Le Val Fleuri

https://eman-archives.org/FLIM/items/show/6970

LE VAL FLEURI

La nature vierge est pleine de charmes, redisent à l’envi les voyageurs et les poètes ; mais, comme toutes les vierges, elle est souvent par trop farouche. Ce n’est pas l’enfant timide que touche un sourire, qu’une larme émeut, qu’une caresse rendra confiante. Amazone armée de toutes pièces, couronnée de fer, vêtue de la dépouille du léopard, elle ne s’endort qu’au delà d’une triple enceinte de retranchements ; malheur à qui tente de la surprendre ! Elle ne cède ni aux menaces, ni aux ruses, et toujours, avec une opiniâtre fierté, elle repousse le téméraire qui essaye de dénouer sa ceinture.

« Belle nature, nous vous avons admirée sous toutes les zones, dans tous les climats. Nous vous avons vue sur votre trône de glaces éternelles, nous vous avons rencontrée sur les plages brûlantes où se tordent les vagues de votre immense océan. Partout mystérieuse et superbe comme la fille des druides, vous nous avez semblé terrible partout, partout où le génie de l’homme, avec une patiente audace, n’a pu vous arracher votre manteau virginal.

« Lianes chevelues, fourrés épineux, ronces gigantesques, — inextricable réseau de labyrinthes, — fondrières, rochers, cratères, gouffres béants, taillis hérissés de dards, déserts sans bornes, sables de feu, abîmes et mers sans fonds, marécages impénétrables, remparts de granit, fossés de lave bouillante, tels sont les obstacles que vous opposez sans cesse à l’ambition humaine.

« Vierge au bouclier, malgré toute notre admiration pour vos splendeurs, malgré tout notre amour pour vos charmes, nous vous aimons mieux, —avouons-le humblement, — quand vous commencez à être apprivoisée. Grâces soient donc rendues à quiconque fraye une voie, comble un précipice, défriche une lande ou suspend un pont ! Hier, la nature menaçante se refusait à notre tendresse ; demain, rendue accessible, elle ne pourra plus nous cacher ses beautés ! »

Je m’en allais rêvant ainsi, tout en foulant un des innombrables sentiers tracés à travers la forêt de Fontainebleau par un de ces hommes de bien qu’aucun obstacle ne décourage. J’applaudissais à son œuvre chemin faisant ; sans lui, aurais-je pu explorer les crêtes rocheuses d’où je redescendais vers le parc? Sans lui, n’aurais-je point craint à chaque pas de m’égarer dans un nid de vipères ? Les broussailles m’avaient livré passage comme par enchantement.

Que de fois, dans ma jeunesse, n’ai-je pas été arrêté dans mon chemin par les cactus ou les épines entrelacées des forêts d’outre-mer. Que de fois n’ai-je point trouvé les grands bois barricadés par les lianes ou noyés dans de hautes herbes qui devaient recéler mille reptiles venimeux.

A peine redescendu des hauteurs, je traversai une route ; une porte venait de s’ouvrir, je passai de la forêt dans le parc.

Le soleil perçait la fouillée, ses rameaux d’or glissaient parmi les brouillards d’argent qui tourbillonnaient au-dessus du canal ; les coqs du village voisin sonnaient la diane, les petits oiseaux commençaient à gazouiller, et les hirondelles, chargées de la police de l’air, s’en allaient criant aux paresseux : « Alerte, voici le jour ! »

Le coq est le clairon qui, le premier, chante le réveille-matin. Aux hirondelles est dévolu le soin de répéter le signal ; mais c’est le soir surtout qu’elles redoublent de zèle pour annoncer la retraite. Leurs cris sont d’abord assez rares ; de loin en loin elles s’appellent, elles se répondent, ce n’est encore qu’un prélude. Mais, à mesure que le soleil baisse, leur vol, leurs cris, se précipitent ; elles se croisent, elles échangent des mots d’ordre et de ralliement ; leurs appels sont de plus en plus impérieux, elles montent, descendent, tournoient, inspectent les arbres, les édifices, les rochers, elles rasent la surface des eaux ; elles se multi plient en jetant des clameurs aiguës. C’est ainsi qu’elles commandent le silence et le repos à tous les oiseaux de jour.

