pour les plus profondes raisons, ce portrait ne peut être détaché de Mallarmé. Ce regard évasif, en un sens tournant comme une fugue dans la chambre, ce visage que l’absence de fini libère de la pesanteur, cette attention glissante, pourtant puissamment attentive, et ce calme vertige, serait-ce l’émotion de Manet, que Manet traduisit sur la toile ? Il se peut, mais auparavant, ces formes rigoureuses, dont l’essence est l’ondulation du vol et la rapidité de l’oiseau, ces sévères harmonies de bleus pâles s’associent sur la toile à Mallarmé. Le jeu n’est pas seulement celui des formes et des couleurs, qu’exalte un frémissement du peintre : ce jeu est l’expression de Mallarmé.

Cette composition irait-elle contre un principe d’indifférence inhérent aux toiles de Manet ? Nous devons dire plutôt que rien en lui ne heurte le sentiment que nous donnent les chefs-d’oeuvre du peintre — qui nous réduisent à l’honnêteté du dépouillement. Ce qui se passe ne dément pas, ce qui se passe expose cette valeur suprême, qui est la fin de la peinture. Cette valeur est l’art lui-même, en quelque sorte dépouillé, qui succède à ces ombres pathétiques, que le passé voulut mettre en puissance du monde. L’artiste, s’il est Mallarmé, est la présence de l’art, l’absence de lourdeur, rien de plus. Lorsque Manet peignit le Portrait de Mallarmé, pouvait-il détruire la signification du sujet qu’il avait choisi ? Mais le sujet lui-même était la poésie, dont la pureté est la fuite éperdue des ombres, et qui laisse transparaître l’irréel.

Ce portrait est l’un des hasards heureux de la peinture : il en expose à nos yeux la profondeur, dépouillée de vaine richesse. Ce qui transparaît dans ce tableau est cette suprême valeur, qui hante les ateliers depuis un siècle, et qui presque toujours est insaisissable. Valéry associait ce qu’il appela « le triomphe de Manet » à la rencontre de la poésie — en la personne de Baudelaire d’abord, puis de Mallarmé. Ce triomphe, semble-t-il, s’acheva dans ce tableau. De la manière la plus intime.

J’aperçois une sorte de grâce dans la rencontre de ces hommes, l’un et l’autre à la poursuite de la même chimère, l’un sur la toile, l’autre dans le jeu imprévisible des mots. La toile reflétait aisément ce qui réduisait l’homme au caprice peut-être le plus grave, mais en même temps le plus léger. La subtilité d’un jeu ne devait plus représenter que le jeu lui-même, au sommet du subtil. Inutile à cette fin d’y rien changer. Il suffisait dans le même mouvement de charger et de délier le trait du pinceau et de traduire ainsi l’insaisissable. Quelque chose demeure de cette profonde opposition à la fixité d’un sens jusque dans le portrait d’un écrivain anglais, de George Moore. Jamais peut-être la figure humaine n’est plus proche de l’innocence et de la vérité insaisissable de l’huître… Mais si le beau portrait de George Moore est subtil, la subtilité de celui de Mallarmé a certes un élément de plus, où il n’est rien qu’un léger mouvement tournant, qu’aucun glissement ne subtilise. […]

Dans l’histoire de l’art et de la littérature, ce tableau est exceptionnel. Il rayonne l’amitié de deux grands esprits ; dans l’espace de cette toile, il n’y a nulle place pour ces nombreux affaissements qui alourdissent l’espèce humaine. La force légère du vol, la subtilité qui dissocie également les phrases et les formes marquent ici une victoire authentique, la spiritualité la plus aérée, la fusion des possibilités les plus lointaines, les ingénuités et les scrupules composent la plus parfaite image du jeu que l’homme est en définitive, ses lourdeurs une fois surmontées.*

Georges Bataille, Manet, Skira, 1955, p. 104 et suivantes et p. 116.

