UN ENTERREMENT DE BOHEMIENS
DANS LA FORÊT.
LETTRE A CH L.
Mon cher ami,
J’envoie cette lettre sur tes talons, en Suisse, où tu es allé chercher des paysages ; ce sont quelques pages d’où tu pourras tirer quelque chose comme un tableau de genre.
Il y a quelques années, avant qu’on eût songé à appliquer rigoureusement la loi sur le vagabondage, des troupes errantes de bohémiens se montraient fréquemment dans le voisinage de la forêt. Une petite bande de ces gueux d’Orient traversait T… chaque année, pendant la semaine de Pâques. D’où venaient-ils ? où allaient-ils? Personne n’en savait rien, et l’on ne s’en inquiétait guère. Seulement leur passage avait lieu régulièrement à la même époque. On sortait aux portes pour les voir ; les enfants les suivaient à distance avec de grands cris ; les chiens aboyaient ; la civilisation s’ameutait par instinct contre la nature sauvage. Quant aux Bohèmes, ils marchaient d’un pas lent et grave, avec un balancement de corps qui n’était pas dépourvu de grâce, sans qu’aucune émotion se trahît jamais sur leurs visages couleur de fumée. Ils allaient déguenillés, les jambes nues, les femmes portant sur le dos une besace d’où sortait quelquefois une tête d’enfant façonnée déjà à l’impassibilité d’un masque de bronze ; les plus fécondes menaient un autre enfant par la main. Cette troupe était conduite par un vieillard grand et osseux, qui avait parmi les siens le titre de prince. Sa liste civile se composait des aumônes qu’on lui jetait, et qu’il allait au besoin ramasser dans le ruisseau, sans plus de honte qu’un chien qui happe un os. Il ne faut pas oublier non plus, dans son budget des recettes, les poules qu’il volait autour des fermes. Il était capable d’en remontrer à un renard dans l’art de voler des poules. Aucune n’eut jamais le temps de crier sous sa main ; il ne les volait pas comme un larron vulgaire, il les escamotait. Les fermiers l’accusaient de les manger crues, sans même les plumer. La calomnie s’attaque toujours aux hommes supérieurs.
Je vois encore ce pauvre diable, qui est un des souvenirs vivants de mon enfance. Maigre et musculeux, le grand air avait desséché sa peau, et les rides de la vieillesse en avaient fait une écorce. Courbé par l’âge et l’habitude de la marche, il figurait un arc, dont son bâton était la corde. On croyait généralement qu’il se nommait François, parce que ceux de sa tribu l’appelaient d’un nom qui avait à peu près cette consonance. Je crois plutôt qu’il s’appelait Frandj, mot d’arabe archaïque qui se prononce Frandjat.
Depuis longtemps les Bohémiens ont renoncé à se montrer dans les lieux habités, à cause des persécutions que leur attirait la loi sur le vagabondage. Tomber mort de lassitude dans un fossé, n’est rien pour eux ; mais être enfermé dans une prison, voilà leur épouvantail. Maintenant que tu connais les personnages qui vont figurer dans mon récit, je reviens à l’objet de ma lettre.
Un jour de l’automne dernier, je partis, vers les trois heures du matin, le carnier sur le dos, le fusil sur l’épaule, pour une partie de chasse dans la forêt. Quelques amis m’avaient donné rendez-vous dans une bergerie abandonnée et qui tombe en ruines. Le vallon où elle est construite passe, avec juste raison, pour un des endroits les plus sauvages du pays. Pendant le jour, on n’y entend d’autre bruit que le tintement irrégulier de la sonnette d’un mouton perdu dans la fougère. Aussitôt qu’une forme humaine apparaît dans le vallon, le troupeau effrayé s’enfuit en désordre avec un tintamarre assourdissant ; on croirait voir la fougère courir et se précipiter ; le bélier seul lève la tête et fixe sur l’étranger ce regard calme et impudent, si bien rendu dans les bas-reliefs antiques. Des chiens bruns et velus comme des hyènes s’élancent avec des aboiements étranglés. Du buisson à l’ombre duquel il est couché dans son plaid grisâtre, le berger vous laisse tranquillement dévorer par ses chiens, et il ne se décide à intervenir que si leur attaque est trop vivement réprimée. Alors seulement il se lève et accourt en poussant des cris sauvages. Bien vous prend d’être armé pour tenir en respect hommes et chiens.