Le hibou, l’orfraie, la chauve-souris, seuls désormais ont le droit de fendre l’air.

Rien de plus rigoureux que la discipline de la gent ailée. L’amour maternel même n’en ose enfreindre les lois, comme j’en fus témoin dans le parc de Fontainebleau.

Je ne sais quel accident avait détruit un nid de moineaux, c’était la veille de ma promenade matinale sur les rochers Bouligny, par delà le mail d’Henri IV : En revenant du village d’Avon, j’avais été arrêté par une touchante scène de famille.

Deux jeunes passereaux étaient tombés sur le gazon : — le père et la mère voletaient autour d’eux avec inquiétude ; j’en ramassai un, je le réchauffai de mon haleine ; les cris plaintifs redoublèrent.

— Ne craignez rien, mes pauvres amis, je ne veux point vous faire de mal. Sterne décrirait mieux vos angoisses, mais ne les respecterait pas davantage.

Je fis un lit de mousse et de feuilles sèches, j’y posai les deux petits et m’éloignai, jusqu’à ce que ma présence n’effarouchât plus leurs parents. La mère revint aussitôt portant quelque pâture, le père volait à côté d’elle ; il imita bientôt son exemple. Tant que le soleil fut sur l’horizon, ils vinrent tour à tour caresser, réchauffer et secourir leurs petits.

Assis à quelque distance, j’observais avec intérêt. Tout à coup la retraite des hirondelles se fit entendre. 0 Josué ! que n’étais-tu là pour arrêter le soleil !

Les hirondelles faisaient leur ronde, et sonnaient la rentrée au logis. Le mâle obéit le premier à la stricte consigne des habitants de l’air ; j’entendis son dernier cri, je le vis disparaître au delà d’un mur. La femelle, luttant entre deux instincts, le suivit d’abord, puis revint à ses petits, étendit sur eux ses ailes et becqueta la mousse ; mais une hirondelle sévère, — était-ce un adjudant major ou un maréchal de camp ? — l’effleura en criant en son langage :

« Voici la retraite ! n’entendez-vous pas le couvre-feu ? Allons, rebelle, obéissez !… Silence partout !… »

Un timide adieu, un soupir se fit entendre encore ; mais la triste mère n’osa plus s’attarder, et les petits eux-mêmes cessèrent de se plaindre. Ils tremblaient de froid sur le lit de mousse que je leur avais dressé. J’essayai de leur donner quelques miettes de pain ; ils n’étaient pas encore capables de se passer des soins maternels ; je les enveloppai donc du mieux que je pus, en me promettant de revenir au point du jour ; et c’est pourquoi, aux portes ouvrantes, je rentrais dans le parc.

Le Mail, ni les sauvages hauteurs que j’avais rapidement explorées, ne purent me retenir ; je courus au peuplier qui me servait de remarque, j’arrivai au lieu du désastre.

La pauvre mère, dès le chant du coq, avait volé vers le nid de mousse. Les hirondelles, cette fois, ne la chassèrent plus ; mais, hélas ! il était trop tard. Le plus fort des petits passereaux gémit une dernière fois, puis expira sur le corps de son frère.

La femelle les secoua l’un après l’autre et geignit ; elle s’attacha surtout à celui qui avait vécu jusqu’au jour, le retourna, tenta de le réchauffer, essaya de lui ouvrir le bec, le secoua encore, et continua ce manège avec une sollicitude si évidente, que ses plaintes, ses doutes, ses espérances et son désespoir n’auraient pu être mieux exprimés en aucune langue. Elle hochait la tète et becquetait la mousse au hasard, rejetant la pâture qu’elle rencontrait ; elle resta immobile un instant, puis voltigea sur les dépouilles inanimées de ses petits.

Le mâle, perché sur une branche voisine, ne cessa de la regarder tristement ; ils échangeaient quelques cris de deuil :

— Ils sont morts !… ils ont péri de froid et de faim !… semblait dire la mère désolée.

— Rien !… rien !… Je ne puis plus t’aider à rien ! répondait le père de la petite famille.

