Pourquoi, de nos jours, le commerce et la poésie ne font-ils pas bon ménage ?
C’est une excellente question qui explore la tension entre deux aspects très différents de l’activité humaine. Le commerce et la poésie peuvent sembler incompatibles à première vue en raison de leurs objectifs, de leurs valeurs et de leurs modes d’expression fondamentalement opposés.
Leurs objectifs
Le commerce a pour but ultime le profit. Son langage est celui de l’efficacité, de la transaction, de l’utilité, du rapport qualité-prix. Il cherche à quantifier la valeur, à créer des besoins et à optimiser les échanges. La réussite commerciale se mesure par des chiffres, des bénéfices, et une croissance du marché.
La poésie, à l’inverse, n’a pas d’objectif utilitaire direct. Sa valeur n’est pas monétaire. Elle cherche à exprimer l’inexprimable, à toucher l’émotion, à explorer la beauté, le mystère, la condition humaine. Son langage est celui de la métaphore, du rythme, du symbole et de la sensation. La réussite poétique se mesure par la capacité à émouvoir, à faire réfléchir, à créer une nouvelle perspective.
Leurs valeurs
Le commerce valorise la clarté, la simplicité et l’universalité d’un message qui doit être compris par le plus grand nombre pour vendre. Les slogans publicitaires sont des exemples parfaits de cette recherche d’impact immédiat et direct.
La poésie valorise souvent la complexité, l’ambiguïté, la nuance et l’interprétation personnelle. Elle n’est pas faite pour être consommée rapidement, mais pour être savourée, relue, méditée.
Leurs modes d’expression
Le commerce utilise un langage qui doit être transparent et direct pour faciliter la vente. Tout ce qui est inutile est éliminé.
La poésie peut au contraire se nourrir de l’inutile. La beauté d’un mot, le son d’une phrase ou l’image qu’elle évoque peuvent être plus importants que le sens littéral.
En fin de compte, la poésie célèbre ce qui ne peut pas être vendu ni acheté : l’amour, la souffrance, l’éphémère, la nature, le sens de la vie. Le commerce, lui, organise et quantifie la vie matérielle. C’est pourquoi, bien qu’ils coexistent dans le monde, leurs logiques sont profondément divergentes et semblent se repousser mutuellement.
Pourtant, historiquement, Régis Boyer nous dit par exemple que les Vikings étaient des chefs d’entreprise qui s’adonnaient à la poésie ?
C’est un point fascinant et très pertinent qui remet en question la perception moderne que nous avons de la séparation entre ces deux mondes. L’historien Régis Boyer a en effet mis en lumière une dimension souvent négligée de la culture viking : leur double nature de commerçants et de poètes.
Votre remarque est juste, et elle ne contredit pas l’analyse précédente, elle l’enrichit en montrant que la scission que nous percevons aujourd’hui n’était pas aussi rigide dans d’autres cultures ou à d’autres époques.
La réalité historique des Vikings
Chez les Vikings, le commerce et la poésie n’étaient pas deux activités mutuellement exclusives, mais des facettes d’une même culture.
L’esprit d’entreprise et l’efficacité : Les Vikings étaient des navigateurs et des marchands exceptionnels. Ils fondaient des villes et des comptoirs commerciaux, établissaient des routes maritimes et échangeaient des biens sur de vastes distances, de l’Est de l’Europe jusqu’à l’Amérique du Nord. Cette réalité correspond bien à l’idée du « chef d’entreprise » moderne.
La poésie, un élément central de leur identité : Parallèlement, la poésie, notamment sous la forme des sagas et des skalds (poètes de cour), était au cœur de leur société. Elle servait à raconter les exploits guerriers, à conserver la mémoire des rois et des héros, et à transmettre leur mythologie. Les skalds étaient des figures respectées, capables de composer des poèmes complexes.
Pourquoi la coexistence était-elle possible ?
La principale raison est que, pour les Vikings, la poésie n’était pas une activité marginale ou « inutile » comme elle peut l’être perçue aujourd’hui. Elle était une forme de pouvoir, de mémoire et de prestige.
La valeur du récit : Raconter les exploits, chanter les gloires d’un chef était une manière de renforcer son pouvoir et sa légitimité. Un bon poème était un bien précieux, au même titre qu’un navire ou une épée. Il donnait une immortalité symbolique.
Le prestige et le statut : La maîtrise de la poésie, avec ses règles complexes, était un signe d’intelligence et d’érudition, des qualités respectées chez un chef, au même titre que la bravoure au combat ou le sens des affaires.
En somme, chez les Vikings, la poésie n’était pas opposée au commerce. Elle était une autre forme d’investissement, non pas financier, mais culturel, qui renforçait le statut social et politique. L’efficacité du commerce servait à accumuler des richesses, tandis que la poésie servait à enraciner la renommée et à légitimer le pouvoir acquis.
Et aujourd’hui, que peut apporter à notre monde une initiative visant à rapprocher la poésie du commerce?
Aujourd’hui, une initiative visant à rapprocher la poésie du commerce pourrait apporter un enrichissement mutuel et une humanisation de l’économie. Cette alliance permettrait de réintroduire des valeurs humaines et créatives dans un monde commercial souvent perçu comme purement utilitaire et matérialiste.
Pour le commerce : humaniser et se différencier
Marque et authenticité : La poésie peut infuser une marque de profondeur, d’émotion et d’authenticité. Au lieu de simples slogans, les entreprises pourraient utiliser un langage poétique pour raconter leur histoire, leurs valeurs et créer une connexion plus forte avec les clients. Une publicité ou une campagne de communication imprégnée de poésie se distinguerait dans le bruit du marché.
Créativité et innovation : En encourageant une approche poétique, les entreprises pourraient stimuler la pensée latérale et l’innovation. La poésie invite à voir les choses sous un angle nouveau, ce qui peut se traduire par des produits, des services ou des stratégies de marketing uniques.
Bien-être des employés : Intégrer la poésie dans l’environnement de travail — par des ateliers de lecture ou d’écriture, par exemple — pourrait améliorer le bien-être, la cohésion et la créativité des équipes.
Pour la poésie : visibilité et nouvelle pertinence
Nouvel auditoire : En s’associant au commerce, la poésie pourrait atteindre un public beaucoup plus large et inattendu. Elle sortirait des cercles littéraires traditionnels pour se retrouver dans des lieux de consommation, des publicités ou des espaces en ligne, la rendant plus accessible et pertinente.
Modèles économiques : Cela pourrait ouvrir de nouvelles sources de revenus pour les poètes et les éditeurs, allant de la poésie commandée pour des marques à des partenariats pour des événements ou des produits.
Redécouverte de son utilité : Cela rappellerait que la poésie n’est pas qu’un art de l’abstraction, mais qu’elle a le pouvoir de transformer la perception et de donner du sens à notre environnement quotidien, y compris à nos interactions commerciales.
En rapprochant ces deux domaines, on peut imaginer un futur où les transactions ne sont pas seulement des échanges de biens, mais aussi des occasions d’échange d’idées, de sensations et d’histoires.