En savoir plus : https://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1171

Edouard Manet et Stéphane Mallarmé

Edouard Manet et Stéphane Mallarmé se rencontrent en 1873. Manet est connu mais insulté, ses tableaux font scandale ; Mallarmé n’a encore rien publié.

Le premier article de Mallarmé sur Manet — Le jury de peinture pour 1874 et M. Manet — date de 1874. Mallarmé y défend le peintre contre « la triste politique » du jury du Salon qui n’a accepté qu’un tableau sur trois et empêche le public « de voir tout ce qu’il y a ». Dans une lettre du 12 avril 1874, Manet le remercie : « Mon cher ami, si j’avais quelques défenseurs comme vous je me f… absolument du jury. »

En 1875, le poète publie Le Corbeau, un « livre-objet » de dix pages (35 x 54,5 cm) où le texte original de Poe, la traduction de Mallarmé et les illustrations de Manet sont, sur le même plan, également mis en valeur, inaugurant « une conception nouvelle entre poésie et peinture » (Isabella Checcaglini).

Le corbeau (1875)
Edgar Allan Poe, Le Corbeau, traduction de Stéphane Mallarmé et illustrations par Edouard Manet, Paris, 1875.
Texte imprimé et eau-forte. Paris, Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares.
Crédits : © BnF.

Texte d’Edgar Poe
Traduit par Stéphane Mallarmé

Ex-libris lithographié par Edouard Manet.
L’ex-libris porte un envoi autographe de Mallarmé, signé par Mallarmé et Manet « A Monsieur Gaston de Saint-Valry. Exemplaire offert par M.M. S. Mallarmé et E. Manet » 

Dans une lettre à la poétesse Sarah Helen Whitman du 31 mars 1877, Mallarmé écrit :

« Le Corbeau vous a plu : j’en suis heureux : ce que vous dites de ma prose où j’ai tenté de conserver quelque chose du chant original, me charme ; quant aux illustrations si intenses et si modernes à la fois, je pensais bien que vous les aimeriez, dans leur réalité toute [sic] imaginative. L’ombre de l’oiseau dans la dernière ne me déplaît pas, comme mobile et juste ; mais j’aime moins la présence de la chaise, et comprend que vous avez trouvé le tout trop sommaire. Manet appartient complètement au mouvement artistique contemporain ; et (quant à la peinture) il en est le chef. »

Le Corbeau sur wikisource

L’après-midi d’un faune (1876)

Texte de Stéphane Mallarmé
avec frontispice, fleurons et cul-de-lampe de Manet

En septembre 1881, Manet envoie à Mallarmé des illustrations pour les Poèmes d’Edgar Poe traduits par l’écrivain (Portrait d’Edgar PoeAnnabel LeeLa Cité en merLa dormeuse) et publiés en 1888 cinq après la mort de Manet. Il accompagne son envoi d’un billet :

Mon cher ami, je joins à mes affreux dessins un autographe pour Mlle Mallarmé, il est de circonstance et fera bien en sa collection.

Il les lui avait d’abord refusées, le 30 juillet 1881 en lui écrivant :

Mon cher capitaine, vous savez si j’aime m’embarquer avec vous pour un travail quelconque, mais aujourd’hui c’est au-dessus de mes forces.

puis il s’était ravisé :

J’ai des remords et crains que vous ne m’en veuillez un peu, car j’y songe, c’est de l’égoïsme de n’avoir pas quand même accepté le travail que vous me proposiez, mais aussi certaines choses, que vous m’indiquiez me semblent impossibles à faire, entre autres, la femme qu’on voyait dans son lit par une fenêtre. / Vous autres poètes, vous êtes terribles et il est souvent impossible de figurer vos fantaisies, […] S’il est possible de renouer l’affaire au retour de Paris, je tâcherais d’être à la hauteur du poète et du traducteur, et puis je vous aurais là pour me donner l’élan (Lettres citées par Wilson-Bareau, Manet par lui-même, Atlas, 1991. [6])

Poèmes d’Edgar Poe
Les dessins de Manet (1881)
Portrait d’Edgar Poe, 1881. 28 x 21,4 cm. BnF, département des Estampes

 Annabel Lee, 1881. BnF, département des Estampes.