Lorsque enfin la femelle s’envola, il prit son vol en même temps, et les cris de douleur qu’ils poussèrent ensemble me laissèrent, — oh ! en rira qui voudra ! — sous une impression de vague tristesse.

Tous les jours, nous voyons passer avec indifférence un convoi funèbre, et tandis que le cortège chemine sur la chaussée, nous continuons, gaiement parfois, la conversation commencée sur le trottoir.

— Vous ne connaissez ni le défunt, ni ses parents ; connaissais-je davantage les oisillons qui pleuraient leur nid et leur progéniture ?

(Virgile fait pleurer Philomèle sous l’ombre ; qu’on nous permette de nous servir de la même expression.)

Sterne ne limite pas ses élans de pitié ; l’âne, le chien du pauvre, sont ses amis, et, je vous le jure, les malheureux passereaux de la forêt étaient devenus mes amis depuis la veille. J’en voulais aux hirondelles d’avoir sonné la retraite. J’en voulais à la consigne sévère qu’elles ont mission de faire observer.

Mais ne faut-il pas que le chat-huant prenne ses ébats ! Si les oiseaux de jour ne se retirent point à l’abri avant la nuit close, ils s’égareront et seront inévitablement la proie des malfaiteurs nocturnes.

Et par transition, j’en revenais à songer aux sublimes mystères de la Nature, grande prêtresse de la Mort qui engendre la Vie.

Matière éternelle éternellement animée, dogme de la métempsycose, âme du monde mue incessamment par la divine Providence !… Ces deux pauvres pierrots vont nourrir l’arbre et le gazon, ils se transformeront en herbe que broutera la vache de la ferme voisine ; et ce lait parfumé, que la fermière mélangera d’eau en dépit du Décalogue, contiendra des parcelles du corps de mes petits oiseaux. « O Pythagore !… pourquoi ne permettais-tu point de manger des fèves ?… »

J’étais arrivé à l’extrémité de la belle pièce d’eau où se mirent les grands arbres du parc. Adieu, Pythagore ! Un chant enfantin retentissait au delà d’une haie, je n’en perdis pas un mot.

Sais-tu la chanson
Du pinson,
Jeannette ?
Sais-tu la chanson
Que là-haut répète
Le gentil pinson ?
La chanson est bien gentille,
Mais moins que toi, jeune fille,
Est gentille
La chanson !
Et tra la, la la !
Tra la, la ra la !

La voix qui chantait ainsi avec la gaieté d’un pinson était fraîche, quoique un peu grêle ; et si les paroles me parurent trop apprêtées pour être franchement campagnardes, l’air qui s’y adaptait avait toute la naïveté désirable. Cinq ou six voix de grandes filles se mêlèrent à celle de la petite chanteuse.

Et tra la, la la !
Tra la, la ra la !

Je m’avançai en tapinois du côté d’un treillage, balcon champêtre d’où l’on domine l’étroit ravin situé entre la pièce d’eau et le mur d’enceinte du parc.

Ce fonds, qui mérite le nom de Val Fleuri, est à mon goût un petit coin du paradis terrestre, un peu arrangé par les arrière-petits-fils d’Adam, mais, en vérité, pas plus que ne peut le désirer un voyageur qui a le droit de se connaître en oasis.

Au milieu d’un tapis de gazon ombragé par de grands arbres et entouré par des haies touffues, un génie bienfaisant a dressé une massive table de pierre (1) que visitent parfois d’aimables convives.

Chevaliers de la Table ronde, votre illustre marraine fut-elle jamais plantée en un vallon si charmant !

Une prairie verdoyante, où scintillent mille perles des champs, s’étend au delà du bouquet de marronniers, de frênes et d’ormeaux qui marient leurs feuillages. A leurs pieds serpentent d’étroits ruisselets, alimentés les uns par une source glaciale, les autres par le trop-plein de la grande pièce d’eau qu’attiédit l’ardent soleil de juillet.

Mon balcon de treillage est situé exactement au-dessus de l’écluse construite comme un petit château d’eau dans les talus entourés de haies vives. Là jaillit par une rigole de pierre moussue la fontaine du canal.

Le murmure de cette faible cascade et les frémissements de la brise dans les rameaux accompagnaient les chansons de mes jeunes villageoises, qu’un poète classique apellerait les nymphes de la Table ronde.