Au moment où j’arrivai dans le vallon, aucun bruit ne troublait le calme de l’heure matinale, hors quelques cris d’oiseaux qui se réveillaient dans leurs nids ; une fraîche odeur de rosée flottait dans l’air ; l’aube pointait à l’horizon, les étoiles pâlissantes avaient la blancheur mate de l’argent, et le contraste faisait paraître la bruyère plus sombre. Une lueur rougeâtre, qui rayonnait à une portée de fusil dans la direction de la bergerie, me fit penser que mes amis m’avaient devancé au rendez-vous. Je pressai le pas, mais avec précaution, en garde contre les irrégularités du terrain et les embûches de la nuit. Je ne pus si bien faire toutefois que je n’allasse tomber tout de mon long dans un grand trou, fraîchement creusé, à ce qu’il me parut, et dont je ne pus m’expliquer la destination. Ce dernier point n’était pas ce qui m’inquiétait le plus, et je me remis sur mes jambes de mon mieux, me rappelant la fable de l’astrologue tombé dans un puits.
Ce qui m’étonnait davantage, à mesure que j’avançais, c’était de n’entendre sortir de la bergerie aucun de ces bruits joyeux qui annoncent d’ordinaire une réunion de chasseurs ; il venait de ce côté, par moments, des sons vagues qu’on aurait pris pour des frémissements de feuilles mêlés à des murmures humains à moitié étouffés. Mes pieds foulaient sourdement la fougère, et lorsqu’à peu de distance des ruines le craquement d’une branche sèche sous mon pied me trahit, je vis dans le rayon de lumière qui jaillissait de la porte passer et s’agiter des ombres. Presque au même instant je parus sur le seuil, et me trouvai en présence de mes anciennes connaissances les Bohémiens, qui remplissaient la bergerie. Mon aspect les troubla d’abord, mais ils se remirent bien vite en s’apercevant qu’il n’avaient affaire qu’à un chasseur, — chasseurs et gendarmes n’étant pas cousins, comme dit un vieux dicton.
Quoique je crusse n’avoir rien à craindre des Bohémiens, un premier mouvement de surprise me rejeta en arrière, mais le spectacle bizarre que j’avais sous les yeux me retint. Au centre de la bergerie brûlait un feu de broussailles. Par terre était étendu, tout de son long, le vieux Frandj, les pieds tournés vers ce feu qui figurait peut-être le soleil. Frandj était mort. Les femmes de sa tribu, les cheveux épars, accroupies autour du corps, murmuraient en chœur des paroles inintelligibles pour moi ; deux d’entre elles serraient des bandelettes autour du cadavre. Par moments, il se faisait un profond silence ; puis les chants de deuil recommençaient, et les femmes se tordaient les bras. Tout au fond les hommes étaient assis, muets et dans une attitude de résignation. L’air de la porte faisait vaciller la la flamme, dont les reflets couraient sur le mur en arabesques capricieuses.
Je me retirai alors et j’allai m’asseoir à l’écart, un peu troublé de ce que j’avais vu. Les coqs des fermes éloignées chantaient comme pour se réjouir de la mort du célèbre voleur de poules. Ce que je savais de la vie de Frandj me revint en mémoire. Je réfléchissais à la singulière destinée de ce pauvre diable de prince, dont la vie n’avait été qu’un voyage continuel, usant sur tous les chemins la plante de ses pieds, qui était certainement ce qu’il avait jamais connu de plus solide en fait de semelles. Je me le représentais tombant, épuisé de fatigues, dans cette bergerie abandonnée, après avoir marché autant que vole une génération d’hirondelles, et disant aux siens : « Mon temps est fini ; qu’un autre maintenant vous conduise sur la terre. Voilà mon bâton que je lègue à mon successeur. »
Cependant l’horizon rougissait, l’air s’éclairait insensiblement, et les formes confuses se démêlaient peu à peu ; le jour allait paraître. Je vis les Bohémiens sortir de la bergerie, ou plutôt se glisser dehors, un à un, comme des ombres, emportant leur mort. Ils s’avancèrent de mon côté et passèrent près de moi sans me voir, mais je remarquai que Frandj avait le visage voilé. Arrivés à un endroit planté de bouquets de chênes nains, ils déposèrent leur fardeau sur le bord de ce trou dans lequel j’étais tombé une heure auparavant, et j’avoue que ce souvenir me donna le frisson. Alors de l’horizon, rouge comme le feu, jaillit un premier rayon de soleil qui rasa la terre ; tout s’anima ; les bruyères humides de rosée s’éclairèrent de reflets de pourpre. En même temps ce petit vent frais qui souffle au point du jour et meurt comme un éphémère courut dans le feuillage et sur les pointes des genêts.
Les Bohémiens, qui semblaient attendre ce moment, enlevèrent le voile qui couvrait le visage de Frandj, afin que le soleil caressât une dernière fois ses yeux fermés, et tous ensemble ils se jetèrent la face contre terre en s’écriant à plusieurs reprises : « Frandj ! Frandj ! » Après cet appel lamentable ils descendirent le corps dans la fosse.
En cet instant retentirent près de nous des pas de chevaux et des détonations d’armes à feu, accompagnés de cris de joie, et aussitôt parut sur le sentier qui coupait le vallon une cavalcade qu’il était facile de reconnaître pour une noce. Nos campagnards se marient de bon matin, afin d’être heureux tant que le jour est long, habitude philosophique basée peut-être sur cette vieille maxime que le bonheur n’a pas de lendemain. La cavalcade, étonnée de ce qu’elle voyait, s’arrêta au milieu du sentier. Le marié était un robuste garçon de haute stature, portant ce costume local qui ne manque pas de pittoresque : chapeau de feutre noir à forme très-basse avec des plumes de paon passes dans la ganse — et à larges bords de dessous lesquels s’échappe une chevelure dorée contournée en tire-bouchons ; veste étroite et collante comme un spencer, chargée de verroteries ; gilet écarlate, et large pantalon flottant comme une double jupe. Son œil gris fixa sur les Bohémiens et sur cette cérémonie de mauvais augure un regard irrité. La mariée, qu’il portait en croupe, jolie fille toute couverte de rubans et bariolée de couleurs comme une prairie au mois de mai, avança curieusement la tète par-dessus l’épaule de son mari, en s’y appuyant d’une main ; mais presque aussitôt elle se rejeta en arrière avec un cri d’effroi. Le jeune homme se retourna avec la vivacité du loup qui entend l’appel de détresse de sa femelle ; à l’aspect des traits bouleversés de la jolie fille, son visage exprima à la fois l’amour, la colère, et une sorte de terreur superstitieuse dont ces images funèbres le frappaient malgré lui.
Ne trouves-tu pas que cette scène ferait bien dans une toilé de trois pieds carrés’? Il y a là un paysage d’une belle couleur, des personnages en relief, du mouvement, des contrastes, de quoi, enfin, remplir toutes les conditions de l’art.
Je reviens à mon sujet. La cavalcade piqua des deux et s’éloigna au grand trot. Les Bohémiens descendirent le mort dans la fosse ; puis, sur la terre qui le recouvrit, se dressa un jeune garçon d’une quinzaine d’années environ, jaune comme l’ambre, d’un aspect farouche et en qui s’incarnait dans toute sa perfection le type de la race bohème. Les Bohémiens l’entourèrent avec de grandes démonstrations de joie et en criant de nouveau : « Frandj ! Frandj ! » Ce que je traduirai par cette autre exclamation plus connue : « Le roi est mort ! vive le roi ! »
Un bruit de chevaux se fit entendre encore du côté par où la noce s’était éloignée : cette fois c’était la gendarmerie ; les Bohémiens détalèrent promptement, se glissant à travers les buissons, se coulant dans les genêts, et emmenant leur nouveau prince.
En quelques minutes la scène se trouva vide.
Deux jours après, étant de retour à T…, je trouvai la ville en rumeur. Les gendarmes étaient parvenus à prendre au collet le jeune successeur de Frandj, et l’enfant, impatient des verrous, s’était brisé la tête contre les murs de sa prison. Tout le monde s’entretenait de cet événement. Voilà comment devait finir la dynastie du grand voleur de poules ; on pourrait citer d’illustres races historiques qui n’ont pas eu une fin plus glorieuse.
Maintenant, mon cher L.., tire le parti que tu voudras de cette lettre, qui aura servi du moins à me rappeler à ton souvenir. A toi.
CLÉMENT CARAGUEL.

Voir aussi :