« La plus complète amitié »

Manet meurt le 30 avril 1883. Du 5 au 29 janvier 1884, ses oeuvres sont exposées à l’École des Beaux-Arts. Le public lui fait un triomphe. Le 13 janvier, Mallarmé écrit à Verlaine qu’enfin on peut prendre « le temps de parcourir les salles de l’Exposition Manet ; et de considérer un des plus magnifiques efforts d’art qui ait paru. » En 1885, il écrira au même Verlaine :

J’ai, dix ans, vu tous les jours mon cher ami Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable. (Lettre du 16 novembre 1885)

La « complète amitié » ?

[le] talent si beau et la rare dignité littéraire, c’est là ce qui noue, entre hommes même se rencontrant de loin en loin seulement, des liens que je regarde comme la plus complète amitié(Lettre à Mme Valande du 20 juin 1884)

En 1888, Mallarmé dédie à Manet la première édition des Poèmes d’Edgar Poe : « A la mémoire d’Édouard Manet, ces feuillets que nous lûmes ensemble » .

Bataille, en 1955 :

J’aperçois une sorte de grâce dans la rencontre de ces hommes, l’un et l’autre à la poursuite de la même chimère, l’un sur la toile, l’autre dans le jeu imprévisible des mots.

Mallarmé possédait trois oeuvres de Manet : Polichinelle, Lola de Valence et Hamlet et le spectre. Cette dernière lui fut offerte par la famille de Manet à la mort du peintre.

Manet, Hamlet et le spectre, 1877 
Pastel, 46 x 50 cm. Burton Agnes Hall, Yorkshire

Le troisième texte de Mallarmé sur Manet ne sera publié qu’en 1897 dans Divagations.

Edouard Manet par Stéphane Mallarmé

Stéphane Mallarmé, Divagations,
Paris Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle éditeur, 1897 

Qu’un destin tragique, omise la Mort filoutant, complice de tous, à l’homme la gloire, dur, hostile, marquât quelqu’un enjouement et grâce, me trouble — pas la huée contre qui a, dorénavant, rajeuni la grande tradition picturale selon son instinct, ni la gratitude posthume : mais, parmi le déboire, une ingénuité virile de chèvre-pied au pardessus mastic, barbe et blond cheveu rare, grisonnant avec esprit. Bref, railleur à Tortoni, élégant ; en l’atelier, la furie qui le ruait sur la toile vide, confusément, comme si jamais il n’avait peint — un don précoce à jadis inquiéter ici résumé avec la trouvaille et l’acquit subit : enseignement au témoin quotidien inoublieux, moi, qu’on se joue tout entier, de nouveau, chaque fois, n’étant autre que tout sans rester différent, à volonté. Souvenir, il disait, alors, si bien : « L’oeil, une main… » que je resonge.
Cet oeil — Manet — d’une enfance de lignée vieille citadine, neuf, sur un objet, les personnes posé, vierge et abstrait, gardait naguères l’immédiate fraîcheur de la rencontre, aux griffes d’un rire du regard, à narguer dans la pose, ensuite, les fatigues de vingtième séance. Sa main — la pression sentie claire et prête énonçait dans quel mystère la limpidité de la vue y descendait, pour ordonner, vivace, lavé, profond, aigu ou hanté de certain noir, le chef-d’oeuvre nouveau et français.

Stéphane Mallarmé, Divagations, 1897.

Sources
Lire


Ainsi donc Mallarmé
Au bar des Folies Françaises
Marcelin Pleynet, qui est, selon vous, Manet ?
Manet et l’Olympia à Venise : une grande première
Aux origines de l’art moderne. Le Manet de Bataille
Stéphane Mallarmé, Edouard Manet
Manet / Degas : Amitié et rivalité entre deux géants de l’art

Voir aussi