En vérité, la plupart d’entre elles n’avaient pas d’autre siège.

Abrité par un gros frêne, qui doit avoir ombragé les mères-grand’s de leurs grand’s-mères, j’étais tout yeux et tout oreilles.

Et tra, la la la !
Tra la la, ra la !

La petite fille a déjà chanté son second couplet, mais nous n’en ferons pas grâce au lecteur :

Sais-tu qu’au matin,
Un lutin,
Jeannette,
Sais-tu qu’au matin,
Dans l’ombre te guette
Un gentil lutin ?

Le lutin est blanc et rose,
Mais moins que toi, blanche rose,
Il est rose
Le lutin !
Et tra la, la la !
Tra la, la ra la !

Elles se prirent gaiement par la main et firent une ronde autour de la table; la plus jeune resta seule assise, et après le refrain, continua ainsi :

Sais-tu que l’amour
Un beau jour,
Jeannette,
Sais-tu que l’amour
Aura, ma brunette,
Son tour un beau jour ?
De l’amour, moi, je me moque,
Plus que d’un œuf à la coque,
Je me moque
De l’amour !
Et tra la, la la !
Tra la, la ra la !

Les grandes partirent de bruyants éclats de rire.

— Et puis ?… ensuite ?… après ?

— C’est fini ! dit la petite.

— Tant pis ! s’écrièrent les danseuses.

Pour le coup, du haut de mon balcon, j’entonnai un quatrième couplet :

Tu te moqueras
Des faux pas,
Jeannette,
Tu t’en moqueras,
Tant que sur l’herbette
Tu n’en feras pas.

Mais l’amour lutin te guette
Soir et matin en cachette,
Il te guette
A chaque pas !…
Et l’heure viendra,
Tra la, la ra la,
Où l’amour rira !
Et tra la, la la !

Je descendis, les grandes filles s’enfuirent. Bientôt un bruit confus de battoirs m’apprit que les naïades et les dryades du Val Fleuri ne sont autres que les blanchisseuses d’Avon.

— Jeannette, demandai-je à la petite lille, qui t’a appris ta chanson?

— Un monsieur de Paris qui l’a faite tout exprès pour moi. C’est un artiste, dit-il, qui vient dessiner les arbres et tout ; il m’a dessinée aussi, moi.

Le modèle en valait bien la peine. Toutes les fillettes de Fontainebleau ont des yeux magnifiques.

Cela tient au bon air, à la bonne eau, au bon lait, à une infinité de bonnes choses et à un bon caprice de madame la Nature, qui veut dans ses grands bois des étoiles le jour comme la nuit.

— Répète-moi tes trois couplets, Jeannette.

— Je veux bien, répondit-elle ; mais vous m’apprendrez le quatrième.

— Le cinquième, le sixième, le septième aussi, si tu veux.

— Oh ! que non pas ! fit-elle ; ce serait trop long !

Le vent s’éleva tout à coup avec violence, les arbres qui se heurtaient rendaient un son grave et strident tour à tour ; au loin vous auriez dit une mer agitée dont les lames se replient sur elles-mêmes. J’avais entendu les chansons matinales des oiseaux et la chansonnette de Jeannette ; la nature chantait à son tour la grande et sonore chanson des océans, des sables et des forêts.

— Adieu, Jeannette !… adieu, joli pinson du Val Fleuri !…

L’orage éclata… Elle avait disparu en chantant toujours :

Tra la la, la la !
Et tra, la ra la !

G. DE LA LANDELLE.

(1) Cette table est due à M. Lamy, conservateur du palais.

Gabriel de La Landelle par Nadar.

Guillaume Joseph Gabriel de La Landelle, né le 5 mars 1812 à Montpellier, France, et mort le 19 janvier 1886 à Paris, est un officier de marine, journaliste et homme de lettres français, romancier de la mer et auteur d’autres ouvrages maritimes. Il figure également parmi les pionniers de l’aéronautique.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guillaume_Joseph_Gabriel_de_La_Landelle

Dessin d’un hélicoptère imaginaire, mû par la vapeur, imaginé par Gabriel de la Landelle.

Voir aussi :

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :