Le Bas-Bréau

LE BAS-BREAU

Muse des bois et des accords champêtres ; muse des idylles et des bucoliques, je t’invoque et je t’appelle à mon aide et à l’aide des bergers, des bergères et des peintres de Fontainebleau ! Gomme un habile architecte décore le vestibule d’un superbe palais de colonnes dorées, la nature, bonne mère, a décoré Fontainebleau des plus beaux arbres de la création. On loue et l’on célèbre le château, ouvrage des rois ; on ne peut trop louer la forêt, qui est l’œuvre de Dieu ! Elle a prêté son ombre propice à tant de rois, à tant de capitaines, a tant de beautés en leur printemps ! Elle a vu vivre et fleurir tant de grands artistes ! Elle a fourni le sujet de tant de chefs-d’œuvre ! Que de paysages commencés dans ces clairières, que d’idylles murmurées dans ces buissons ! Fontainebleau qui ne redoutait ni les révolutions ni les tempêtes ! l’abri immense inaccessible à l’hiver !

Il existe, Dieu merci, dans ce bas-monde une race excellente d’hommes contents de peu, heureux de rien, qui ne changeraient pas contre la couronne de France la plume, la brosse, l’ébauchoir, le noble outil qui les fait vivre. Bonnes gens, faciles à vivre et faciles à mourir ! Un brin de soleil suffit à leur joie, une chanson les rend tout aises, un morceau de pain les fait riches, un sourire les fait glorieux ! 0 révolution, ô révolutionnaires, ô ambitieux de tous les étages, vous ne pouvez rien sur ces âmes indépendantes ! Elles vous regardent en pitié, elles vous méprisent ; elles savent que vous passez vite, et tout leur souci, c’est de ne pas toucher de leur robe blanche votre manteau souillé !

Hurlez ! criez ! moquez-vous du monde…. ces amis dont je parle vous abandonnent le bruit, la déclamation, l’orage, la tempête ; ils ne s’inquiètent guère que de vivre à l’abri de vos tumultes. Plus vous êtes superbes, et plus ils sont humbles ! plus vous vous faites grands, et plus ils se font petits ! Ils méprisent votre gloire, votre force, votre éloquence, vos splendeurs, vos fortunes, votre popularité, vos mensonges ; ils aspirent à une lumière plus pure, à une gloire moins bruyante, à une popularité plus sereine ; ils chantent d’autres cantiques, ils rêvent un autre soleil !

Ils vivent d’un travail facile, d’une pensée active et paresseuse tout ensemble ; ils aiment le silence et l’espace, le mouvement mêlé au repos, le sommeil à l’ombre du saule, la méditation à l’ombre du hêtre ; ils donneraient les Tuileries dévastées pour un chêne de la forêt de Fontainebleau ! un de ces arbres qui font dire au jeune homme : Et moi aussi je suis peintre ! Ils sont pauvres, ils sont inquiets ; — la pauvreté et l’inquiétude, ces deux fléaux qui peuvent ruiner les plus grands peuples. — Mais ne les plaignez pas, l’art et la poésie apportent avec eux des consolations infinies !

Ce qu’ils demandent à l’heure présente, et ce qu’ils ont demandé à toutes les heures de leur vie, c’est que leur asile soit entouré de respect, c’est que leurs retraites ne soient pas livrées à la ruine. Ils admirent les vieux palais, les vieilles maisons, les antiques cathédrales, les ruines, tout le passé ami de la couleur et du drame… respectez l’objet de leur culte ! Ils aiment d’un amour infini les grands paysages : ne défaites pas leur fortune ; ils ont choisi, pour le rendez-vous de leur inspiration, les plus vieux arbres des plus vieilles forêts ! Par grâce et par pitié, n’appelez pas la hache et la cognée afin de déraciner et de détruire ces vieilles écorces, l’objet innocent de leur amour.

Voilà tout ce qu’ils demandent et tout ce qu’ils veulent ! Ils ont adopté la forêt de Fontainebleau comme un rendez-vous sacré cher au peintre, au poëte, au botaniste, au rêveur, et, les mains jointes, ils prient et supplient que tout au moins un petit coin de la vaste forêt soit respecté du bûcheron impitoyable. Hélas ! on a déraciné la mare aux Evées, ce beau lieu digne de Claude Lorrain lui-même ; on a ruiné la vallée de la Solle, autrefois le rendez-vous des grandes chasses pittoresques, et voici maintenant que le Bas-Bréau est menacé à son tour ! le Bas-Bréau, ce merveilleux rendez-vous des plus beaux arbres, ce pêle-mêle élégant, cette réunion des plus beaux enfants de la terre nourricière ! Oui, et regardez à l’écorce de ces beaux arbres, l’écorce est touchée du marteau mortuaire ! L’arbre est désigné à la prochaine cognée, et l’arbre, et les rameaux, et le feuillage où se repose en chantant l’oiseau du ciel, ne reverront pas le prochain printemps. Le printemps a perdu sa couronne, le mois de mai sa guirlande ; l’automne a perdu son abri ! Jeune homme que cette ombre sacrée abrite encore, entends-tu le gémissement de la branche agitée ? « Hélas ! dit-elle ; hélas ! disent toutes les feuilles de cette tête vénérable, morituri te salulant, nous te saluons et nous allons mourir ! »

Déjà une première fois, et dans les embarras d’une royauté naissante, le Bas-Bréau fut menacé ! Le roi venait de monter sur le trône que lui donnait la France, et il n’avait pas le temps de songer à ce bouquet de vieux arbres. Tout à coup il apprend (il l’a appris de la voix qui parle aujourd’hui) que le Bas-Bréau, cher aux artistes, allait être livré aux bûcherons. «  O sire ! lui disions-nous, nous savons que vos heures sont précieuses, que vos veilles sont sans relâche, et cependant accordez-nous une heure ! Écoutez les plaintes du royal Fontainebleau ! Prêtez l’oreille aux gémissements partis des entrailles mêmes de l’antique forêt de François 1er et de Louis XIV ! O sire ! songez aux artistes que vous aimez et qui vous demandent la vie et la grâce de leurs domaines ! Hélas ! ils ne possèdent au monde entier que leur forêt de Fontainebleau ! Ils y venaient enfants, portés par leurs mères, et ils jouaient au pied même du chevalet paternel ; ils y sont venus jeunes gens, tête à tête avec leur premier tableau et leur premier amour ! Maintenant que les voilà des hommes et que vos mains vénérables ont pris les rênes de l’État, sire, ils comptent bien profiter de la paix que votre sagesse doit donner à l’Europe pour accomplir les plus belles tâches de leur âme et de leur cœur ! Ici est leur patrie, ici est leur fortune ! A l’ombre de ces arbres ils espèrent trouver leur gloire ! O roi ! écoutez-les, et respectez les vieux chênes, l’honneur des forêts, la grâce du paysage, la leçon des artistes, leur repos et leur espoir ! »

Ainsi nous parlions, et ce bon roi, parmi tant d’écueils qui couvraient la surface de ce royaume et qui montaient incessamment jusque sur les marches de ce trône à peine fondé, s’arrêta un instant en son labeur pour écouter Fontainebleau en larmes. Or il savait toute la forêt par cœur ; il en pouvait nommer tous les arbres ; il l’aimait comme Bourbon, il l’aimait comme roi ! — « Le Bas-Bréau ! dit-il, on veut toucher au Bas-Bréau ? Je ne l’entends pas ainsi ! Je ne veux pas que, moi régnant, tombent ces vieux arbres. Que mes artistes se rassurent. Je veux réparer Fontainebleau comme je veux réparer Versailles ; qu’ils fassent des paysages tout à leur aise, et dites-leur qu’ils recevront ma visite au premier jour. » — Voilà comment fut sauvé le Bas-Bréau, et comment parlait ce bon prince ; et comme on lui représentait que cette coupe d’arbres inutiles et arrivés à leur croissance devait rapporter un demi-million, tout autant : « On trouvera de l’argent autre part, disait-il ; respectons le Bas-Bréau » C’est qu’aussi ils s’entendaient si bien, ce vieux roi et ces vieux chênes, frappés des mêmes tempêtes, exposés aux mêmes foudres ! Têtes chauves et vigoureuses ! Nobles racines attachées au sol français !

Fontainebleau ! Laissez-nous Fontainebleau, ou tout au moins la partie la plus aimée et la plus féconde ! Respectez les arbres qui nous ont vus naître ! Épargnez les modèles ! épargnez l’école ! Attendez au moins, s’il le faut absolument, et si ces beaux arbres sont destinés à la mort violente, attendez que nous soyons morts !

Ainsi se lamentent, ainsi prient et supplient, les mains jointes, tant d’artistes excellents, l’honneur du paysage moderne, restés fidèles à la France, à ses paysages, à ses aspects, à ses eaux, à son ciel, à ses arbres, à ses gazons, à cette grande, forte et sérieuse nature, qui a fondé parmi nous une si grande école de paysagistes ! En même temps, aux artistes, leurs frères, se joignent les poètes, les fantaisistes, les vagabonds, les pauvres diables, les amoureux, les voyageurs du train de plaisir ! Toucher à ces merveilles de là-bas, y songez-vous ? Jeter au feu ces ombrages et ces mystères, quelle faute ! La roche qui pleure en pleure à l’avance, et le grand veneur attristé, en son patois de fantôme, se dit à lui-même : « Où allons-nous ? »

Nous allons aux roches pelées, aux mousses, aux lichens, au bouleau monotone, au tremble insaisissable, au saule rabougri, au terrain calciné, au gazon brûlé du soleil, au ruisseau sans eau, à la grotte sans mystère, au sentier sans ombre, au vallon aride, à la colline dépouillée, à tout ce qu’il y a de difforme et de hideux sous le soleil ! Voilà où nous allons ! disent les peintres, et les peintres les plus habiles : le mélancolique Cabat, le vigoureux Decamps, l’éclatant Diaz. l’éloquent Jules Dupré, Bertin le Penseur. Qui encore’.’ Troyon, Théodore Kousseau, Francis, Isabey, Giraud. Les uns et les autres, ils ne veulent pas se consoler s’il faut renoncer à la forêt de leur adoption.

Eh quoi ! vous avez à vos ordres la forêt entière, la fontaine Nadon et les bains des Sables, le bois Gautier et Montandart, les Ventes-au-Diable et la Mal-Montagne, Vidosang et Montmerle, Bois-Bon et Lumière, les Epines-Vertes et la Grande-Bruyère ; vous avez la vallée Jauberton, et le Mont Merle, tout Moret, tout Franchart, les rochers d’Arbonne, les Grands-Feuillards, la Mare-aux-Corneilles et les Ventes-Barbier ; vous pouvez couper les Pommerayes et la Bècassière, Cassepot et la Madeleine ; la Canche-Guillemette elle-même vous tend ses bras chargés de feuillage, et vous ne pouvez pas accorder encore une grâce de vingt années à ce merveilleux Bas-Bréau, l’honneur de la forêt et la fortune du père Gane, lorsque s’ouvre aux artistes de septembre sa maison hospitalière de Barbizon !

JULES JANIS.

1850.

Jules Janin (1804-1874) par Nadar

Gabriel-Jules Janin, né à Saint-Étienne le 16 février 1804 et mort à Paris (16e arrondissement) le 19 juin 1874, est un écrivain et critique dramatique français.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Janin

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