Sur la solitude

SUR LA SOLITUDE

Au milieu des agitations du siècle, dans ces grands conflits d’idées et d’intérêts qui remuent les sociétés européennes depuis plus de soixante ans, ce serait un beau sujet pour quelque lutteur fatigué, — Chateaubriand à l’Abbaye-aux-Bois, ou Lamennais après la Constituante, — ce serait, dis-je, dans un tel temps et pour un tel homme, un beau sujet qu’un livre sur la solitude. La philosophie du désespoir est peut-être le dernier livre du penseur qui a trop vécu et la dernière lecture d’un peuple qui vieillit.

A tout autre point de vue, deux illustres malheureux, Zimmermann et Rousseau, ont laissé bien peu de chose à dire sur les sentiments qui naissent de l’isolement, sur ses inconvénients et ses avantages, sur la poétique des forêts. Ils ont épuisé la physiologie du sujet. Le bagage de ce qu’en jargon de littérature moderne on nomme « méditation » est aussi complet que possible. A moins d’être poëte badin ou feuille de rose, deux choses éternelles et sans conséquence, il est impossible de se poser impunément sur cette coupe déjà pleine de pensées.

Il m’est donc rarement arrivé de perdre mon temps à remettre au sas tant de vieilles idées si bien épurées déjà, si bien dites, et qu’on gâterait en les voulant nettoyer au goût du jour.

Dans les longues promenades à travers les bois j’ai plus joui que pensé, plus senti qu’analysé, hormis sur un point pourtant, sur un point fort sérieux, qui m’a toujours beaucoup intéressé et qui n’est peut-être pas indigne de l’attention d’un esprit spéculatif. Je veux parler de cet étrange et complexe sentiment qui domine l’homme dans la solitude, toutes les fois que son imagination n’est pas absorbée par quelque sujet particulier. Il n’est personne, je crois, qui n’ait éprouvé, en pénétrant sous les sombres arcades d’une forêt, un mélange de charme et d’horreur. Un sentiment analogue se passe en nous toutes les fois que nous nous isolons soit sur l’eau, soit en gravissant une montagne. La solitude, les bois, ne sont jamais complètement gais ; les plus jolis rayons de soleil dans les feuilles n’empêchent pas que l’ombre verte tombe comme une mélancolie du dôme des grands arbres. Les poètes riment dans les chemins déserts, les peintres peignent les roches et les halliers de Fontainebleau, des familles bourgeoises vont boire, manger et se réjouir sur l’herbe ; on y voit des chasses royales à grand son de trompe et d’aboiements de meute ; on y voit aussi ce qui vaut mieux, des amants qui fuient l’œil des passants et des gardes. Mais, ô rimeurs, ô peintres, ô amants ! m’expliquerez-vous, au détour du chemin, ce sinistre pendu, dont l’ombre s’allonge en travers de la route, et qui, lui aussi, est venu choisir l’aimable solitude des bois et le vert rameau d’un chêne pour cette triste cérémonie’?’

On ne va donc pas au bois que pour y faire l’amour, que pour y chasser la rime ou le gibier. Il y a donc au fond des bois quelque volupté secrète, quelque joie funèbre et mystérieuse pour le malheureux lassé de frayer avec les humains ! Ah ! pour qu’on prenne le parti de se pendre à cette branche sous laquelle deux amants se sont assis, croyez-moi, il faut que la solitude ne soit pas tout grâce, tout bonté, tout béatitude ; il y a des heures où elle m’apparaît plus amère que la mort. Elle évoque à certains jours le spectre des mauvaises résolutions. Elle se dresse comme une ironie en face de la société vivante et agissante. Elle lui envoie dans ses sauvages parfums comme un soupir de sa haine. Enfonçons-nous au fond de la forêt, plus au fond encore, et quand nous nous sentirons bien seuls, quand rien ne nous rappellera la vie sociale de cet animal politique que l’on appelle l’homme, quand nulle idée de devoir ne descendra des pleurantes ramées, nous penserons peut-être qu’il est un moyen d’esquiver le problème qui lasse notre courage ; nous grimperons, égaré, blême, à cet arbre où, joyeux enfant, nous montions dénicher des pies. et, sous ce vain prétexte que nous manquons de gloire ou de monnaie, qu’une fille nous a trompés, nous attacherons la cravate que cette pauvre fille ourla peut-être un soir, nous y passerons un cou ridicule, et…. Mais, afin d’élever en le résumant le curieux sujet de ces réflexions, qu’il soit permis à ma paresse d’exprimer en quelques mots tracés ailleurs le sentiment double que nous éprouvons dans les bois, et qu’on pourrait nommer l’antinomie de la solitude :

« Deux instincts puissants luttent éternellement au fond de l’âme humaine : l’instinct sauvage indompté, le moi irrationnel, c’est-à-dire la révolte ; et l’instinct de l’association, du sacrifice, du devoir, c’est-à-dire la Loi.

« Quand du haut d’un monument nos regards glissent au-dessus de la ville et découvrent les campagnes, quand nous entrons dans une forêt, quand, sur la plage, nos yeux se perdent parmi les profonds horizons des mers, un soupir s’échappe de notre poitrine ; on dirait que nous nous souvenons d’une condition antérieure, dont les sensations n’ont plus en nous qu’un écho affaibli ; nous voudrions prolonger cette vague réminiscence du premier homme, perpétuée dans toute l’humanité ; notre tête se relève d’un mouvement brusque et léger, la brute se réveille. Tout à coup un son lointain, le son d’une cloche, nous fait tressaillir : c’est la religion ; un roulement de tambour traverse les airs : c’est la patrie. Et si cela ne suffisait pas, la faim qui tord nos entrailles nous avertit que déjà la soupe fume sur la table, que les enfants impatients frappent les assiettes de leur cuiller, et que la ménagère inquiète est déjà deux fois venue regarder au seuil de la porte : c’est la famille.

« Alors nous inclinons cette tête rebelle, nous nous acheminons à pas lents vers le grand bercail ; puis nous hâtons la marche, et, en rentrant dans la commune, l’homme social, le citoyen a complètement repris conscience de ses devoirs’! »

Cette pensée ne serait pas complète, si nous n’ajoutions que, pour certains hommes, une course dans les bois est un calmant sans égal. Ceux-là sont des athlètes qui, dans le silence et l’isolement, savent puiser de fortes résolutions et rassembler leur vigueur défaillante. Mais pour quiconque ne sait pas dompter le mauvais esprit de la solitude, les bois voudront toujours dire : assassinat, viol ou suicide.

Puisque ces réflexions intimes autorisent la confidence des sentiments personnels, je ne crains pas de dire que les bois et autres beaux sites solitaires m’inspirent quelque sympathie secrète, mais peu de confiance ; je ne les crois pas très bonnes à l’homme fiévreux des sociétés contemporaines. Ce cas presque spécial, et au total assez étroit, se rattache, selon moi, à un principe général qui fait, à tort ou à raison, partie de mes croyances : « La lutte est entre la nature et la société, comme entre la liberté et le sacrifice. » Or je n’hésite pas à mettre le sacrifice au-dessus de la liberté.

Malgré ces bonnes raisons, ou, du moins, malgré ces raisons que je crois bonnes, s’il m’était donné de passer à l’application, je conserverais parmi les forêts celles qui avoisinent les grandes villes comme Paris. Napoléon conserva la Trappe pour les grandes infortunes. Par un motif analogue, et, ce me semble, plus large, il est à souhaiter que nos belles forêts des environs de Paris, celle de Fontainebleau surtout, demeurent éternellement debout près de cette seconde ville éternelle. C’est qu’il y a des jours où ce Paris est pire qu’une Thébaïde pour les âmes fatiguées ; c’est qu’il y a des instants où nous sommes tellement épuisés des sollicitations de la vie factice, qu’il faut à tout prix aller respirer l’air et le silence des bois, comme des poitrinaires boivent du lait d’ânesse. Et puis, nous avons nos savants, nos poètes, nos peintres, nos musiciens, nos amants, à qui ces bois sont nécessaires. Cela me paraît plus universel et plus humain que de conserver la Trappe à quelques mystiques infortunes.

Ajouterai-je que, pour un petit nombre d’âmes robustes et saines, les grands aspects de la nature sont un perpétuel memento qui ramène l’homme au profond, au social sentiment de l’égalité ?

HIPPOLYTE CASTILLE

Hippolyte Castille, né le 8 novembre 1820 à Montreuil (Pas-de-Calais) et mort le 26 septembre 1886 à Luc-sur-Mer (Calvados), est un journaliste et écrivain français.

Il collabora à divers journaux et revues, dont L’Esprit public avec Léonce Dupont, le Musée des familles et Le Corsaire, et fonda Le Travail intellectuel et La République française.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hippolyte_Castille

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